Archives de la guerre d’Algérie en France : une « ouverture » qui n’en est pas une
Divulgation de secrets sulfureux sur des trahisons, d’informations sur les « faux moudjahidine » (personnes ayant usurpé la qualité d’ancien combattant) ou de détails scabreux sur les relations algéro-francaises après l’indépendance… la décision du président français Emmanuel Macron, le 9 mars, de faciliter l’accès aux archives de la guerre d’Algérie (de 1945 à 1970) alimente tous les fantasmes. Mais qu’en est-il vraiment ?
Pour Pierre Mansat, président de l’Association Josette et Maurice Audin (militants de l’indépendance pour l’Algérie), cette mesure ne devrait pourtant pas améliorer les conditions de la recherche sur les disparitions de la guerre d’Algérie.
« La déclaration du président ne change rien au fond du problème. Au contraire, elle confirme qu’il faut déclassifier les archives publiques qui sont, d’après la loi, communicables de plein droit », explique-t-il à Middle East Eye.
La loi en question fait partie du code du patrimoine de 2008. Elle stipule que « les documents d’archives publiques sont par principe librement communicables à toute personne qui en fait la demande ».
Cette règlementation précise par ailleurs que les documents portant la mention « secret » peuvent être consultés après un certain délai. Il est généralement de 50 ans pour les archives militaires.
Or depuis 2011, la liberté d’accès aux archives (de la guerre d’Algérie plus particulièrement) est remise en cause par une circulaire interministérielle (IGI 1300) émise par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN, dépendant du Premier ministère) qui subordonne la communication des documents antérieurs à 1970 portant un tampon secret à la procédure de déclassification très scrupuleuse.
Dans les faits, les archivistes doivent, avant de communiquer des archives, demander dans certains cas l’autorisation de l’entité émettrice et apposer un marquage règlementaire sur chaque document, parfois à la main.
Des dizaines de kilomètres de papier
Sur instruction de Macron, la déclassification se fera dorénavant au carton. « Ceci ne règle pas du tout le problème », prévient aussi Céline Guyon, présidente de l’Association des archivistes français (AAF), précisant à MEE que cette méthode est déjà appliquée pour les documents datant d’avant 1954.
Thomas Vaisset, maître de conférences à l’université du Havre et secrétaire général de l’Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche (AHCESR), reproche au président de la République de tenir un discours à deux vitesses, en reconnaissant d’un côté l’existence d’un problème d’accès aux archives mais en entérinant ensuite les blocages existants.
« Au quotidien, rien ne va changer pour les chercheurs et les chercheuses », souligne l’historien à MEE.
« Au quotidien, rien ne va changer pour les chercheurs et les chercheuses »
- Thomas Vaisset, historien
Selon lui, la déclassification au carton prend du temps et demande la présence de beaucoup de personnel. « Rien qu’au Service historique de la défense [SHD], on estime qu’il y a entre 500 000 et 750 000 cartons à vérifier. Cela représente des dizaines de kilomètres de papier », fait savoir Thomas Vaisset.
De quoi décourager aussi les familles de disparus de la bataille d’Alger (1957), qui espèrent surtout trouver le fil qui leur permettra d’élucider les circonstances d’enlèvement et d’assassinat de leurs proches par l’armée française.
Fabrice Riceputi, cofondateur (avec l’historienne Malika Rahal) du site 1000autres.org – qui publie les fichiers des avis de recherche lancés à partir de février 1957 par la préfecture d’Alger pour donner « une identité, une histoire, un visage, une humanité » aux disparus –, indique avoir été contacté par un citoyen algérien voulant obtenir des informations sur son grand-père disparu depuis 62 ans.
Dans sa réponse à la requête algérienne, l’enseignant d’histoire a également critiqué le contenu de la communication présidentielle, qui a selon lui donné l’illusion d’une plus grande ouverture des archives alors que leur consultation reste toujours soumise à des procédures de déclassification.
« Une espèce d’emballement »
Macron avait suscité le même enthousiasme en 2018 en annonçant, dans le sillage de l’affaire Maurice Audin, la signature d’une dérogation pour faciliter l’accès des historiens aux documents sur les disparus de la guerre d’Algérie.
Au même moment, Malika Rahal et Fabrice Riceputi avaient lancé leur site avec l’espoir de trouver la trace de milliers de personnes n’ayant plus donné signe de vie après leur arrestation par les parachutistes de l’armée française pendant la bataille d’Alger en 1957.
Parmi les disparus, une infime partie seulement est identifiée, dont 850 noms provenant d’un fond du service de la préfecture d’Alger (sous domination française), conservé au centre des Archives nationales d’outre-mer.
Dans une lettre publiée après le communiqué de l’Élysée, l’AHCESR, l’AAF et l’Association Josette et Maurice Audin ont exprimé d’autres réserves face à la décision de Macron.
Sur le plan pratique, ces associations considèrent par exemple qu’à l’opposé du SHD, d’autres administrations comme les archives nationales ne sont pas autorisées à déclassifier des documents.
Elles déplorent par ailleurs que les chercheurs et les étudiants ne soient pas autorisés à photographier les pièces.
« Le président de la République annonce un travail législatif en marche forcée avant l’été sur les archives. Il y a de quoi être inquiets »
- Pierre Mansat, président de l’Association Josette et Maurice Audin
Mais par-dessus tout, ces trois associations s’inquiètent du contenu de la réforme législative à venir sur les archives, annoncée par l’Élysée pour trouver « un équilibre entre le code du patrimoine et le code pénal ».
« Aucune information n’a été donnée quant à la nature exacte de la modification du code du patrimoine qui est prévue. On peut craindre que les délais d’accès aux archives ne soient rallongés pour certains types de documents, en régression par rapport aux choix que le Parlement avait faits en 2008 », ont-elles fait savoir.
En octobre 2020 puis en janvier 2021, l’AHCESR, l’AAF et l’Association Josette et Maurice Audin ont déposé des recours au Conseil d’État pour contester le durcissement des mesures administratives d’accès aux archives et réclamer l’application de la loi de 2008.
« Non seulement notre demande est encore d’actualité, mais elle peut servir aussi de moyen pour anticiper de nouveaux blocages. Le président de la République annonce un travail législatif en marche forcée avant l’été sur les archives. Il y a de quoi être inquiets », commente Pierre Mansat.
Céline Guyon s’interroge elle aussi : « Il y a une espèce d’emballement et on ne sait pas à l’heure actuelle sur quoi va porter la révision de la loi. C’est pour cela qu’on a une forme de vigilance et d’inquiétude sur le fait qu’on pourrait aboutir à un allongement plus important des délais de consultation des archives classées secret défense, au-delà de 50 ans », fait remarquer l’archiviste.
Si tel est l’objectif de l’Élysée, un nouveau tour de vis pourrait accréditer davantage la thèse selon laquelle l’État français a encore des choses à cacher sur la guerre d’Algérie.
« Oui, ces archives recèlent des choses affreuses. La colonisation a été d’une violence inouïe. Au sein du pouvoir, certaines parties, notamment dans l’armée, refusent que les historiens fassent leur travail en mettant en évidence les crimes coloniaux et la responsabilité de l’État français dans ce qui s’est passé », regrette le président de l’association Josette et Maurice Audin.
Dans une tribune au journal français Le Monde, Pierre Bouveret, expert en désarmement, évoque par exemple la persistance de l’omerta concernant les expériences atomiques françaises dans le Sahara algérien entre 1960 et 1966.
Les documents y afférents font l’objet d’un double verrouillage. Ils sont classés secret défense et figurent parmi les archives publiques dont la communication est interdite car « susceptible d’entraîner la diffusion d’informations permettant de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires » (article L213-2 du code du patrimoine).
Mais les disparitions restent, de toute évidence, le point aveugle de la recherche historique.
« On croit que les archives contiennent des secrets qu’il ne faut pas révéler. Mais ce n’est pas le cas. Je ne pense pas qu’on puisse encore faire de grandes découvertes »
- Céline Guyon, présidente de l’Association des archivistes français
Pierre Mansat pense qu’en plus des archives publiques, les historiens doivent avoir accès à des archives privées. En 2018, le président Macron avait lui-même lancé un appel à témoins concernant « tous les disparus de la guerre d’Algérie, français et algériens, civils et militaires », afin de « donner aux familles des disparus les moyens de savoir ce qui s’est passé.
Dans une conversation avec MEE, l’historien Tramor Quenemeur estime que les témoignages peuvent notamment contribuer à élucider certaines affaires de disparitions ou d’exécutions extrajudiciaires qui n’ont pas de trace écrite.
« On ne pourra pas trouver dans les archives des preuves sur les assassinats de Maurice Audin ou de l’avocat Ali Boumendjel. Dans ce genre de cas, les ordres sont donnés oralement, sous forme de sous-entendus ou avec des gestes », explique-t-il.
Céline Guyon pense que les archives sur la guerre d’Algérie ne sont pas tout à fait comme une boîte de pandore.
« Il y a une forme de fantasme autour de cette question. On croit que les archives contiennent des secrets qu’il ne faut pas révéler. Mais ce n’est pas le cas. Des historiens ont pu accéder à des archives sur dérogation. Il y a eu des études. Je ne pense pas qu’on puisse encore faire de grandes découvertes », assure l’archiviste.
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