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Oppenheimer : la glorification du massacre de civils enfin au cinéma

Le biopic opulent de Christopher Nolan cherche à donner une complexité morale et politique au « père de la bombe atomique » – en vain
L’acteur irlandais Cillian Murphy, protagoniste d’Oppenheimer, à la première française du film au cinéma Grand Rex à Paris, le 11 juillet 2023 (AFP)

Il est impossible de vivre en Amérique du Nord, ou en Europe occidentale, je présume, et peut-être dans d’autres parties du monde encore sous la suzeraineté culturelle de ces régions et d’avoir raté le phénomène « Barbenheimer » : la fusion des titres de deux superproductions estivales, Barbie et Oppenheimer, sortis fin juillet.

Mais vous pourriez être surpris d’apprendre que lorsque j’ai essayé de réserver des billets en ligne pour voir Oppenheimer dans les cinémas à proximité de New York, dans les salles du centre-ville de Manhattan principalement habité par des personnes fortunées et de la classe moyenne, elles étaient toutes vendues.

En revanche, lorsque j’ai vérifié la disponibilité dans notre cinéma préféré à proximité, le Magic Johnson à Harlem, fréquenté principalement par la classe ouvrière, de nombreux billets étaient disponibles. Le film biographique sur J. Robert Oppenheimer, un riche homme blanc qui a aidé les États-Unis à construire la bombe atomique et à la larguer sur des innocents au Japon, ne semble fasciner qu’un certain groupe démographique de la classe supérieure aux États-Unis.

Ainsi, le week-end d’ouverture de l’événement très médiatisé, nous avons assisté à une projection au Magic Johnson, dans une salle remplie à environ 20 %, et avons regardé le film de Christopher Nolan qui a fait l’objet d’une promotion exceptionnelle.

Il s’agit d’un drame historique qui se déroule à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les Américains participaient à une course contre la montre avec les nazis et l’Union soviétique en vue de construire une bombe atomique.

Juste pour s’assurer que ces bombes fonctionnaient réellement et mutileraient et assassineraient des gens, et montrer aux Soviétiques qu’elles fonctionnaient, les États-Unis en ont largué deux sur le Japon, sur les villes d’Hiroshima et de Nagasaki, incinérant des dizaines de milliers de civils innocents.

Après avoir réussi à construire la bombe, Oppenheimer, qui a également identifié les villes du Japon sur lesquelles elles devaient être larguées, n’a pas cité ses propres écritures saintes, par exemple Zacharie ou Isaïe, mais, pour une raison étrange, la Bhagavad-Gita, un des écrits fondamentaux de l’hindouisme : « Maintenant, je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes. »

Qu’est-ce que les Indiens ou la Bhagavad-Gita avaient à voir avec ça ?

Le cinéma des riches

Le récit de Nolan cherche sérieusement, mais au bout du compte en vain, à donner une complexité morale et politique au « père de la bombe atomique ».

Malgré trois heures d’effets visuels et sonores à la pointe de la technologie et le superbe jeu d’acteur de Cillian Murphy dans le rôle-titre, ainsi qu’un ensemble d’acteurs secondaires de renommée internationale, le film ne parvient absolument pas à convaincre qu’il existe des raisons de pardonner ou des leçons morales à tirer de l’histoire d’Oppenheimer.

Malgré trois heures d’effets visuels et sonores à la pointe de la technologie et le superbe jeu d’acteur de Cillian Murphy [...], le film ne parvient absolument pas à convaincre qu’il existe des raisons de pardonner ou des leçons morales à tirer de l’histoire d’Oppenheimer

Nolan est un maître artisan qui aime exhiber toutes ses prouesses cinématographiques. Vous sortez du cinéma et revenez dans le monde réel convaincu d’avoir assisté à un somptueux dîner chez un homme riche et puissant au sommet de sa carrière.

Vient ensuite l’épreuve de vérité : dire à vos amis et à votre famille de quoi parlait le film. L’Oppenheimer de Nolan est l’histoire de l’homme qui a suspendu son flirt moral et politique avec la gauche libérale pour construire une bombe atomique à larguer sur une nation vaincue, afin que les États-Unis puissent maintenir leurs prétentions au titre d’empire mondial prédateur.

La puissance du film réside dans ses coups de maître scénarisés et dans le fait qu’il nous fait prendre conscience des changements personnels, politiques, moraux, scientifiques qui ont altéré le monde, contribuant à nous y situer aujourd’hui.

Ce que nous voyons, c’est comment les batifolages amoureux d’Oppenheimer et son flirt idéologique avec les idées progressistes se développent rapidement alors que son génie scientifique (il maîtrise Einstein et ses pairs) est moralement compromis par ses ambitions. Il se laisse abuser pour construire la bombe au service du militarisme, puis ce qui reste de lui – une carcasse moralement morte – est mâché et recraché par les forces politiques réactionnaires dirigées par le président de la Commission de l’énergie atomique des États-Unis (AEC), Lewis Strauss (joué par Robert Downey Jr.).

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Pendant ce temps, Nolan veille à ce que nous voyions Oppenheimer se promener dans un musée et étudier Braque et Picasso, penser à Marx et Freud en allemand, lire La Terre vaine de T. S. Eliot, écouter Le Sacre du printemps de Stravinsky et étudier le sanskrit afin de pouvoir lire la Bhagavad-Gita en original, tout en ayant des relations sexuelles avec sa maîtresse communiste, Jean Tatlock (Florence Pugh).

Nous voyons Oppenheimer comme un juif qui ne pratique plus sa religion et qui est capable de maîtriser le néerlandais en quelques semaines, suffisamment bien pour donner une conférence en physique dans cette langue, lui le New-Yorkais qui n’a jamais appris l’hébreu.

Mais la perspective que les nazis mettent la main sur la bombe atomique le pousse à mener la charge pour en construire une au service des États-Unis. Pleinement conscients de ses expérimentations gauchistes, les chefs de guerre du renseignement et de l’armée des États-Unis maintiennent Oppenheimer sous haute surveillance, l’accusant d’affiliations communistes. Ils utilisent ensuite ces allégations pour le faire travailler plus dur afin qu’il prouve sa loyauté. Il le fera avec grand plaisir.

Politique réactionnaire

Je ne suis pas fan du cinéma de Nolan. Ayant grandi avec un régime sain et robuste de films iraniens, indiens, japonais et du meilleur du cinéma indépendant européen, l’œuvre surdimensionnée et opulente de Nolan me fait penser à un garçon riche faisant étalage de ses capacités financières et de l’onéreuse Lamborghini qu’il vient de s’offrir.

Sa politique est extrêmement réactionnaire, comme en témoignent peut-être mieux ses versions de Batman et Dunkerque.

Dans son Oppenheimer, il a dirigé ses riches ressources vers la glorification de l’homme qui a conçu une arme de tuerie massive. Il pense que son film est très opportun. Il ne l’est pas. Il arrive trop tard.

Vu en 2023, où des milliers littéralement de ces bombes nucléaires sont à la disposition de pays aussi colossaux que les États-Unis, la Russie et la Chine, aussi fragiles que le Pakistan et aussi violents et agressifs que l’État colonisateur israélien, le film ne peut faire grand-chose de plus que de mettre en scène un objet de curiosité antiquaire au service de la complication d’un fait très simple : Oppenheimer a construit et testé une bombe atomique à Los Alamos avant d’en donner deux aux États-Unis pour qu’ils les larguent sur des Japonais innocents.

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Le film est basé sur le livre Robert Oppenheimer : Triomphe et tragédie d’un génie (American Prometheus: The Triumph and Tragedy de J. Robert Oppenheimer), de Kai Bird et Martin J. Sherwin (2005). Mais sa puissance repose moins sur son exactitude historique ou sa narration alambiquée que sur la monumentalité de la virtuosité technique mobilisée par Nolan.

Ce dernier a réalisé un film lui aussi « atomique » pour célébrer un homme marqué par de profonds défauts qui a construit une arme de destruction massive – et on s’attend à ce que nous nous précipitions sur le plus grand écran possible pour applaudir sa réussite.

Bien que né et ayant grandi au Royaume-Uni, Nolan a définitivement produit un film américain dans le pire sens du terme ; il surcompense la dépravation morale du sujet en choquant son public en lui faisant croire qu’il regarde quelque chose de vraiment bouleversant, tout comme ces bombes à Los Alamos puis au Japon.

Le chef-d’œuvre d’Imamura

Si je reconnais la magie de la réalisation et de la technologie qu’offre le film, l’Oppenheimer de Nolan a eu sur moi l’effet exactement opposé à celui probablement escompté. Tout ce à quoi j’ai pu penser pendant que je regardais le film, c’était le raffinement et la grâce du cinéma japonais d’avant et après-guerre, avec Yasujirō  OzuKenji MizoguchiAkira Kurosawa et Shōhei Imamura.

Près de 80 ans après le largage des bombes véritablement apocalyptiques sur le Japon, les États-Unis et le Royaume-Uni nous offrent ce spectacle épique glorifiant le créateur de l’arme de destruction massive la plus terrorisante jamais vue, tandis que les victimes de cette atrocité criminelle ont donné au monde les exemples les plus sublimes du septième art. Que cela dit-il du monde ?

En rentrant chez moi, j’ai regardé le chef-d’œuvre d’Imamura de 1989, Pluie noire, inspiré du roman éponyme de 1966 écrit par Masuji Ibuse

Je vous invite à en faire autant. Cela restaurera votre vulnérable humanité, vous serez terrifié par les conséquences de ce qu’Oppenheimer a fait à de vrais êtres humains, les personnes qui ont été les cibles mortelles de sa contribution scientifique à l’un des crimes de guerre les plus vicieux de l’histoire de l’humanité.

Hamid Dabashi est professeur d’études iraniennes et de littérature comparée, récipendiaire de la chaire Hagop Kevorkian, à l’université de Columbia à New York, où il enseigne la littérature comparée, le cinéma mondial et la théorie postcoloniale. Parmi ses derniers ouvrages figurent The Future of Two Illusions: Islam after the West (2022), The Last Muslim Intellectual: The Life and Legacy of Jalal Al-e Ahmad (2021), Reversing the Colonial Gaze: Persian Travelers Abroad (2020) ainsi que The Emperor is Naked: On the Inevitable Demise of the Nation-State (2020). Ses livres et articles ont été traduits dans de nombreuses langues.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original).

Hamid Dabashi is Hagop Kevorkian Professor of Iranian Studies and Comparative Literature at Columbia University in the City of New York, where he teaches Comparative Literature, World Cinema, and Postcolonial Theory. His latest books include The Future of Two Illusions: Islam after the West (2022); The Last Muslim Intellectual: The Life and Legacy of Jalal Al-e Ahmad (2021); Reversing the Colonial Gaze: Persian Travelers Abroad (2020), and The Emperor is Naked: On the Inevitable Demise of the Nation-State (2020). His books and essays have been translated into many languages.
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