Essais nucléaires français au Sahara : pour les habitants du sud-ouest libyen, les retombées radioactives continuent à tuer
« Je cherche des mots qui n’existent pas. Mon père s’en alla le jour où le vent du désert pleura, et son absence est toujours présente, un cri strident et muet, tel un vide que les mots ne peuvent remplir. »
Abed Alfitory a aujourd’hui 64 ans. Mais il se souvient encore aujourd’hui de la mort de son père et des événements qui l’ont précédée.
Abed Alfitory est originaire du Fezzan, la région majoritairement désertique du sud-ouest de la Libye. C’est ici, au cœur du Sahara, qu’il a passé vingt ans à rassembler des ressources pour son livre Desert Cry, encouragé par l’histoire de son père, qui perdit la vue en 1960 et la vie quelques années plus tard.
S’adressant à Middle East Eye depuis son domicile à al-Zighan, ce professeur de philosophie à l’université de Sebha raconte une enfance lourde, entre les conditions de vie difficiles et la cécité de son père qui le tourmentait.
Plus tard, il a découvert ce qui avait causé l’état de son père. Il a également appris qu’il n’était pas le seul.
En 1960, de nombreux habitants du Fezzan furent victimes de maladies respiratoires et d’ophtalmie. Les infections oculaires aiguës étaient alors si répandues qu’on finit par parler de l’« année de l’ophtalmie ».
Il y eut ensuite l’« année de la variole », l’« année du “vent jaune” » ou encore l’« année corrosive ». Les cancers parmi les habitants du Fezzan se multiplièrent. Des pluies acides s’abattirent sur une terre affligée. Que s’était-il passé ?
Des explosions dans le Sahara
Le 13 février 1960, la France effectua son premier essai nucléaire à Reggane, une ville-oasis du sud de l’Algérie. La guerre d’Algérie sévissait depuis 1954 et le président français Charles de Gaulle tenait à montrer au monde entier que la France avait sa place à la table des puissances militaires.
C’était pour servir cet objectif que la première bombe atomique française, baptisée « Gerboise bleue » en référence au bleu du drapeau tricolore et au nom d’un petit animal du Sahara, explosa dans le désert algérien. Elle libéra une quantité d’énergie quatre fois supérieure à celle de la bombe américaine larguée à Hiroshima.
Quelques mois plus tard, alors que le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev était en France pour une visite officielle, une deuxième bombe française explosa dans le Sahara.
Entre 1960 et 1966, soit quatre ans après l’indépendance de l’Algérie, la France a fait exploser dix-sept bombes dans le Sahara, dont quatre dans l’atmosphère près de Reggane. Les témoins de ces essais les ont décrits comme la chose la plus brutale qu’ils aient jamais vue de leur vie.
Quatre essais souterrains dans le Sahara algérien « n’ont pas été totalement contenus ou confinés », souligne un rapport parlementaire français.
Le plus célèbre de ces cas est l’accident Béryl, au cours duquel neuf soldats et plusieurs villageois touaregs furent lourdement irradiés.
L’impact du programme d’essais nucléaires français en Algérie fut immédiat et est toujours d’actualité.
Après la première explosion en 1960, des retombées radioactives arrivèrent jusqu’au Ghana, alors indépendant depuis peu, ainsi qu’au Nigeria, qui vivait ses derniers jours en tant que colonie britannique.
Des documents secret-défense cités par Le Parisien en 2014 ont révélé que des zones beaucoup plus importantes que ce qui avait été avancé par le gouvernement avaient été touchées.
Le 13 février, le 62 anniversaire de l'explosion de la bombe nucléaire française "La Gerboise Bleue" à Reggane dans le désert Algérien. pic.twitter.com/tYLY6q36vp
— Bouaïcha Badreddine (@bouaicha_badri) February 12, 2022
En réalité, contrairement aux affirmations de Paris, les radiations de la première bombe avaient couvert à elles seules une région qui s’étendait de l’Algérie au Nigeria en passant par la Libye, la Mauritanie ou encore le Mali. L’impact toucha même l’Espagne et l’Italie.
Selon une carte militaire française, le sud de la Libye – et le Fezzan en particulier – furent durement touchés, puisque des vents d’ouest transportèrent un nuage nucléaire depuis les sites d’essai d’In Ekker en Algérie jusqu’au Fezzan.
Un grain de sable retient des radiations pendant une période estimée à 24 000 ans. Les habitants du désert affirment qu’une de leurs revendications majeures – que la zone soit débarrassée des résidus de surface restants et que les endroits où sont enterrés les déchets nucléaires soient dévoilés – est complètement ignorée par la France.
Un ciel orangé
Le 20 février 2021, des sables sahariens venus d’Algérie ont balayé la Méditerranée. Le ciel est devenu orange. Le sable a apporté des niveaux inhabituellement élevés de radiations.
En Algérie, des études menées au fil des ans à proximité des sites d’essais ont révélé que la population locale continue de subir les répercussions de ces expériences, avec des malformations congénitales et des maladies graves « transmises de génération en génération, outre de nombreux types de cancer ».
Entre 27 000 et 60 000 Algériens ont été affectés par des niveaux inhabituels de radiations, selon Abdel-Kadhim al-Aboudi, un professeur algérien de physique nucléaire à l’université d’Oran décédé en 2021.
Les chercheurs qui s’intéressent à l’impact des essais ont été confrontés à des obstructions de toutes sortes : les autorités françaises, libyennes et algériennes sont toutes soupçonnées de bloquer les enquêtes
De l’autre côté de la frontière, dans le Sahara libyen, l’impact des essais nucléaires français est moins bien documenté. Les chercheurs qui s’intéressent à l’impact des essais ont été confrontés à des obstructions de toutes sortes : les autorités françaises, libyennes et algériennes sont toutes soupçonnées de bloquer les enquêtes.
Les entretiens avec la population locale et les informations officielles confiées à MEE montrent cependant que des milliers de personnes dans le Fezzan subissent encore les répercussions des essais français effectués dans les années 1960.
« Il est nécessaire de faire des recherches et d’enquêter sur les préjudices subis par les habitants du Fezzan à la suite de ces tests », affirme à MEE Mohammed Salih, 55 ans, enseignant dans le village de Wadi Atba. Il raconte que l’année 1960 a également porté le nom d’« année de la surprise » et que des personnes et des maisons furent enfouis à la suite de ces essais.
« La situation dure depuis longtemps et laisse encore des traces aujourd’hui, explique-t-il. Les gens souffrent. »
Saada Jibril, 70 ans, un agriculteur du village de Ghaddwah, raconte qu’en 1960, des pluies acides causèrent la mort de dromadaires et frappèrent la population « d’une fièvre qui a tué des familles entières ».
L’une des victimes fut son grand-père, qui mourut deux jours après être entré dans un état fiévreux. « J’étais enfant, mais je me souviens encore de ces moments douloureux », confie-t-il à MEE.
« La douleur est toujours présente », affirme à MEE Mohammed Nasr, originaire du Fezzan. « On voit encore apparaître dans le Fezzan des centaines de personnes atteintes d’un cancer dont la cause est inconnue. Il ne se passe pas un jour sans que l’on enterre des personnes mortes d’un cancer. »
Mohammed Nasr évoque également les faibles taux de fécondité enregistrés chez les générations qui se succèdent depuis les essais nucléaires. Selon lui, cela est dû en partie au fait que « les fortes pluies constituent la seule source d’eau souterraine dans le Fezzan en raison de sa rareté. Et la source provient du désert algérien, ce qui renforce l’hypothèse de déchets nucléaires enfouis. »
Les recherches montrent que les essais ont entraîné la contamination des eaux souterraines et la présence de radioactivité dans celles-ci.
D’après l’Union libyenne contre le cancer, le nombre de cas dans le sud du pays est élevé, notamment pour le cancer du poumon.
En dépit de l’absence de statistiques précises concernant le nombre de personnes atteintes de cancer en Libye, Omar Ali, consultant en oncologie, souligne que « le nombre est énorme ». « Cela s’explique par la pollution de l’eau et de l’air par les explosions nucléaires », explique-t-il à MEE.
L’impact des explosions nucléaires se manifeste généralement en deux temps : en premier lieu surviennent les maladies de la peau et les allergies. On retrouve dans un deuxième temps des tumeurs cancéreuses qui touchent de nombreuses personnes dans le désert libyen.
Un cruel coup du sort
Dans le cadre de ses recherches pour son livre, Abed Alfitory a cherché à recueillir des témoignages oraux dans le Fezzan, en s’adressant notamment aux anciens et en échangeant avec le professeur al-Aboudi.
Abdel-Kadhim al-Aboudi a écrit au sujet des effets à long terme des détonations nucléaires, notamment les tumeurs et les anomalies congénitales.
Par un cruel coup du sort, Abed Alfitory, qui a tant œuvré à rendre compte de la douleur des habitants du Fezzan et qui a vu son père mourir à cause des essais nucléaires, souffre aujourd’hui d’une tumeur cancéreuse.
Ses yeux se remplissent de tristesse lorsqu’il se confie à ce sujet à MEE.
« Hier, mon père a perdu la vue, ce qui fut pour moi un grand malheur. Aujourd’hui, la même cause m’empêche de me déplacer. Combien de maux attendent les générations futures ? »
En fin de compte, il ne lui reste que les souvenirs durables du père qu’il aimait tant. « La lumière qui émane de la bonté de sa mémoire me réchauffe encore », confie-t-il à MEE.
« Je suis encore comme j’étais avant de m’endormir. Entre l’aube et le crépuscule, je ferme les yeux et je lui parle. Il y a des choses que l’on ne peut voir que dans l’obscurité. J’entends encore le murmure de son souvenir : ses derniers mots alors qu’il était sur son lit de mort, le moment des adieux, la difficulté de perdre un père. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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