Guerre à Gaza : quel impact les mandats d’arrêt de la CPI pourraient avoir sur Israël et ses alliés
L’inquiétude grandit parmi les responsables israéliens du fait que la Cour pénale internationale (CPI) se prépare à émettre des mandats d’arrêt contre plusieurs responsables du pays pour les crimes commis pendant l’offensive en cours à Gaza.
Bien que les inculpations n’aient pas été confirmées par la CPI, des ministres du gouvernement israélien se sont publiquement exprimés ces derniers jours sur la rumeur d’une telle menace.
Dans une déclaration vidéo la semaine dernière, le Premier ministre Benyamin Netanyahou a condamné une éventuelle action de la CPI, la jugeant « scandaleuse » et affirmant qu’elle ne dissuaderait pas Israël de mener à bien son offensive militaire dans la bande de Gaza.
Benyamin Netanyahou, le ministre de la Défense Yoav Gallant et le chef d’état-major Herzi Halevi seraient les personnalités les plus susceptibles d’être inculpées, selon plusieurs médias.
Mercredi dernier, le site Axios a rapporté qu’Israël avait averti Washington qu’il prendrait des mesures qui conduiraient à l’effondrement de l’Autorité palestinienne si la CPI délivrait des mandats d’arrêt contre des dirigeants israéliens.
Netanyahou aurait par ailleurs demandé aux familles des otages détenus par le Hamas à Gaza d’essayer de persuader la CPI de ne pas délivrer de tels mandats d’arrêt.
La CPI a été créée en 2002 pour poursuivre des individus accusés de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide. Plus tard, le crime d’agression a été ajouté.
Cent vingt-quatre États membres sont parties au Statut de Rome, le traité qui a créé la Cour.
En vertu du principe de complémentarité, la CPI agit comme un tribunal de dernière instance lorsque les États membres ne veulent pas ou ne peuvent pas juger eux-mêmes ces crimes odieux. Elle peut poursuivre les ressortissants des États membres ainsi que les individus qui commettent des crimes sur le territoire des États membres. La CPI est également compétente pour des affaires qui lui sont soumises par une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU.
« Les États membres ont l’obligation légale de coopérer pleinement avec la Cour, ce qui inclut l’arrestation des personnes faisant l’objet d’un mandat d’arrêt »
- Eitan Diamond, expert juridique
Israël n’est pas membre de la CPI. Cependant, depuis que l’État de Palestine a obtenu son adhésion en 2015, la Cour peut enquêter sur des Israéliens pour des crimes commis dans les territoires palestiniens occupés, qui comprennent Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est.
En 2021, la CPI a ouvert une enquête officielle sur les allégations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité commis en Palestine occupée depuis juin 2014.
Le procureur en chef Karim Khan a déclaré en octobre dernier que le tribunal était également compétent pour juger les crimes commis par le Hamas en Israël et par les Israéliens à Gaza pendant la guerre actuelle.
On ne sait pas encore exactement ce que le tribunal examine au sujet des responsables israéliens. Des experts en droit international ont expliqué à Middle East Eye que cela pourrait être des allégations de famine délibérée ; le fait d’empêcher l’entrée de l’aide humanitaire dans l’enclave ; des attaques directes visant des biens non militaires tels que des hôpitaux ; ainsi que des traitements inhumains infligés aux détenus palestiniens.
Restrictions de voyage
Même si la probabilité que les dirigeants israéliens soient jugés à La Haye est faible, les mandats d’arrêt auront néanmoins un impact tangible au-delà du symbolisme et de l’atteinte à la réputation.
Si des responsables israéliens sont inculpés, ils devront restreindre leurs déplacements à l’intérieur et à l’extérieur des 124 États membres de la CPI.
« Les États membres ont l’obligation légale de coopérer pleinement avec la Cour, ce qui inclut l’arrestation des personnes faisant l’objet d’un mandat d’arrêt », explique à MEE Eitan Diamond, du Centre international de droit humanitaire Diakonia à Jérusalem.
« Israël et les responsables israéliens concernés ne voudraient pas prendre le risque que les États s’acquittent de leurs obligations. »
C’est une réalité à laquelle le président russe Vladimir Poutine est confronté depuis que lui et un autre haut responsable ont été inculpés par la CPI en mars de l’année dernière pour la guerre menée par Moscou contre l’Ukraine.
En décembre, le président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva a suggéré que le président russe pourrait être arrêté s’il participait au sommet du G20 à Rio plus tard cette année.
« Poutine doit être sur ses gardes en ce qui concerne les États dans lesquels il peut se rendre ou pas », explique à MEE Christian Henderson, professeur de droit international à l’Université du Sussex, au Royaume-Uni. « La même chose s’appliquerait à Netanyahou et Gallant si des mandats étaient délivrés. »
La CPI ne dispose pas de force militaire lui permettant d’imposer les arrestations et dépend de la volonté des États membres de remplir leurs obligations légales en tant que signataires du Statut de Rome.
Des États membres ont dans le passé bafoué cette obligation : l’Afrique du Sud et la Jordanie n’ont pas procédé à l’arrestation de l’ancien président soudanais Omar el-Béchir lors de ses visites dans leurs pays respectifs, suscitant la colère des organisations de défense des droits humains et de la CPI elle-même.
Mais si une telle éventualité se produisait maintenant, selon Eitan Diamond, cela mettrait Israël – et les États membres de la CPI qui décident d’admettre ou non les responsables israéliens inculpés sur leurs territoires – « dans une position précaire ».
« Ils souhaiteraient probablement éviter d’avoir à choisir entre se conformer au mandat d’arrêt ou ne pas le faire, chacun de ces choix les impliquant dans un scandale politiquement coûteux et embarrassant », observe-t-il.
Neve Gordon, professeur de droit international et des droits de l’homme à l’Université Queen Mary de Londres, estime que cette question mettrait à l’épreuve l’engagement des États membres de la CPI envers le droit international des droits de l’homme.
« Si, par exemple, Netanyahou est nommé sur le mandat d’arrêt et qu’il peut continuer à voyager librement sans aucun problème, cela met en péril la légitimité de la CPI elle-même », dit-il à MEE.
En cas de mandat d’arrêt à l’encontre de responsables israéliens, il est probable que les dirigeants du Hamas soient également inculpés pour leur rôle dans l’attaque surprise du 7 octobre dans le sud d’Israël, lors de laquelle 1 200 Israéliens, pour la plupart des civils, ont trouvé la mort.
En tant qu’État membre, la Palestine serait donc légalement obligée d’arrêter toute personne pointée du doigt par le tribunal.
« Toute partie au Statut de Rome est obligée de remettre [ceux qui font l’objet de mandats d’arrêt], et cela inclut l’Autorité palestinienne dans la mesure où elle en est partie », souligne Neve Gordon.
Le « double standard » de Washington
Outre Israël, d’autres absents notables parmi les 124 États membres signataires sont les États-Unis, la Russie et la Chine.
Sous l’administration du président Donald Trump, les États-Unis étaient activement hostiles à la CPI. Ils ont imposé des sanctions économiques et de voyage aux procureurs de la CPI, après que la cour eut lancé une enquête sur d’éventuels crimes de guerre commis par les États-Unis et leurs alliés en Afghanistan.
« Biden comprend désormais que ce double standard a un prix, et qu’il pourrait lui coûter sa prochaine élection »
– Neve Gordon, professeur de droit
L’administration du président Joe Biden a levé ces sanctions en 2021.
Lorsque la CPI a émis un mandat d’arrêt contre Poutine pour les crimes de guerre commis en Ukraine, Biden a déclaré que l’action était « justifiée ».
L’Ukraine n’est pas membre de la CPI, mais elle a accordé à la Cour une compétence pour enquêter sur les crimes commis sur son territoire depuis novembre 2013.
Contrairement à sa position sur la Russie, l’administration Biden a réitéré la semaine dernière qu’elle ne soutenait aucune enquête de la CPI sur les crimes israéliens à Gaza parce que « nous ne pensons pas qu’elle en ait la compétence ».
Selon Christian Henderson, il y a là un deux poids, deux mesures : « Les États-Unis ont passé les vingt dernières années à discréditer la CPI, donc le fait qu’ils aient commencé à l’aider dans ses enquêtes contre des personnalités russes a soulevé des questions quant à l’existence d’un double standard, qui seront confirmées s’ils tentent d’entraver ses enquêtes sur la conduite des responsables israéliens. »
D’après Neve Gordon, la position de Washington montre qu’il « ne respecte pas l’État de droit » à moins que cela ne concorde avec les intérêts américains en matière de politique étrangère.
« Biden comprend désormais que ce double standard a un prix, et qu’il pourrait lui coûter sa prochaine élection », affirme-t-il.
« Les citoyens arabes et de nombreux citoyens juifs et autres citoyens concernés aux États-Unis disent à Biden : nous voyons ce double standard, et il va vous coûter cher. »
« Des conséquences politiques dramatiques »
Quant aux alliés d’Israël qui sont des États membres, comme le Royaume-Uni et la France, l’émission de mandats d’arrêt contre des dirigeants israéliens constituerait un énorme test pour leurs engagements envers la Cour.
« Une telle évolution aura des conséquences politiques dramatiques, notamment des effets potentiellement dommageables non seulement pour Israël mais aussi pour la CPI et l’État de droit international », estime Eitan Diamond.
Selon lui, les États-Unis et les États membres influents de la CPI alliés à Israël pourraient réagir en prenant des mesures contre la Cour.
Vendredi, cette dernière a lancé une mise en garde aux « individus qui [la] menacent de représailles » – elle ou son personnel –, en affirmant que de telles actions pourraient constituer une « atteinte à l’administration de la justice ».
La CPI elle-même a été accusée de sélectivité, dans la mesure où la grande majorité des mandats d’arrêt émis jusqu’à présent concernent des Africains.
Mais ces dernières années, la CPI a ouvert des enquêtes sur les crimes commis par les États-Unis et leurs alliés en Afghanistan, les violations des droits de l’homme commises par les Israéliens en Palestine, ainsi que sur la guerre menée par la Russie en Ukraine.
Neve Gordon explique si l’enquête sur Israël aboutit à des arrestations, cela serait significatif sur les plans tant symbolique que juridique.
« Souvent, dans ces cas-là, le tribunal de l’opinion publique est bien plus important que le tribunal judiciaire », commente-t-il.
« Cependant, le tribunal de l’opinion publique a besoin de l’épée que le tribunal tend [vers les dirigeants israéliens]. À savoir, la menace qu’ils seront arrêtés s’ils quittent Israël. »
Traduit de l’anglais (original).
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