Made in Washington : comment les États-Unis ont monté de toutes pièces la menace nucléaire iranienne
Alors que les pourparlers au sujet d’un accord sur le nucléaire iranien entrent dans leur deuxième semaine, l’article qui suit tente de définir le contexte du litige, les circonstances de son apparition initiale, les causes qui expliquent qu’il n’a pas été réglé il y a longtemps et les raisons pour lesquelles un règlement de la situation est possible aujourd’hui.
Le principal traité international qui réglemente l’activité nucléaire des États est le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). L’Iran est un État membre du traité, « non doté de l’arme nucléaire », depuis son entrée en vigueur en 1970. Comme les autres États parties non dotés de l’arme nucléaire, il a un « droit inaliénable » d’exercer une activité nucléaire à des fins pacifiques, sous la supervision de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).
Cela inclut le droit d’enrichir de l’uranium sur son propre sol. Nous tenons cela de John Kerry, l’actuel secrétaire d’État américain, qui a déclaré en 2009 lors d’une interview au Financial Times : « [L’Iran a] droit à un usage pacifique de l’énergie nucléaire et à un enrichissement nucléaire dans ce but. »
Malgré cela, depuis la dernière décennie et encore avant, les États-Unis ont essayé de contraindre l’Iran à cesser l’enrichissement de son uranium. Au cours des dernières années, les États-Unis et l’Union européenne (UE) ont appliqué des sanctions sévères contre l’Iran pour tenter de forcer Téhéran à aller dans ce sens, processus qui a porté atteinte au bien-être de millions d’Iraniens.
Un différend monté de toutes pièces
L’origine du présent litige concernant les activités nucléaires de l’Iran est la suivante. Le différend a été monté de toutes pièces à Washington : si les États-Unis avaient accepté dès le départ le droit de l’Iran à l’enrichissement nucléaire, comme l’a déclaré Kerry, il n’y aurait pas du tout eu de litige, encore moins celui qui dure depuis une décennie, et le besoin de le résoudre exprimé au cours des présentes négociations ne se serait pas présenté.
Le différend aurait également pu être réglé à l’amiable en 2005, avant les sanctions orchestrées par les États-Unis, lorsque des négociations étaient en cours avec l’UE3 (Royaume-Uni, France et Allemagne). Le programme d’enrichissement iranien était alors à ses balbutiements et aucune centrifugeuse n’enrichissait de l’uranium en Iran. Aujourd’hui, plus de 19 000 centrifugeuses sont installées, environ 10 000 d’entre elles étant opérationnelles.
À cette époque, en échange de l’accord de l’UE3 sur son droit à l’enrichissement, l’Iran proposait d’accepter des limitations sur son volume de production et de mettre en place des mesures sans précédent (au-delà des garanties exigées en vertu du TNP) pour rassurer le monde extérieur en montrant que son programme nucléaire était destiné à des fins pacifiques. Aucun accord n’a été conclu car les États-Unis ont insisté pour que l’Iran n’ait pas le droit d’enrichir de l’uranium sur son propre sol, et l’UE3 a honteusement acquiescé.
Les négociations actuelles pourraient permettre de résoudre le différend, précisément parce que les États-Unis ont renoncé à tenter de contraindre l’Iran à cesser d’enrichir son uranium. Cela a été clairement établi dans le Plan d’action conjoint adopté à Genève le 24 novembre 2013.
Conserver des installations d’enrichissement sur son propre sol a toujours été la ligne de fond de l’Iran, qui s’est préparé à endurer des années de sanctions totalement injustifiées afin de défendre ce principe.
La menace des sanctions
Maintenant, bien que les États-Unis aient concédé ce principe, Washington insiste pour que sur les dix ou quinze prochaines années, l’Iran accepte de sévères restrictions sur ses capacités d’enrichissement et sur d’autres aspects de son programme nucléaire, face à la menace d’un maintien ou même d’une intensification des sanctions actuelles.
Il n’y a aucune raison d’imposer de telles restrictions à un État souverain. En tant qu’État partie au TNP non doté de l’arme nucléaire, l’Iran a l’interdiction d’acquérir des armes nucléaires, mais le traité ne fixe aucune limite sur l’activité nucléaire civile sous la supervision de l’AIEA.
L’Iran pourrait accepter des restrictions sur ses activités nucléaires en échange de la levée des sanctions, mais il le ferait sous la contrainte, et les restrictions représenteraient une violation des droits de l’Iran en vertu du TNP.
La raison invoquée pour ces restrictions imposées par les États-Unis est d’anéantir ou au moins de réduire considérablement la capacité de l’Iran à développer des armes nucléaires. À cette fin, les États-Unis affirment que les installations d’enrichissement de l’Iran doivent être limitées afin que le « temps d’évasion » (breakout), c’est-à-dire le temps nécessaire pour enrichir suffisamment d’uranium de qualité militaire pour fabriquer une bombe, soit augmenté à environ un an au lieu des deux ou trois mois estimés à l’heure actuelle.
Cela suppose que l’Iran a l’ambition de développer des armes nucléaires, comme Israël l’a fait il y a de nombreuses années, ou aura cette ambition si l’occasion se présente à l’avenir.
Le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et ses alliés au Congrès américain prétendent que l’Iran nourrit cette ambition et essaie activement de la mener à bien depuis de nombreuses années. En 1992, Netanyahou avait prédit que l’Iran serait en mesure de produire une arme nucléaire sous trois à cinq années et avait déclaré que la menace devait être « déracinée par un front international dirigé par les États-Unis ».
Dans son livre Manufactured Crisis: The Untold Story of the Iran Nuclear Scare publié l’an dernier, le journaliste d’investigation américain Gareth Porter a démontré en détail que les renseignements sur lesquels sont basées les affirmations selon lesquelles l’Iran a, ou a eu, un programme d’armement nucléaire ont été soit mal interprétés, soit tout simplement faux. De son côté, l’AIEA n’a jamais trouvé de preuve dans les installations nucléaires indiquant que l’Iran détournait des matières nucléaires à des fins potentiellement militaires.
L’Iran a nié à plusieurs reprises toute ambition de développer des armes nucléaires. Qui plus est, en 2005, l’ayatollah Ali Khamenei, le guide suprême de l’Iran, a émis une fatwa spécifiant que « la production, le stockage et l’utilisation d’armes nucléaires sont interdits par l’islam et [que] la République islamique d’Iran n’acquerra jamais ces armes ». Il a répété ce message de nombreuses fois depuis.
Bush « en colère »
Dans le National Intelligence Estimate (NIE) intitulé « Iran: Nuclear Intentions and Capabilities », produit en novembre 2007, les seize services américains de renseignement se sont accordés sur le fait que l’Iran ne développait à ce moment-là aucun programme actif d’armement nucléaire, ayant mis fin à un programme en 2003.
La réaction du président George W. Bush face à ces bonnes nouvelles est pleine d’enseignements : cela l’a mis « en colère ». Nous le savons car il le dit dans ses mémoires, Decision Points.
On aurait pu penser que le président aurait accueilli à bras ouverts ces renseignements indiquant que l’Iran ne développait pas d’armes nucléaires. Après tout, empêcher le pays d’acquérir des armes nucléaires était censé être un objectif majeur de sa politique étrangère.
Pourtant, au lieu de cela, il était en colère, car cela lui a coupé l’herbe sous le pied dans ses efforts visant à obtenir un soutien international pour ce qu’il a appelé la « question de l’Iran », qui est allé clairement au-delà de l’idée de s’assurer que le pays ne développait pas de programme d’armement nucléaire. Plus précisément, cela l’a placé dans l’impossibilité d’intervenir militairement contre l’Iran.
« Le NIE n’a pas seulement mis à mal la diplomatie. Cela m’a également lié les mains sur le plan militaire, a écrit Bush. Beaucoup de raisons expliquaient ma préoccupation quant au fait d’entreprendre une frappe militaire contre l’Iran, notamment l’incertitude sur son efficacité et les graves problèmes que cela engendrerait pour la jeune et fragile démocratie irakienne. Mais après le NIE, comment pouvais-je expliquer le recours à l’armée pour détruire les installations nucléaires d’un pays qui ne développe pas de programme actif d’armement nucléaire d’après la communauté du renseignement ? »
Pourrait-il y avoir une preuve plus révélatrice que l’administration Bush ne se souciait pas du fait que l’Iran développait en réalité un programme d’armement nucléaire ? Sa préoccupation était plutôt qu’il deviendrait évident que l’Iran n’en avait pas et que, par conséquent, les États-Unis ne seraient plus en mesure de maintenir le soutien international sur la « question de l’Iran ».
Supposons que les négociations actuelles connaissent une issue positive (malgré l’opposition à Washington, Riyad et en Israël) et que l’Iran fasse valoir son droit d’enrichir de l’uranium, avec cependant des limitations injustes, tandis que les sanctions contre le pays seraient levées. Supposons également que l’Iran prenne la décision de mettre cette avancée importante en péril en tentant de développer des armes nucléaires, qui, selon son guide suprême, sont « interdit[es] par l’islam ».
À cette fin, l’Iran devrait tenter d’enrichir de l’uranium de qualité militaire. Depuis qu’il a été convenu que les inspecteurs de l’AIEA disposeront d’un accès continu à l’usine d’enrichissement de Natanz, un changement opérationnel permettant un enrichissement au-delà du maximum convenu de 3,67 % serait rapidement connu de l’AIEA et du monde entier.
Une destruction complète
Il est absurde de croire qu’il faudrait un an aux États-Unis et/ou à Israël pour élaborer une réponse visant à prouver clairement que l’Iran a violé l’accord et est bien décidé à produire de l’uranium de qualité militaire.
La réponse la plus probable serait la destruction complète par des moyens militaires de l’infrastructure nucléaire que l’Iran a consacré tant d’efforts à construire depuis de nombreuses années. L’Iran ne va pas prendre ce risque.
Si elle négocie avec l’Iran sur la question nucléaire, l’administration Obama n’a toutefois pas changé le discours américain fondamental sur l’Iran, à savoir qu’il s’agit d’une puissance agressive et d’une force déstabilisatrice au Moyen-Orient qui agit contre les intérêts des États-Unis et de leurs alliés et menace l’existence même d’Israël, et que le pays exerce une influence néfaste dans diverses parties du Moyen-Orient (en Irak, en Syrie, au Liban et récemment au Yémen) et développerait des armes nucléaires si on lui en donnait la possibilité, pour ensuite être en mesure de déstabiliser davantage la région. Pour cette raison, c’est une puissance que les États-Unis et leurs alliés doivent chercher à contenir et à limiter plutôt que de la considérer comme un acteur légitime susceptible de les aider à régler les problèmes de la région.
Ce discours n’a pas changé, en dépit du fait que l’Iran lutte aux côtés des États-Unis contre le groupe État islamique en Irak. Il ne s’agit pas là d’un développement sans précédent, étant donné que l’Iran a été d’une grande aide pour les États-Unis contre al-Qaïda, et ce immédiatement après les événements du 11 septembre en Afghanistan. L’Iran combat l’État islamique, même s’il ne fait pas partie de la grande coalition contre l’État islamique dirigée par les États-Unis, dont la grande majorité des plus de soixante membres ne participent aucunement aux combats.
Obama a donc plaidé en faveur d’un accord nucléaire avec l’Iran, le considérant comme un moyen de contenir l’Iran et de l’empêcher de développer des armes nucléaires, et non comme une première étape en vue d’un rapprochement global. Son discours ne diverge pas fondamentalement de celui de Netanyahou et de ses alliés au Congrès américain, qui remettent en question le sens d’une levée des sanctions contre un État que l’on souhaiterait contenir, et se demandent si la suppression des restrictions ne fera que réduire à un ou deux mois le « temps d’évasion » permettant à l’Iran de mettre au point une bombe.
La réponse d’Obama a été que l’Iran aura peut-être « changé » en quelque sorte d’ici là. Mais ce n’est pas avec cette ligne de pensée qu’il méritera de remporter le débat contre ses détracteurs au Congrès.
- David Morrison et Peter Oborne sont les auteurs de A Dangerous Delusion: Why the West is Wrong about Nuclear Iran (Elliott & Thompson, 2013). Morrison a écrit de nombreux articles sur l’invasion de l’Irak menée par les États-Unis. Oborne a reçu en 2013 le prix de chroniqueur de l’année décerné par les British Press Awards, et a récemment quitté son poste de chroniqueur politique en chef au Daily Telegraph.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le secrétaire d’État américain John Kerry (à gauche) et le ministre iranien des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif posent pour une photo avant une réunion bilatérale dans le cadre des pourparlers à huis clos avec l’Iran sur le nucléaire, au Palais Coburg de Vienne, le 23 novembre 2014.
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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