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Victimes d’une xénophobie en plein essor, de plus en plus de Syriens choisissent de quitter la Turquie

Le manque de perspectives d’emplois, les mauvais traitements et le racisme poussent certains Syriens à chercher un nouvel endroit où vivre
Une famille syrienne se promène près de Balıklıgöl (ou lac Halil-ur Rahman), au sud-ouest du centre-ville de Şanlıurfa, dans le sud-est de la Turquie, le 17 mai 2022 (AFP)
Une famille syrienne se promène près de Balıklıgöl (ou lac Halil-ur Rahman), au sud-ouest du centre-ville de Şanlıurfa, dans le sud-est de la Turquie, le 17 mai 2022 (AFP)
Par Levent Kemal à ISTANBUL, Turquie

La vie en Turquie est de moins en moins supportable pour beaucoup des plus de 3,7 millions de Syriens qui y vivent, et certains choisissent de partir plutôt que de continuer à endurer racisme, chômage et exploitation.

« Je n’ai pas volé l’emploi des Turcs. Je n’ai harcelé personne, j’ai moi-même des sœurs », se défend Abbas (34 ans), réfugié syrien qui a récemment quitté la Turquie pour la France, faisant référence aux récentes accusations d’agressions sexuelles contre un certain nombre de Syriens.

« Je n’occupais la maison de personne. Mais on m’a accusé de tout cela. Et finalement, j’ai été agressé. Mais je ne suis même pas allé voir la police. Cela n’aurait fait aucune différence. »

« Je ne veux pas me retrouver dans une prison du régime syrien à cause de l’opposition entre certains politiciens turcs »

- Adil, réfugié syrien

La Turquie accueille des réfugiés syriens depuis le début de la guerre chez son voisin du sud en 2011, mais la montée en flèche de l’inflation, accompagnée de la dépréciation rapide de la livre turque, a provoqué un ressentiment et une xénophobie sans précédent à l’encontre des réfugiés.

Ingénieur syrien ayant quitté la Turquie en février, Muhammed (33 ans) raconte qu’il lui était devenu impossible de rester dans la ville frontalière turque de Hatay (région historiquement disputée avec la Syrie et qui abrite depuis longtemps une importante population arabe) en raison des tensions sociales.

« Nous sommes reconnaissants envers la nation turque qui nous a accueillis ces sept dernières années, mais le harcèlement et le manque d’emplois étaient terribles », poursuit Muhammed, qui travaillait comme saisonnier dans les champs et dans le bâtiment, ainsi que comme journaliste.

« Il nous était difficile de satisfaire nos besoins essentiels en raison des déclarations et du sentiment anti-réfugiés dans la société turque. J’ai dû partir pour ma famille et mes enfants. »

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Muhammed, qui a d’abord traversé la frontière vers la Grèce et s’est ensuite retrouvé aux Pays-Bas plus tôt cette année, explique qu’il lui était quasi-impossible de trouver un emploi ces deux dernières années, car la législation turque lui interdisait de quitter sa ville de résidence pour d’autres villes, même pour travailler.

« Les entreprises turques nous payaient des salaires moins élevés et ne nous déclaraient pas », ajoute-t-il.

« Quand j’ai cherché un travail légal avec un salaire légal, le harcèlement s’est mué en menaces. » 

Muhammed aurait préféré rester en Turquie, mais il s’inquiétait de la possibilité d’un retour forcé en Syrie, où il figure sur une liste de terroristes en raison de son opposition au gouvernement du président Bachar al-Assad. 

Pari politique

En Turquie, plusieurs partis d’opposition misent sur la question des réfugiés syriens.

À la suite d’une campagne menée par le principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), qui promettait de renvoyer les Syriens une fois qu’ils seraient élus, des émeutes ont éclaté à Ankara en août dernier, et un Syrien a tué un Turc dans un conflit de rue.

Le CHP a depuis lors adouci son discours, son président Kemal Kılıçdaroğlu a rencontré des représentants syriens pour trouver un moyen de renvoyer pacifiquement les Syriens dans leur pays. 

D’autres cherchent eux aussi à miser sur ce sujet, comme Ümit Özdağ, politicien de droite et président du Parti de la victoire, qui a fait le buzz ces derniers mois en promettant de renvoyer des millions de Syriens, d’Afghans et de Pakistanais dans leurs pays respectifs.

Ümit Özdağ, chef du Parti de la victoire ou Zafer Partisi (ZP), un parti nationaliste turc formé récemment, s’adresse à la presse (AFP)
Ümit Özdağ, chef du Parti de la victoire ou Zafer Partisi (ZP), un parti nationaliste turc formé récemment, s’adresse à la presse (AFP)

Malgré son soutien initial aux réfugiés syriens, le gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir a également promis de renvoyer environ 1 million de Syriens dans le nord du pays.

Shamil (47 ans), un autre réfugié syrien qui vit en Turquie depuis sept ans, témoigne du revirement de l’opinion turque au sujet des Syriens. 

« Je n’ai pas eu d’emploi ces trois dernières années, à l’exception des travaux journaliers pénibles comme la manutention », déclare celui dont la véritable profession est d’enseigner l’anglais. « Mon patron, qui essayait de me parler en anglais, me lançait des regards noirs. » 

Shamil, qui a quitté la Turquie en décembre pour l’Allemagne, admet que certains Syriens ont commis des crimes dans le pays. « Cependant, nous ne sommes pas responsables de toutes les mauvaises choses qui se passent en Turquie », tempère-t-il. « Maintenant, on nous impute chaque crime. » 

Fuite vers l’Europe

Une grande partie de l’animosité envers les Syriens repose sur des différences supposées de mode de vie et le nationalisme ethnique de certains Turcs – mais les Turkmènes, minorité ethnique turque de Syrie qui a fui en Turquie, sont également victimes d’abus.

Ahmed (35 ans), Turkmène syrien qui vivait en Turquie jusqu’à son départ pour les Pays-Bas en février, dit avoir été victime de racisme de la part de ceux qui étaient des « compatriotes » turcs.

« J’ai été harcelé parce que j’étais syrien, alors que je suis un Turkmène turcophone », se désole-t-il.

« Impossible de trouver un emploi depuis deux ans parce que les employeurs ont commencé à laisser entendre que je ne méritais pas un emploi simplement parce que je viens de Syrie. » 

Ahmed précise avoir cherché refuge en Turquie parce que c’était la seule option.

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« Si c’était le Canada qui se trouvait au nord de notre pays, nous aurions pu émigrer là-bas », fait-il valoir. « Je suis persuadé que j’aurais figuré sur la liste des personnes qui seraient expulsées vers la Syrie un jour ou l’autre. Nous sommes sur la liste des terroristes établie par le régime [syrien] parce que des membres de notre famille ont résisté contre le régime à Homs. » 

Le gouvernement turc a fait part de son intention de construire des logements et de fournir des services dans les régions tenues par les forces soutenues par la Turquie en Syrie afin d’y renvoyer jusqu’à un million de Syriens. 

Le mois dernier, le président Recep Tayyip Erdoğan a annoncé qu’Ankara lancerait une nouvelle opération militaire pour s’emparer des villes de Manbij et Tal Rifaat dans le nord de la Syrie, actuellement sous contrôle des Unités de protection du peuple (YPG) pro-kurdes.

Cependant, les réfugiés qui se sont confiés à MEE estiment que ces zones ne sont pas propices à l’accueil de nombreux Syriens.

Ils soulignent que celles-ci sont terriblement démunies avec peu d’investissements extérieurs et une capacité très limitée.

Adil (30 ans), qui vit en Turquie et est traducteur, indique qu’il préférerait aller en Europe.

« Vivre en Turquie n’est plus réaliste », juge-t-il. « Comme l’économie va mal, certaines personnes font de nous des cibles. Nous sommes les boucs émissaires de toutes les mauvaises actions dans ce pays. » 

Lui-même a été harcelé alors qu’il est certes Syrien, mais Turkmène.

« Nous vivons dans des conditions plus horribles que les citoyens turcs, mais nous sommes traités plus durement chaque jour qui passe. Je ne veux pas me retrouver dans une prison du régime syrien à cause de l’opposition entre certains politiciens turcs. »

Remarque : les noms des réfugiés syriens ont été modifiés pour protéger leur identité.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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