Jean-Luc Godard et le monde arabe, trois films
Révélé en tant que critique de films dans les années 1950 puis en tant que réalisateur-phare de la Nouvelle Vague dans les années 1960, Jean-Luc Godard n’a eu de cesse, jusqu’à son dernier souffle, d’apporter au 7e art ses théories et expérimentations, visant constamment à interroger voire à briser de nombreux codes narratifs et esthétiques et faisant également montre d’un grand engagement à gauche.
De ce point de vue, son deuxième long métrage, Le Petit Soldat (1960), a pour toile de fond la guerre d’Algérie à travers l’histoire d’un déserteur qui se réfugie en Suisse et rejoint le Front de libération nationale (FLN). Godard critique fortement l’idéologie, ou plutôt le manque d’idéal lié à ce conflit, et évoque les actes de torture commis par les deux bords. Pour toutes ces raisons, Le Petit Soldat est interdit de projection pendant trois ans.
Le cinéma de Godard se radicalise à la fin des années 1960 et évoque plus sèchement et frontalement ses opinions politiques, n’étant pas sans anticiper les événements imminents de mai 68. Parmi ces engagements se distingue notamment son soutien à la cause palestinienne.
Ici et ailleurs (1974)
En février 1970, Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin, principaux fondateurs deux années plus tôt du groupe Dziga Vertov, qui vise à faire « politiquement du cinéma politique », se rendent au Liban et en Jordanie afin d’y réaliser un film intitulé Jusqu’à la victoire.
L’équipe fréquente divers camps et partis palestiniens puis adopte les idées du Fatah. Ils filment des fedayin (combattants urbains) et les interrogent sur leurs méthodes de pensée et de travail.
En raison de conflits sur la nature des images à montrer ainsi que des massacres de Septembre noir, résultant des opérations militaires menées par la Jordanie contre l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), qui compromettent la collaboration avec le Fatah, le film ne se fait finalement pas.
Le résultat, intitulé Ici et ailleurs, est un documentaire expérimental dont le titre est très évocateur. Il s’agit notamment, pour le couple de cinéastes, d’interroger la nature et l’impact des images palestiniennes au regard, d’une part, de leur propre position qui a évolué depuis 1970, d’autre part, de leur réception en Occident
En 1974, le groupe Dziga Vertov est dissous depuis un an. Godard récupère les rushes de Jusqu’à la victoire et entreprend, avec Anne-Marie Miéville, de leur donner une nouvelle dimension en les incorporant dans un montage plus complexe et distancié.
L’accent est notamment mis sur les doutes et difficultés qu’éprouvent les fedayin à mener leur révolution, ce que le militantisme aveugle du Godard de 1970 ne voulait guère entendre.
Le résultat, intitulé Ici et ailleurs, est un documentaire expérimental dont le titre est très évocateur. Il s’agit notamment, pour le couple de cinéastes, d’interroger la nature et l’impact des images palestiniennes au regard, d’une part, de leur propre position qui a évolué depuis 1970, d’autre part, de leur réception en Occident.
Plus concrètement, Godard et Miéville opposent à ces images le contre-champ les membres d’une famille française ordinaire qui, rivés devant leur télévision, regardent les images de ce conflit qui ne semble guère les concerner ni même les émouvoir.
Ici, cette famille française, ailleurs, la révolution palestinienne. Entre ici et ailleurs, entre l’image et le son, qui parle le plus fort ?
Godard cède volontiers à sa propre autocritique lorsque, vers la fin du film, il reconnaît, avec l’aide de Miéville, que la mise en scène des images palestiniennes de 1970 relève d’un certain dispositif théâtral, d’un jeu sur le spectacle et les apparences qui peuvent fausser les idées.
Ainsi, dans le premier extrait ci-dessous, une fillette du Fatah récite un poème de résistance devant un décor en ruine. Miéville compare cette mise en scène à celle d’un discours politique en France où tout est théâtralisé et calculé pour susciter l’empathie.
Dans le second extrait ci-dessous, une femme enceinte évoque sa fierté d’offrir son fils à la révolution, mais Miéville rappelle à Godard qu’elle n’est en réalité pas enceinte, qu’il la fait répéter et qu’il l’a surtout choisie en raison de sa jeunesse et de sa beauté.
Accusé d’antisémitisme en raison de rapprochements et de certains jeux de montage opérés dans Ici et ailleurs entre le génocide juif et le conflit israélo-palestinien, Godard ne fait pourtant rien d’autre qu’évoquer son antisionisme, la différence s’avérant visiblement poreuse aux yeux de ses détracteurs.
Notre musique (2004)
Les années 2000 sont l’occasion pour Godard d’expérimenter les nouveaux outils numériques et de poursuivre ses réflexions sur le statut de l’image dans le monde contemporain.
En parallèle, le cinéaste vétéran continue de s’intéresser à ce qui se passe aux quatre coins du globe ainsi qu’aux nouvelles générations auxquelles il accorde confiance et bienveillance.
Avec Notre musique, réalisé en 2004, Godard interroge l’emprise des médias et des mots écrits sur la conscience collective, notamment dans le cadre de conflits armés, et suit les pas du personnage d’une jeune journaliste israélienne, Judith (Sarah Adler), qui déambule avec mélancolie dans Sarajevo, autre territoire dévasté, et qui cherche à y trouver l’image d’« un pays où la réconciliation semble possible ».
Les muezzins résonnent à nouveau dans la Sarajevo pacifiée du film, comme annonciateurs de cette possibilité de réconciliation.
Le film débute sur des images d’archive et de films montrant et mêlant des scènes de guerre et semblant faire écho aux attentats du 11 septembre ainsi qu’à la guerre en Irak qui ont eu lieu peu avant.
La guerre est propre à l’homme et fait partie de toutes les cultures et époques. Sur la base de ce montage brutal, Godard cherche davantage, cependant, à ouvrir son film à la possibilité d’un équilibre, notamment sur la question du conflit israélo-palestinien.
La partie centrale du film, dans laquelle des intellectuels du monde se retrouvent à Sarajevo à l’occasion d’un congrès littéraire, met notamment en scène Judith et le poète palestinien Mahmoud Darwish.
Ce dernier, par son art et sa position pacifiste, s’érige en trait d’union entre Israël et la Palestine, en nouveau « poète des Troyens », faisant référence au conflit légendaire entre la Grèce et Troie dans la mythologie grecque.
La victoire de la Grèce a été narrée par les Grecs, autrement dit par les vainqueurs. À l’inverse, Darwish, qui est du côté des vaincus, offre à la Palestine une voix pour continuer à se faire entendre et ne pas sombrer dans une défaite totale.
Godard suggère l’idée que les deux pays s’opposent tout autant qu’ils se complètent, que l’un ne peut vivre ou mourir que par l’autre, ainsi que le dit Darwish à Judith : « Vous nous avez apporté la défaite et le renom. »
En s’appuyant sur l’exemple du château de Hamlet, Godard déclare : « Elsinore le réel, Hamlet l’imaginaire. Champ et contre-champ. Imaginaire, certitude. Réel, incertitude. Le principe du cinéma : aller à la lumière et la diriger sur notre nuit. Notre musique. »
Reprenant sa théorie du champ/contre-champ, il montre à l’écran deux photographies d’individus pataugeant dans la mer.
Il s’agit d’une part de juifs entrant en Israël, marchant vers la fiction (comme l’ont fait les Européens en conquérant l’Amérique – les autochtones vus dans le film et que Godard semble comparer aux Palestiniens) ; d’autre part, de Palestiniens expulsés et condamnés à se noyer, entrant dans le documentaire (notamment le reportage télévisé).
Godard suggère l’idée qu’Israël et la Palestine s’opposent tout autant qu’ils se complètent, que l’un ne peut vivre ou mourir que par l’autre
La mission du cinéma, nous dit Godard, est d’éclairer cette distinction.
Un autre personnage, Olga (Nade Dieu), étudiante en cinéma à Tel Aviv, se suicide peu avant la fin du film en menaçant de faire exploser une bombe. On apprend qu’elle a été abattue par la police alors qu’elle s’apprêtait à sortir de son sac… des livres.
Après la première partie, intitulée « L’Enfer », et la deuxième, « Le Purgatoire », le film se conclut sur la troisième, « Le Paradis » ; le tout en référence évidente à Dante.
En dépit de la présence de soldats américains, harmonie et sérénité entre les êtres imprègnent cette dernière partie champêtre, contemplative. L’esprit d’Olga y rencontre un homme qui lui offre une pomme… Tout est encore possible, si l’on s’y prend autrement.
Le Livre d’image (2018)
L’ultime long métrage de Godard, Palme d’or spéciale à Cannes 2018, est un film-collage. Constitué de nombreux documents, archives et extraits de films issus de divers pays et époques, Le Livre d’image malaxe, sature, confronte ces images, y superpose citations et sons, pour leur donner des sens inédits au regard d’une réflexion mélancolique et crépusculaire, mais non sans espoir, sur le monde du XXe et du début du XXIesiècle.
Le film est divisé en cinq parties que le cinéaste conçoit comme les cinq doigts de la main. Des doigts qui manipulent, coupent, collent, etc.
Une sixième partie, « Heureuse Arabie » (en référence à certains auteurs français du XIXe siècle et à leurs « rêves d’Orient », également évoqués en 1989 dans l’épisode 1b de Histoire(s) du cinéma), constitue une sorte de fable située dans le monde arabe.
Elle peut être vue comme la somme des « doigts » qui précèdent, comme une « main » tendue vers le spectateur pour lui raconter une histoire, faire contrepoint au réel par la fiction et conclure le récit sur une note plus lumineuse. En cela, les images d’exécution de Daech vues au début du film, doigts qui tuent, se trouvent invalidées par cette partie finale, main qui recolle.
Godard met en série de nombreux extraits de films issus d’Occident ainsi que du monde arabe – majoritairement tunisiens – pour suggérer des symboliques et susciter des interprétations.
Il plonge en arrière pour explorer l’évolution des rapports entre Occident et Orient et mettre en lumière le fait que le monde arabe a toujours été l’objet de stéréotypes orientalistes et de convoitises carnassières de la part de l’Europe et de l’Amérique.
Le monde arabe filmé par Hollywood, notamment, comportant tout ce que cela implique en danseuses du ventre et autres décors exotiques, est pointé du doigt par Godard qui, par le biais d’extraits judicieusement choisis, en souligne l’impudeur : « Les Arabes peuvent-ils parler ? », demande-t-il, paraphrasant Edward Saïd et renvoyant de fait à une image réductrice, voire désintéressée, souvent colportée par l’Occident.
Le son répond à ces images : « Les Arabes n’intéressent pas le monde. Les musulmans non plus. Si l’islam retient politiquement l’attention, le monde arabe est décor et paysage. Le monde arabe s’il existe en tant que monde n’est jamais regardé en tant que tel. Il est toujours examiné comme un ensemble. »
Godard se focalise également sur l’idée de ce à quoi ce monde arabe ressemblerait si l’Histoire s’était déroulée autrement, citant notamment de nombreux passages du roman d’Albert Cossery, Une ambition dans le désert (1984), qui évoque un petit État arabe fictif vivant dans le bonheur et la tranquillité du fait que son territoire est privé de pétrole et n’intéresse donc pas les puissances étrangères.
La violence et les explosions ne sont pas l’apanage du monde arabe et la paix et le bonheur n’existent pas qu’en Occident, nous dit Godard
En guise d’exemple, à l’extrait d’une scène de film orientaliste où se dandine une danseuse arabe, se substitue un extrait du film marocain Mille Mois (Faouzi Bensaïdi, 2003) où l’une des voix off, reprenant un passage du livre de Cossery, évoque la possibilité de « quelques rumeurs autres que les explosions ».
Cette scène du film de Bensaïdi montre en effet un moment de la vie ordinaire. On boit un verre, on discute, on saute de joie ou on s’offusque devant le match de foot retransmis à la télévision : une scène comme on peut en trouver aux quatre coins du monde. La violence et les explosions ne sont pas l’apanage du monde arabe et la paix et le bonheur n’existent pas qu’en Occident, nous dit Godard.
« Peut-être que dans mille et un jours Shéhérazade racontera cela autrement », indique l’un des cartons de Ici et ailleurs, en référence à la célèbre conteuse des Mille et Une Nuits. Voilà qui boucle la boucle, le mot « autrement » suggérant l’idée qu’il reste toujours possible de parler du monde arabe, éventuellement à travers son folklore, mais en prenant soin d’éviter tout folklorisme.
Ironie du sort : le lendemain du décès de Godard sort en salles françaises À vendredi, Robinson, un film documentaire réalisé par l’Iranienne Mitra Farahani et dans lequel le cinéaste franco-suisse converse à distance avec Ebrahim Golestan, figure de proue de la Nouvelle Vague iranienne.
La correspondance est mâtinée de respect, de mystère, de grande érudition, de gravité mais aussi d’humour.
Mitra Farahani s’érige en gardienne de la parole de ces deux cinéastes géographiquement éloignés mais proches sur bien d’autres aspects.
De chez lui, en Suisse, et alors que la mort rode, Godard continue d’ouvrir sa fenêtre sur le monde.
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