Patrice Bouveret : « Il y a un déni en France sur l’affaire des essais nucléaires dans le Sahara algérien »
Entre 1960 et 1966, l’armée française a conduit dix-sept expériences nucléaires, aériennes et souterraines, dans le Sahara algérien. Ces essais, réalisés d’abord sous la présidence du général Charles de Gaulle, ont permis à la France de devenir la quatrième puissance nucléaire mondiale.
Mais en même temps, ils ont entraîné une importante pollution radioactive, induite en partie par les tonnes de déchets laissés sur les lieux des explosions.
L’État français, qui n’a jamais reconnu sa responsabilité dans cette affaire, refuse toujours de publier les archives sur les essais.
En sa qualité d’expert dans le nucléaire, Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements, membre de la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN) qui a reçu le prix Nobel de la paix 2017, milite depuis plusieurs années pour la mise en place d’une coopération étroite entre la France et l’Algérie afin de nettoyer et réhabiliter les zones irradiées.
Middle East Eye : Le ministre algérien des Moudjahidine (anciens combattants de la guerre d’indépendance) a révélé dernièrement que la France refusait encore de remettre à l’Algérie les relevés topographiques de ses essais nucléaires dans le Sahara entre 1960 et 1966 et qu’elle continuait à traiter ce dossier « dans le plus grand secret ». Ceci vous étonne-t-il ?
Patrice Bouveret : Non. Cela ne m’étonne pas du tout. Le traitement de cette affaire est très lent et manque cruellement de transparence.
La dix-septième réunion du comité mixte franco-algérien sur la réhabilitation des anciens sites des essais nucléaires s’est tenue à la fin du mois de mai dernier, pendant deux jours. Mais on ne connaît toujours pas ce qui a été convenu. Après dix-sept réunions, les deux parties auraient dû théoriquement avancer. Or, ce n’est visiblement pas le cas.
Le traitement de cette affaire est très lent et manque cruellement de
transparence
La demande de l’Algérie est pourtant simple. Elle concerne l’ouverture et la transmission par la France des archives sur les zones où les déchets nucléaires ont été enfouis. Il s’agit aussi de procéder conjointement à l’identification des zones impactées par la radioactivité et au traitement des déchets.
Le blocage des pourparlers autour de ces questions techniques démontre l’absence de volonté politique en France sur la question des essais nucléaires en Algérie.
MEE : À quoi est due, selon vous, cette absence de volonté politique alors qu’officiellement, la France, par la voix de son président Emmanuel Macron, prône le règlement des questions de contentieux mémoriel avec l’Algérie ?
PB : La position de la France concernant l’Algérie est en effet très contradictoire. Elle l’est davantage concernant le dossier des essais nucléaires. On pourrait se demander par exemple pourquoi l’État français, sous la présidence de François Hollande [2012-2017] et maintenant avec Macron, s’engage à assumer les conséquences de ses expériences atomiques en Polynésie mais pas en Algérie.
Le seul discours dont on dispose est celui des autorités algériennes, qui ont indiqué à plusieurs occasions que la France bloquait les négociations. À aucun moment, les responsables français ne se sont exprimés. Il y a un déni en France sur l’affaire des expériences nucléaires dans le Sahara.
Le changement du personnel politique en France a pourtant vocation à faciliter le traitement du dossier. Les responsables d’aujourd’hui ne sont pas ceux qui avaient organisé les expériences. On peut comprendre qu’à l’époque, les personnes qui avaient pris les décisions avaient du mal à reconnaître leur responsabilité dans la mise en danger de la vie des populations.
Mais nous ne sommes plus dans ce cas de figure. Les générations au pouvoir se sont renouvelées et il n’y plus aucune raison justifiant les blocages de la part des autorités françaises. À moins qu’il y ait d’autres secrets que l’État français ne veut pas rendre publics ou tout simplement parce qu’il ne veut pas assumer sa responsabilité en tant qu’autorité politique dans la mise en danger de la vie d’autrui.
En tout cas, le blocage des négociations sur le dossier des essais nucléaires risque d’empoisonner les relations entre l’Algérie et la France alors que cette dernière ne cesse d’exprimer sa volonté de construire des rapports apaisés.
MEE : L’un des blocages les plus importants correspond à la difficulté d’accès aux archives militaires sur les essais.
PB : Les archives françaises sur le nucléaire font l’objet d’un double verrouillage. Le code du patrimoine de 2008 a créé une catégorie d’archives incommunicables dans la durée et qui concernent toutes les armes de destruction massive, dont les armes nucléaires.
Tout récemment, le Parlement a voté une loi sur l’anti-terrorisme et le renseignement qui confirme le verrouillage des archives classées secret défense. Cette loi octroie aux autorités militaires un droit de veto sur la communication des documents concernant par exemple les retombées des essais nucléaires dans le désert algérien, c’est-à-dire la quantité de radioactivité diffusée dans les sites des essais et sur les déchets enterrés sur place, comme les véhicules utilisés pour tester leur capacité de résistance à la radioactivité.
D’autres déchets de très haute activité se trouvent dans les galeries souterraines qui avaient été creusées dans la montagne de Tan Afella, dans le Hoggar. Ces derniers peuvent rester polluants pendant des dizaines de milliers d’années en contaminant la chaîne alimentaire et les nappes phréatiques.
MEE : La France est-elle dans l’obligation légale de nettoyer les sites contaminés?
PB : D’un point de vue juridique, la France n’est engagée par aucun traité l’obligeant à nettoyer les sites des expériences. Le traité d’interdiction des essais nucléaires qu’elle a signé et ratifié ne prévoyait pas, au moment de sa conclusion en 1996, le nettoyage des sites contaminés et la prise en charge des populations irradiées.
Ces clauses n’y ont été incluses qu’en 2017, après la renégociation du traité à la demande de certains États comme l’Algérie. Mais la France ne les a pas approuvées.
Il faut savoir par ailleurs que les accords d’Évian en 1962 [sur l’indépendance de l’Algérie], qui ont permis à la France de poursuivre ses essais nucléaires en Algérie jusqu’en 1966, ne prévoyaient pas d’engagement français sur la réhabilitation des sites utilisés pour les expériences.
MEE : Les populations irradiées du Sahara ont-elles toutefois la possibilité de poursuivre l’État français en justice ?
PB : C’est possible sur le plan sanitaire puisque la loi Morin, entrée en vigueur en 2010, prévoit que toute personne victime peut demander une indemnisation si elle répond à trois critères : avoir séjourné dans les zones contaminées (1) pendant la période des essais (2) et avoir une maladie répertoriée comme radio-induite (3).
Or depuis 2010, 53 dossiers uniquement ont été déposés par des Algériens et un seul d’entre eux a été indemnisé. Le nombre réduit de demandes s’explique par un tas de raisons.
Les victimes ne connaissent pas nécessairement l’existence de la loi sur les indemnisations. Il n’y a pas eu de missions de sensibilisation et d’accompagnement des victimes sur le plan juridique.
MEE : Pourquoi les autorités algériennes ne se sont-elles pas emparées de la loi Morin pour aider les populations irradiées à faire des demandes d’indemnisation ?
PB : Les autorités algériennes ont déclaré ne pas être en faveur d’indemnisations individuelles au cas par cas mais plutôt pour une prise en charge collective des problèmes de santé induits par les essais.
[Les autorités algériennes] avaient sans doute peur que les populations leur reprochent d’avoir autorisé la poursuite des essais même si elles y étaient obligées compte tenu du rapport de force encore largement favorable à la France
Les demandes pourraient concerner, par exemple, la fourniture par la France de matériel médical et l’aide à la construction de services de santé spécifiques pour soigner les maladies radio-induites.
MEE : Depuis quelques années, l’affaire des essais nucléaires français dans le Sahara est mise en avant par les responsables politiques algériens. Ce qui n’était pas le cas auparavant. Quelle en est la raison ?
PB : Sur les dix-sept essais dans le Sahara, onze ont été réalisés après l’indépendance de l’Algérie avec l’accord des autorités algériennes. Leur implication explique un peu pourquoi elles ont gardé le silence pendant longtemps.
Elles avaient sans doute peur que les populations leur reprochent d’avoir autorisé la poursuite des essais même si elles y étaient obligées compte tenu du rapport de force encore largement favorable à la France, à l’époque de l’indépendance de l’Algérie.
MEE : Des particules de radioactivité sont tombées en France après le passage d’un nuage de sable provenant du Sahara en février dernier. Malgré cela, le sujet sur les essais nucléaires en Algérie reste marginal. Qu’en pensez-vous?
PB : Des nuages de sable arrivent régulièrement en France. Mais c’est la première fois qu’un laboratoire indépendant a analysé les particules et communiqué sur leur contenu radioactif.
Sur le plan officiel, on a minimisé les risques en indiquant que les particules avaient une très faible radioactivité et ne représentaient aucun danger sur la santé. Or, le cumul de ces éléments dans le corps humain et celui des animaux peut à la longue entraîner des maladies. Que dire alors des populations qui vivent tous les jours au contact du sable radioactif ?
MEE : Dans une étude intitulée « Sous le sable, la radioactivité », réalisée en 2020 avec Jean-Marie Collin, expert international dans le nucléaire, vous dressez un inventaire de tous les déchets radioactifs dans le Sahara. À quel point sont-ils dangereux pour les populations locales ?
PB : Ces déchets qu’on a pu recenser à partir de quelques archives déclassifiées et de documents conservés par des personnes ayant participé aux essais comportent une série d’objets et de matériels très nocifs. Cela va de tournevis à des morceaux d’avions et de véhicules, en passant par des boîtes à outils complètes et des kilomètres de fil de cuivre.
Le gros problème de ces matériaux est qu’ils ont été disséminés dans des zones non balisées et sans que la population ne soit informée du danger qu’ils représentent. Certains ont été récupérés et utilisés par des personnes inconscientes de leur nocivité.
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