« S’ils ferment la frontière, ce sera une catastrophe » : en Syrie, les réfugiés d’Idleb se préparent à ne plus recevoir d’aide humanitaire
Ils avancent au ralenti, presque collés les uns aux autres. Ce samedi 9 juillet, une longue file de camions remplis de colis alimentaires franchit, sous un soleil de plomb, le poste de Bab al-Hawa, à la frontière entre la Syrie et la Turquie.
Quarante-quatre poids lourds au total. Discrètement, trois voitures blanches et bleues aux couleurs de l’ONU les suivent. Ce convoi est le dernier à entrer dans la province d’Idleb sous le parrainage des Nations unies.
Dimanche 10 juillet, la résolution 2585 a expiré. Ce texte autorisait toutes les agences liées à l’ONU à envoyer de l’aide humanitaire vers cette dernière enclave hors du contrôle de Damas, sans passer par le contrôle de Damas, seule autorité reconnue au niveau international.
Un accord est intervenu lundi soir tard entre les quinze membres du Conseil de sécurité de l’ONU pour prolonger de six mois le mécanisme d’aide, mais la solution n’est que provisoire.
« La Russie a forcé la main de tout le monde : soit le dispositif était fermé, soit il était prolongé de six mois » et « on ne pouvait pas laisser des gens mourir », a résumé auprès de l’AFP un ambassadeur réclamant l’anonymat.
Un vote du Conseil de sécurité était attendu ultérieurement pour confirmer la prolongation du mécanisme et prévoir son renouvellement en janvier pour à nouveau six mois sous condition de l’adoption d’une nouvelle résolution, ont précisé d’autres diplomates.
Mazen Allouch, responsable de ce poste-frontière, interrogé par Middle East eye, est formel : « Depuis l’été dernier, 7 500 camions de l’ONU sont entrés à Idleb par ce poste, ce qui représente 180 000 tonnes de colis alimentaires, de médicaments ou encore de tentes. »
Dans la province d’Idleb près de deux millions de personnes dépendent directement de cette aide humanitaire. Deux millions sur une population de quatre millions d’habitants.
Cette enclave est le dernier refuge de milliers de familles de déplacés qui s’entassent dans des camps à perte de vue. Elles ont dû fuir ces dernières années les bombardements de l’armée de Bachar al-Assad et de son allié russe.
Dans ces camps, les hivers sont glaciaux et les étés brûlants. Et sous les tentes, 80 % des déplacés syriens sont des femmes et des enfants.
De l’aide « pour tenir quinze jours »
Zahra, 36 ans, vit dans un camp avec sa famille. Il y a quatre ans, elle a tout abandonné pour mettre les siens à l’abri. « Vivre ici est très dur. On reçoit de l’aide humanitaire une fois par mois, et cela nous aide un peu, mais cette nourriture nous permet juste de tenir quinze jours », confie-t-elle à MEE.
« On dépend totalement de cette aide humanitaire même si elle n’est pas suffisante », explique la mère de famille. « Ici, on vit déjà en prison, s’ils ferment la frontière, ce sera une catastrophe. »
D’après l’ONG Hurras, 36 % des enfants qui vivent à Idleb sont obligés de travailler pour aider financièrement leurs familles. Certains vendent des mouchoirs sur le bord des routes, d’autres collectent toute la journée des bouteilles en plastique.
« Ce chiffre va sans aucun doute dépasser les 50 %. Ces enfants vont définitivement abandonner l’école pour aller travailler », se désole Leyla Hassous, responsable des programmes de protection de l’enfance chez Hurras. « Ils sont une main-d’œuvre pas chère. Nous connaissons des cas où des enfants travaillent douze heures par jour juste pour 2 dollars ! »
L’autre guerre de Vladimir Poutine
Jusqu’au dernier moment, dans les coulisses de l’ONU à New York, les acteurs du Conseil de sécurité ont espéré que la Russie ne bloque pas la résolution 2585 malgré la dégradation des relations diplomatiques depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine.
Mais, vendredi 8 juillet, sans hésiter, le représentant de Moscou a levé la main pour signifier son veto lors du vote pour le renouvellement du texte onusien pour douze mois.
Dimitry Polyanskiy a expliqué que les intérêts de Damas, fidèle au Kremlin, devaient aussi être respectés. Depuis 2015, la Russie a déployé des hommes en Syrie et bombarde avec une violence sans limite les zones rebelles.
En quittant la salle du Conseil de sécurité de l’ONU, le représentant Russe a eu ces mots glaçants : « Maintenant que cette page est tournée, ne revenons pas en arrière. »
En quittant la salle du Conseil de sécurité de l’ONU, le représentant Russe a eu ces mots glaçants : « Maintenant que cette page est tournée, ne revenons pas en arrière. »
Quelques jours avant ce vote à New York, un diplomate européen rencontré à la frontière syrienne confiait son inquiétude à MEE : « Ce que nous laissent entendre nos interlocuteurs russes en coulisses, c’est que la décision va être prise au plus niveau au Kremlin. Géopolitiquement, la guerre en Ukraine va peser sur cette décision. »
L’avenir lui a donc donné raison.
Officiellement, les discussions se poursuivent toujours dans les couloirs de l’ONU mais le fossé entre la Russie et les autres membres permanents du Conseil de sécurité semble immense.
Moscou se disait prêt à laisser entrer encore pendant six mois l’aide humanitaire via la Turquie. La proposition avait d’abord été rejetée par les États-Unis et la France.
« Un renouvellement de six mois n’est pas suffisant. Il empêche toute planification et met fin à l’entrée de l’aide en plein hiver », avait expliqué le représentant français à l’ONU.
La Russie demande aujourd’hui que l’aide humanitaire en provenance de l’ONU transite par Damas. Mais Claire San Filippo, chef de mission pour Médecins sans frontières en Syrie rappelle : « Ces douze derniers mois, seulement cinq convois sous protection des Nations unies sont arrivés à Idleb via la capitale syrienne. Ce n’est pas suffisant et cela ne fonctionnera jamais ! »
Ces dernières années, Bachar al-Assad a poussé vers la province d’Idleb des milliers de familles de déplacés. Des femmes et des hommes contraints d’abandonner leurs maisons pour fuir un pouvoir qui, depuis onze ans, mate sans relâche toute forme d’opposition.
Le docteur Mohamed, originaire d’Idleb, s’interroge : « Comment pouvons-nous faire confiance à ce régime pour fournir de l’aide à des personnes que lui et ses hommes ont forcé à fuir pour les piéger à Idleb, nous ne pouvons pas laisser entre les mains d’un dictateur la vie de plus de 4 millions de Syriens. »
Sans parrainage de l’ONU, les ONG vont devoir se réorganiser. Les structures syriennes, installées en Turquie, promettent de ne pas abandonner Idleb mais elles préviennent : elles n’auront pas la capacité de couvrir tous les besoins, faute de donateurs, de personnel, mais aussi de capacités logistiques.
La question délicate des réfugiés
« Travailler sous la protection de l’ONU nous épargne de nombreux efforts », détaille Ousama Zachari de l’ONG Ataa. « Ce sont eux qui coordonnent les choses avec toutes les autorités compétentes, à commencer par le gouvernement turc mais aussi avec les groupes armés à l’intérieur de la Syrie. »
Aujourd’hui, la province d’Idleb est sous le contrôle de Hayat Tahir al-Cham, un groupe classé comme terroriste par l’ONU.
Les autorités turques promettent qu’elles viendront en aide aux ONG syriennes pour faire passer leurs colis alimentaires, par exemple. Ankara joue également un rôle dans ce dossier.
Si la situation se dégrade encore un peu plus à Idleb, des réfugiés vont sans aucun doute franchir illégalement la frontière en espérant trouver une vie meilleure de l’autre côté. Ils feront appel à des réseaux de passeurs parfaitement organisés depuis des années et ils franchiront le mur de trois mètres de haut qui dessine la frontière turco-syrienne.
Depuis plusieurs mois, la question des réfugiés syriens est devenue très délicate en Turquie. Dans un contexte de crise économique historique et à moins d’un an de la présidentielle, les réfugiés sont devenus un bouc émissaire tout désigné pour certains partis politiques.
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