Le procès de Samaha révèle une fracture dans le système judiciaire libanais
TRIPOLI, Liban – La nouvelle de la condamnation de l'ancien ministre libanais Michel Samaha à une peine de quatre ans et demi d'emprisonnement par un tribunal militaire de Beyrouth la semaine dernière a suscité la stupéfaction de la classe politique et des citoyens libanais.
Allié du Président syrien assiégé Bachar al-Assad, Samaha, ancien ministre du Renseignement et du Tourisme, a été arrêté en 2012 pour un trafic d'explosifs depuis la Syrie vers le Liban, supposément pour y être utilisés dans des attentats terroristes.
Lors de son procès qui a commencé le mois dernier, Samaha a reconnu avoir contribué à la préparation d'un attentat dans le pays. Toutefois, le prévenu a insisté sur le fait qu'il avait l'intention d'utiliser les explosifs dans le but d'« éviter un conflit sectaire », ainsi qu’il l’a déclaré au tribunal.
Les explosifs, a-t-il expliqué, devaient être utilisés pour déclencher des explosions et forcer ainsi les autorités libanaises à fermer leurs frontières, empêchant de ce fait les combattants de rejoindre l'opposition majoritairement sunnite.
Au départ, Samaha aurait pu risquer la peine de mort en cas de condamnation ; cependant, dès le début du procès, son équipe juridique a indiqué à MTV News que la peine de mort ne serait pas appliquée.
Un peu plus de 24 heures après la condamnation de Samaha, des enregistrements secrets d'échanges entre ce dernier et un agent de renseignement libanais infiltré, compilés par les Forces de sécurité intérieure du Liban, ont été diffusés à la télévision, semblant non seulement confirmer la culpabilité de Samaha, mais insinuant également que Bachar al-Assad avait connaissance de la planification des attentats.
En outre, dans ces enregistrements, Samaha identifie en tant que cibles des dirigeants et hommes armés de l'Armée syrienne libre ainsi que leurs sympathisants dans le nord du Liban, et indique à l'agent chargé de diriger les attentats présumés que des « dommages collatéraux » étaient permis.
Les enregistrements et la peine d'emprisonnement prononcée (que Samaha a déjà purgée en grande partie) ont suscité de vives réactions chez de nombreux responsables libanais, en particulier chez les membres de l'Alliance du 14-Mars, qui est opposée au maintien au pouvoir d'Assad.
La condamnation de Samaha prouve que le gouvernement syrien, à travers le Hezbollah au Liban, son principal allié, continue d'exercer une influence dans le pays pour protéger ses intermédiaires et affaiblir ses adversaires, soutiennent-ils.
Malgré le poids manifeste de la preuve, dans un pays qui a longtemps été incapable de condamner les personnes accusées d'assassinats politiques, beaucoup continuent de douter que Samaha, qui peut prétendre à une libération à la fin de l'année, ait reçu une peine en adéquation avec les crimes qu'il a commis.
Une opposition à Tripoli
Les manifestations contre le verdict rendu contre Samaha ont été les plus fortes à Tripoli, une ville à majorité sunnite de 500 000 habitants située sur la côte méditerranéenne, à 85 kilomètres au nord de Beyrouth.
Depuis le début de la guerre civile syrienne en 2011, Tripoli est le théâtre d'affrontements sporadiques qui se jouent principalement entre deux quartiers très pauvres négligés par l'Etat : Bab al-Tabbaneh, un quartier à majorité sunnite, et Jabal Mohsen, une enclave alaouite perchée sur une colline et contrôlée par le Parti arabe démocratique (PAD), un intermédiaire du gouvernement Assad au Liban.
L'inimitié entre les deux communautés a été façonnée par des rancunes qui remontent à l'occupation longue de vingt-neuf ans du Liban par la Syrie, qui a pris fin en 2005.
La semaine dernière, après la prière du vendredi, plusieurs centaines de personnes sont descendues dans les rues de la ville pour s'opposer au verdict rendu contre Samaha.
Parmi les participants figurait notamment le cheikh Salem Rafeï, imam controversé de la mosquée al-Takwa de Tripoli et chef du Comité des oulémas musulmans du pays, un groupe d'ecclésiastiques sunnites impliqué dans des négociations pour obtenir la libération des membres des Forces armées libanaises (FAL) capturés l'été dernier par des hommes armés de l'Etat islamique et du Front al-Nosra dans le nord-est du Liban. Le comité a accusé les FAL de collaborer avec le Hezbollah.
L'année dernière, des assauts menés par les FAL dans le quartier de Bab al-Tabbaneh, dans le but de débusquer des personnes soupçonnées d'être affiliées à l'Etat islamique et au Front al-Nosra, ont abouti à l'arrestation de plusieurs centaines d'habitants. Si les assauts ont mis fin aux violences, ils ont aussi provoqué un ressentiment et de la méfiance vis-à-vis des FAL et de leur aile judiciaire.
Ce samedi, après avoir découvert qu'il était identifié en tant que cible potentielle par Samaha, Khaled Daher, un député sunnite du nord du Liban accusé d'être un sympathisant de l'Etat islamique, a décrit le système de justice militaire du pays comme une institution « dont la spécialité est de nuire à la jeunesse sunnite et de la subjuguer ».
Saad Hariri, leader plus modéré du Courant du Futur, un mouvement sunnite, a discrédité le tribunal militaire responsable du verdict rendu contre Samaha, le qualifiant de « plaisanterie ».
« Un manque d'équilibre »
En 2005, le père de Saad Hariri, l'ancien Premier ministre Rafic Hariri, avait été tué dans un attentat à la voiture piégée qui avait annoncé la fin de l'occupation du Liban par la Syrie. Un tribunal approuvé par l'ONU, le Tribunal spécial pour le Liban, a été chargé d'enquêter sur la mort d'Hariri et sur la série d'attaques qui a suivi contre des personnalités politiques anti-Assad au Liban. Il travaille actuellement sur le dossier à La Haye.
Cependant, les partisans d'Hariri ne font guère confiance à un procès impliquant des suspects pour la plupart jugés par contumace. Le verdict rendu contre Samaha menace de renforcer le manque de foi dans le propre système de justice militaire du pays.
Utopia, une ONG axée sur les jeunes basée à Tripoli et fondée en 2012, travaille dans les quartiers hostiles de la ville en proposant des services tels que des ateliers sur l'emploi et la résolution de conflits, et en organisant des manifestations culturelles et sportives orientées vers la jeunesse.
En août 2013, suite à des attentats suicides ciblant les mosquées d'al-Takwa et d'al-Salam à Tripoli, Utopia avait organisé une campagne appelant les citoyens à signer une pétition pour demander le transfert de compétence relatif aux attentats d'un tribunal militaire au Conseil judiciaire du pays. Ali Eid, chef du Parti démocrate arabe, dont le siège se situe dans le quartier de Jabal Mohsen, et allié de Bachar al-Assad tout comme Samaha, a été impliqué dans le crime.
Bien que plus de 70 000 personnes aient signé la pétition d'Utopia, intitulée « Shu Ba'dak Natr ? » (« Qu'attendez-vous encore ? »), et que la compétence à l'égard de l'affaire ait été transmise au Conseil judiciaire libanais, le processus juridique est au point mort car Ali Eid continue d'échapper à son arrestation. Alors que des rumeurs indiquaient l'année dernière qu'il avait fui vers la Syrie pour échapper à une citation à comparaître, il aurait été repéré au Liban, notamment aux funérailles d'un de ses proches dans un petit village du nord du pays plus tôt cette année.
Achraf Rifi, député du Courant du Futur originaire de Tripoli qui officie actuellement en tant que ministre libanais de la Justice, a été l'un des premiers hommes politiques à critiquer le verdict rendu contre Samaha. Peu après le classement de l'affaire, Rifi, qui a été accusé de financer des milices à Tripoli, a indiqué que cet événement marquait « un nouveau jour noir dans l'histoire du tribunal militaire », tenant à l'écart son propre ministère de ses décisions.
Le Hezbollah accusé
Dans une interview accordée au quotidien libanais Al-Joumhouria, Rifi a déclaré que la clémence accordée à Samaha démontrait que le Hezbollah, décrit comme « vestiges du régime syrien au Liban », contribuait à mettre à mal l'autorité de l'Etat libanais.
« Les gens ici constatent un manque d'équilibre dans le système judiciaire », a déclaré à MEE Yahya Harb, coordinateur de projet à Utopia, près du souk aux légumes de Bab al-Tabbaneh et d’un véhicule de transport de troupes des FAL.
« Samaha devrait être accusé à une peine d'emprisonnement à perpétuité. Or, il pourrait être libre avant la fin de l'année. Les sunnites qui ont combattu en Syrie sont arrêtés par les FAL, mais les combattants du Hezbollah ne le sont pas. »
Shafik Abdulrahman, responsable de programme à Utopia, partage ces sentiments. Assis dans son bureau au siège de l'organisation, à deux pas de la place al-Nour de Tripoli, Abdulrahman rappelle le sentiment de confusion qu'il a tout d'abord éprouvé suite aux attentats à la bombe d'août 2013.
« Je me souviens avoir été choqué en regardant par la fenêtre, raconte-t-il. « Il y avait des gens qui couraient pieds nus, couverts de sang. Je me demandais pourquoi ils ne portaient pas de chaussures. Puis je me suis rendu compte que c'étaient des mosquées qui avaient été ciblées. »
« Dans l'affaire Samaha, la meilleure chose serait un nouveau procès. Cela montrerait que le gouvernement est capable de prendre les choses en main et cela augmenterait notre confiance en l'Etat ».
Dans l'attente que justice soit faite
L'année dernière, Utopia, dont certains bénévoles sont des anciens combattants de Bab al-Tabbaneh, a pris des mesures timides visant à établir des ponts entre Bab al-Tabbaneh et Jabal Mohsen.
Ce samedi, Khaled Shakshir, qui travaille en tant que conseiller en charge de la jeunesse pour Utopia dans la zone, a organisé un petit festival orienté vers les jeunes dans un parking donnant sur la rue de Syrie, l'artère principale séparant Bab al-Tabbaneh et Jabal Mohsen. Des jeunes de Jabal Mohsen ont été invités à y prendre part.
Plus tôt cette année, à la suite d'un attentat suicide contre un café populaire de Jabal Mohsen, un groupe composé de membres du personnel d'Utopia et de bénéficiaires de ses programmes originaires de Bab al-Tabbaneh s'est rendu sur place pour présenter ses condoléances.
Shakshir a fait part d'un sentiment de tristesse face au verdict rendu contre Samaha, craignant que cette décision puisse compromettre les initiatives de la société civile menées par des groupes comme Utopia pour améliorer les relations entre Bab al-Tabbaneh et Jabal Mohsen, et accroître le risque d'une reprise des violences entre les deux communautés.
« Lorsque les gens ici voient que Samaha pourrait s'en sortir avec quatre ans et demi et se remémorent les attentats de 2013, ils ont l'impression que le reste du Liban les considère comme des terroristes », a déclaré Shakshir.
« Peut-être qu'il y aura un nouveau procès, mais nous attendons toujours que justice soit faite pour Hariri, pour les attentats d'al-Takwa et d'al-Salam, et pour beaucoup d'autres choses. »
Traduction de l'anglais (original) par VECTranslation.
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