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Archives de la guerre d’Algérie : un double discours français ?

La question des archives de la guerre d’Algérie reste un sujet sensible pour l’État français. Du haut de sa posture de nation éclairée, la France peine à assumer le passé colonial, éclaboussure tenace sur le récit républicain
Des paras de l’armée française dans un village de la région de Palestro (sud d’Alger), le 25 mai 1956 (AFP)
Des paras de l’armée française dans un village de la région de Palestro (sud d’Alger), le 25 mai 1956 (AFP)

C’est un arrêté du 12 avril 2020, signé par Édouard Philippe, alors Premier ministre, et par son représentant, Marc Guillaume, secrétaire général du gouvernement. Le texte ouvre l’accès aux archives des disparus de la guerre d’Algérie.

La centaine de documents provient de la Commission de sauvegarde des droits et des libertés individuels, une instance fondée au cœur de la guerre, en 1957, par Guy Mollet, alors président du Conseil (chef du gouvernement). Avec un délai de sûreté de 75 ans, cette décision marque une certaine avancée.

En réalité, il s’agit d’assouplir par dérogation « l’accès aux archives publiques relatives aux disparus de la guerre d’Algérie conservées aux Archives nationales ». Une dérogation qui reste discrétionnaire et ne garantit pas l’accès à ces documents dont certains portent le sceau du « secret défense ». Cela reste tout de même une avancée qui témoigne du volontarisme macronien en ce qui concerne la guerre d’Algérie.

De cette épine dans le récit français, Emmanuel Macron, « l’homme du nouveau monde », en a fait un enjeu implicite du quinquennat. Sinon, comment lire son approche presque iconoclaste du sujet ? En visite à Alger en février 2017, le candidat Macron avait qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité », provoquant la colère des « nostalgériques » (nom donné aux nostalgiques de l’Algérie française).

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L’année suivante, en 2018, Emmanuel Macron, alors élu, admettait le rôle de l’État français dans la disparition de Maurice Audin, universitaire pro-indépendantiste enlevé à Alger en juin 1957. Dans le sillage de cette reconnaissance, les archives liées à cette disparition avaient été ouvertes, par décret.

Or, l’impulsion indéniable d’Emmanuel Macron reste mineure face à la quantité d’archives restant à explorer. D’ailleurs, comme le rappelle le chercheur Fabrice Riceputi, les Maurice Audin « sont des milliers ». Quelques jours après le discours du président français, il publiait sur 1000autres.org, un site dédié aux disparus de la guerre d’Algérie, un document confidentiel et inédit, produit par la préfecture d’Alger.

Le fichier recense un millier de cas d’Algériens interpellés par l’armée coloniale durant la Bataille d’Alger. 1000autres.org fonctionne grâce à des appels à témoins. Depuis son lancement, le site a permis d’identifier plus de 330 Algériens.

Si tous n’ont pas trouvé la mort, leur récit raconte le triptyque longtemps inassumé, voire manipulé, de l’État français : enlèvement, torture, assassinat.

En palliant l’absence de données officielles accessibles sur le sujet, par le biais des récits familiaux ou anonymes, la démarche de Fabrice Riceputi met en évidence le déni de la France face à la question des archives de la guerre d’Algérie. Comme Jean-Luc Einaudi, historien, à l’origine de la reconnaissance du 17 octobre 1961.

Un rapport sensible tant, on le perçoit très bien, l’État français se mure davantage dans le silence qu’il ne concède.

À tel point qu’une certaine confusion règne sitôt que le sujet des archives de la guerre d’Algérie surgit dans le débat public. Car si Emmanuel Macron représente l’État français, son action semble, aussi, diluée dans ce que beaucoup nomment l’« État profond ». La haute fonction publique, en d’autres termes.

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Et sur le sujet des archives de la guerre, la valse des autorités comporte au moins deux temps. Emmanuel Macron s’est fait le porte-voix (apparent) d’une ouverture des archives mais le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), lui, en a décidé autrement.

Désaveu

Fin 2019, en contradiction avec la promesse présidentielle formulée un an plus tôt d’ouvrir pleinement les archives de la guerre d’Algérie, une instance administrative, peu connue du grand public et rattachée aux services du Premier ministre, le Secrétariat général à la défense et sécurité nationale, demande aux Archives nationales et aux autres centres détenteurs d’archives publiques de limiter l’accès à certaines sources au nom de la « protection du secret de la défense nationale ».

En exigeant une application nouvelle et plus stricte de l’accès aux archives, le SGDSN désavoue la loi en vigueur, celle de l’instruction générale interministérielle dite IGI 1300, datée du 30 novembre 2011.

Gilles Manceron, historien spécialiste du colonialisme français, co-animateur avec Fabrice Riceputi du site histoirescoloniale.net, pointe auprès de MEE  le rôle de « cette institution au sein de l’État qui contredit la loi du 15 juillet 2008, laquelle prescrit la libre consultation des archives datant de plus de 50 ans ».

Selon cette loi, « les documents d’archives publiques sont par principe librement communicables à toute personne qui en fait la demande [art. L. 213-1 du code du patrimoine] » à l’issue de ce délai, à l’exception des archives pouvant participer à la fabrication d’armes nucléaires, biologiques ou chimiques.

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Selon Gilles Manceron, « Emmanuel Macron est allé loin en demandant la pleine ouverture des archives de la guerre d’Algérie dans sa déclaration publiée en septembre 2018 lors de sa visite à Josette Audin, la veuve de Maurice Audin », mais il déplore sur ce sujet « le poids de ‘’l’État profond’’ qui contredit, dans les faits, la loi et les annonces publiques des plus hautes autorités de la République ».

D’où le recours qui sera déposé en septembre 2020 devant le Conseil d’État par des historiens et archivistes pour réclamer que soient levées ces entraves à la libre communication des archives conformément à la loi.

Un double discours manifeste qui confine selon lui à « une désinformation évidente ». Et qui devrait continuer. À la tête du SGDSN depuis le 5 mars 2018, Claire Landais vient de prendre la tête du secrétariat général du gouvernement, dont le poids silencieux sur l’action de l’exécutif français alimente bien des rumeurs.  

Notamment au sujet du partage tacite du pouvoir entre Matignon et le secrétariat général du gouvernement. La nomination de Claire Landais à la tête de ce dernier pourrait-elle desserrer cette main de fer posée sur l’accès aux archives de la guerre d’Algérie ? Rien n’est moins sûr.

Depuis deux ans, Claire Landais a, semble-t-il, stoppé les velléités d’Emmanuel Macron d’ouvrir les archives. La République française s’appuie, aussi, sur des gardiens d’une histoire officielle implicite dont les hauts fonctionnaires seraient les garants.  

Dans la pratique, Linda Amiri, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Cayenne, en sait quelque chose. Auteure d’une thèse consacrée à la fédération de France du Front de libération nationale (FLN, 2013), l’historienne se replonge, actuellement, dans ses travaux en vue d’une publication prochaine. Laquelle suppose un recours aux sources.

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Or, « je ne suis pas sûre de pouvoir accéder aux archives de l’époque », redoute-t-elle. Compte tenu des soubresauts administratifs, l’accès aux sources qu’elle a pourtant pu consulter ne lui est plus du tout garanti.

« Quand j’ai commencé mes recherches en 2000, j’ai eu accès aux documents du cabinet Papon tout comme à ceux du 17 octobre 1961 », confie-t-elle à MEE.

À observer le rapport aux archives de la guerre d’Algérie mais aussi de la colonisation depuis les années 2000, difficile d’ignorer la crispation des autorités sur le sujet.

« Ce mouvement va totalement à rebours du travail mémoriel et scientifique », ajoute Linda Amiri. Les convulsions françaises racontent aussi, à leur manière, le décalage entre la démarche des historiens et celle des politiques.

« Beaucoup de fantasmes »

« Je pense qu’il y a beaucoup de fantasmes sur ce que peuvent livrer ces documents d’État », note-t-elle.

Faut-il y voir les tentatives ultimes d’une classe politique française soucieuse de placer le fameux récit républicain au-dessus du verdict de l’histoire ? Possible. Toujours est-il que l’enjeu des archives de la guerre d’Algérie et de l’ère coloniale reste vivace.

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En confiant une mission sur la « mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie » à l’historien Benjamin Stora, Emmanuel Macron espère bien s’imposer en artisan de la réconciliation franco-algérienne.

Dans la lettre de mission, le président insiste sur « ce travail de vérité » nécessaire « pour notre pays en premier lieu ». Un « travail de vérité » dont on imagine mal qu’il puisse s’effectuer sans sources historiques et scientifiques.

Même s’il connaît la complexité du sujet, Benjamin Stora émet une nuance. « Les archives ont été en partie ouvertes. Moi qui travaille sur cette matière depuis 45 ans, j’ai pu consulter une variété d’archives, celles sur la police, les renseignements généraux, par exemple. Mais, à l’époque, il y avait très peu de chercheurs qui s’intéressaient à ces sujets », explique-t-il à Middle East Eye.

Un déficit d’intérêt qui, mécaniquement, explique la mise en sommeil – certes commode pour l’État – de cette matière.

Benjamin Stora le confirme. « Plus la demande est forte, plus il y a de chances de voir ces sources s’ouvrir. En fonction du nombre de chercheurs qui demandent à les consulter, les archives s’ouvrent ou se ferment. Enfin, quand on se plonge dans ces sources, il est impératif de savoir ce que l’on cherche ».

Ainsi, les vérités sur le massacre du 17 octobre 1961 en plein Paris n’auraient pu éclater au grand jour sans le travail colossal et l’activisme de Jean-Luc Einaudi, historien et militant communiste.

Benjamin Stora, chargé de formuler « librement » des recommandations pour apaiser les mémoires, le rappelle : « L’ouverture des archives est le fruit de batailles citoyennes. »

Nadia Henni-Moulaï is a journalist and author located in Paris specialises on politics and Islam issues in France. Her second book Little Manual About Islamophobia (2012) describes with humour the Islamophobia in daily life. She is a columnist for Huffington Post. In 2011, she launched MeltingBook, a contacts book to help media find leading experts for their content.
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