Accord sur le nucléaire iranien : quelles répercussions dans la région ?
Comment l’accord Iran-États-Unis pourrait-il transformer l’équilibre des pouvoirs au Moyen-Orient ? MEE a posé la question à huit analystes :
ARABIE SAOUDITE
Sans aucun doute le plus grand ennemi de l’Iran dans la région, l’Arabie saoudite est le pays du Golfe qui s’est montré le plus préoccupé par un accord sur le programme nucléaire iranien. Redoutant qu’un tel accord ne fixe pas une période suffisamment courte de « breakout » (la période requise pour produire le matériel nécessaire à la fabrication d’une arme nucléaire), l’Arabie saoudite s’est engagée dans « des dépenses nucléaires frénétiques » en prévoyance d’un accord des États-Unis avec son plus féroce rival. En juin, Riyad a ratifié la signature d’accords sur le nucléaire avec Paris pour un montant de 12 milliards de dollars, faisant craindre que l’accord iranien puisse conduire à une nouvelle course à l’armement nucléaire. Cependant, certains spécialistes, à l’instar de Gary Sick, ont cherché à relativiser de telles théories, expliquant qu’une escalade nucléaire de la part de l’Arabie saoudite pourrait mettre en péril sa relation cruciale avec les États-Unis en matière de sécurité. Toutefois, un accord est susceptible de compliquer les relations de Riyad avec ses alliés du Golfe et avec Washington :
« Tout accord nucléaire avec l’Iran mettra les dirigeants saoudiens dans une position délicate car certains pays du Golfe, comme le Qatar et Oman, répondront à la graduelle normalisation des relations avec Téhéran en développant leur propres liens économiques et commerciaux. Les Saoudiens pourraient avoir plus de mal à réunir le CCG autour d’une position commune sur l’Iran et pourraient alors se sentir obligés de poursuivre une politique plus unilatérale.
Cela dit, le pragmatisme de la politique étrangère de l’Arabie saoudite fait que l’écart entre les politiques américaines et saoudiennes ne s’élargira pas trop, et les Saoudiens attendront la fin du mandat d’Obama dans l’espoir qu’une nouvelle administration adopte une approche différente. »
Kristian Coates Ulrichsen, chercheur spécialisé sur le Koweït à l’institut Baker de la Rice University
ISRAËL
Fervent opposant à tout rapprochement occidental avec l’Iran depuis des années, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a subi une pression croissante à mesure que se rapprochait la conclusion d’un accord. Des membres de l’opposition ont exigé sa démission dans l’éventualité où un accord serait conclu, bien que les sondages indiquent que Netanyahou continue de bénéficier d’un soutien public considérable sur la question. Néanmoins, la plus grande bataille de Netanyahou ne se jouera pas à Tel Aviv mais à Washington :
« Beaucoup pensent que c’est un mauvais accord du point de vue d’Israël. Mais l’opposition critiquera Netanyahou pour n’avoir pas su l’améliorer ; ils diront qu’il aurait dû viser des objectifs plus modestes mais réalisables compte tenu de l’importance de ces négociations pour Obama.
Au départ, Netanyahou cherchera à obtenir le rejet catégorique de cet accord par l’opinion publique américaine afin de parvenir à une majorité des deux tiers contre l’accord. Plus généralement, Netanyahou tentera de se défendre contre les accusations de l’opposition en prenant pour bouc émissaire Obama, à qui il reprochera sa naïveté et sa supposée incompréhension du Moyen-Orient. Il est aussi probable que Netanyahou affirme que sa “ligne rouge” a affecté le comportement de l’Iran et a permis de le dissuader d’aller au-delà. Sa stratégie après la signature d’un accord sera de poursuivre ses efforts pour affecter le vote du Congrès en se concentrant sur la dénonciation d’éventuelles infractions de l’accord par l’Iran et en essayant de pousser le Congrès à rétablir les sanctions rapidement.
En fin de compte, Israël devra assimiler une nouvelle réalité : les intérêts des États-Unis et d’Israël ne coïncident pas toujours.
Ofer Zalzberg, analyste principal sur le Moyen-Orient à l’International Crisis Group (ICG)
SYRIE
Le soutien de l’Iran à Bachar al-Assad depuis plus de quatre ans d’une guerre civile meurtrière l’a éloigné des puissances occidentales, qui veulent la chute du président syrien. Bien que certains éléments indiquent que l’Ouest est en train d’adoucir sa position envers Assad, l’ONU ayant indiqué qu’il était prêt à accepter le fait qu’Assad « fait partie de la solution », certains analystes avancent que l’Iran pourrait désormais décider de diminuer son soutien au président syrien, qui serait alors le grand perdant de l’accord :
« L’Iran comprend qu’après l’accord sur le nucléaire, les États-Unis devront rassurer leurs alliés au Moyen-Orient – principalement l’Arabie saoudite – ou risquer de voir une escalade de la violence à travers plusieurs batailles par procuration qui pourraient compromettre le deal. L’invitation en mai des dirigeants arabes à Washington et la rhétorique rassurante du président américain ne suffisent pas. L’Arabie saoudite et d’autres alliés régionaux, y compris Israël, s’attendent à ce que des mesures concrètes soient prises pour les rassurer.
La garantie la plus importante peut concerner la Syrie. À cette fin, l’Iran pourrait autoriser une transition politique qui exclurait Assad afin de préserver l’accord sur le nucléaire avec un minimum de confrontations et de réactions régionales. Cela dit, laissez partir Assad ne signifie pas que l’Iran n’aura pas son mot à dire dans le futur de la Syrie. L’importance géopolitique de la Syrie pour l’Iran et ses alliés locaux – de la Palestine à l’Irak – implique qu’il y ait une limite dans la volonté de Téhéran de se retirer de Syrie.
Ce scénario vise donc uniquement à apaiser les voix qui s’élèvent contre l’Iran dans la région en fournissant une apparence de bonne volonté iranienne tout en maintenant les intérêts régionaux de Téhéran. L’éviction d’Assad ne dissoudra pas le complexe militaro-économique baathiste mais pourrait rendre plus constructifs les efforts diplomatiques.
La seule alternative est une escalade supplémentaire dans la guerre par procuration que se livrent les deux parties en Syrie. »
Ibrahim Halawi, chercheur et doctorant en sciences politiques à la Royal Holloway University de Londres
YÉMEN
La guerre au Yémen dure depuis plus de trois mois déjà et a fait des centaines de morts. Les militants houthis, qui ont mené une insurrection de dix ans dans le nord du pays et ont souvent affirmé disposer du soutien de l’Iran, ont dû faire face à la violente campagne de bombardements aériens de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite. Suite à un accord nucléaire susceptible de mettre un terme à l’isolement de l’Iran, les analystes sont optimistes quant aux implications pour le Yémen :
« La guerre au Yémen ne concerne plus le Yémen. Même avec un Iran davantage responsabilisé, une meilleure compréhension entre ce dernier et l’Arabie saoudite demeurera nécessaire.
J’espère tout de même qu’un accord sur le nucléaire finira par avoir une influence positive – il faudrait pour cela que l’accord inclue la condition que l’Iran dise aux houthis de mieux se comporter. L’Iran a de l’influence sur les houthis, mais pas nécessairement dans le sens où il commanderait et contrôlerait le groupe. L’Iran a déjà un grand nombre d’engagements financiers en Syrie, au Liban et en Irak. Le pays n’est pas dans une bonne conjoncture financière – il n’a pas envoyé beaucoup de fonds aux houthis au cours des dernières années. Mais s’il y a un pays que les houthis écouteront, c’est bien l’Iran.
En fin de compte, l’accord vise essentiellement à faire de l’Iran un acteur international plus responsable. Si vous continuez à l’isoler, vous ne pourrez réellement lui demander de bien se conduire. Avec cette ouverture, il y a l’espoir que les Iraniens s’engageront davantage dans les discussions. »
Farea al-Muslimi, chercheur associé au Carnegie Middle East Center, spécialisé sur le Yémen et les pays du Golfe
TURQUIE
La Turquie, le gigantesque voisin de l’Iran à l’ouest, a exprimé publiquement son soutien à l’accord sur le nucléaire. Cependant, les analystes expliquent qu’un jeu plus complexe se joue derrière la scène :
« La Turquie a une place importante dans les projets des dirigeants saoudiens. Riyad veut qu’Ankara fasse office de puissance sunnite et de contrepoids à l’Iran. Dès lors, un accord est susceptible d’accroître le besoin saoudien de se rapprocher un peu plus de la Turquie afin de contrer l’influence régionale de l’Iran.
La Turquie ne partage pas entièrement cette vision. Malgré le réchauffement des relations entre l’Arabie saoudite et la Turquie, le rapprochement est davantage formel que substantiel. L’écart entre les politiques étrangères de ces deux pays sur les questions régionales les plus importantes, notamment le coup d’État en Égypte, ne s’est pas réduit.
De plus, la Turquie soutient une solution diplomatique depuis le début de la crise sur le nucléaire. En 2010, elle avait tenté, en partenariat avec le Brésil, d’aider à trouver un accord entre le P5+1 et l’Iran sur la question du nucléaire, mais en vain.
Traditionnellement, la Turquie et l’Iran ont des relations simultanément compétitives et coopératives. Au contraire de l’Arabie saoudite, la Turquie ne réduit pas l’Iran au rôle de rival régional chiite inflexible et menaçant. De même, au contraire de l’Occident, la Turquie ne réduit pas l’Iran à une bombe nucléaire et au radicalisme théocratique. Mises à part les considérations d’ordres politique et sécuritaire, la Turquie voit l’Iran comme un vaste marché et un fournisseur d’énergie potentiel en lien avec son objectif ambitieux de devenir un jour une plateforme de transit énergétique. La Turquie pense qu’un accord nucléaire se révélera bénéfique de ces deux points de vue.
La Turquie pense également que plus l’Iran est intégré dans le système et plus son sentiment d’insécurité est apaisé, plus il deviendra un acteur responsable et coopératif. Cette attente peut toutefois se révéler sans fondement. Un Iran enhardi pourrait se montrer davantage intraitable et autoritaire, ce qui pourrait alors conduire à une plus grande détérioration des relations entre la Turquie et l’Iran.
La Turquie voit donc dans un accord sur le nucléaire tant des opportunités à exploiter que des menaces à gérer. Cette lecture est cohérente avec la nature historique des relations entre la Turquie et l’Iran : à la fois coopératives et compétitives. »
Galip Dalay, directeur de recherche à l’Al Sharq Forum d’Istanbul & chercheur principal spécialiste de la Turquie et des questions kurdes au think tank Al Jazeera Center for Studies
ÉGYPTE
Les cours chancelants de la Bourse égyptienne sont remontés de façon significative ce weekend à la perspective d’un accord sur le nucléaire. Certains ont spéculé que les dirigeants égyptiens accueilleront l’accord favorablement, le voyant comme une façon de stabiliser des tensions décennales avec l’Iran. Toutefois, cet accord pourrait aussi bouleverser les relations du Caire avec un allié essentiel :
« Les répercussions pour l’Égypte [d’un accord sur le programme nucléaire iranien] se feront sentir avant tout dans les relations du Caire avec son allié régional le plus important, l’Arabie saoudite.
Une levée des sanctions permettra à l’Iran de soutenir économiquement une éventuelle intensification de son implication dans les diverses crises du Moyen-Orient. Ceci résultera probablement en une rivalité régionale croissante entre Téhéran et Riyad.
L’Arabie saoudite pourrait dès lors demander un soutien plus grand à l’Égypte, qui est vue traditionnellement comme une majeure puissance du monde arabe. Etant données la quantité et l’importance du soutien économique et politique saoudien pour le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, une telle demande serait difficile à ignorer de sa part.
Néanmoins, Sissi devrait équilibrer soigneusement son alliance et ses engagements avec Riyad dans la mesure où les Égyptiens ne souhaitent pas être entraînés dans les différents bourbiers de la région, leur propre pays étant déjà confronté à une myriade de problèmes. »
Sharif Nashashibi, journaliste primé et observateur du monde arabe
BAHREÏN
La classe dirigeante relativement isolée de Bahreïn a trouvé dans l’Arabie saoudite un allié de poids : en 2011, Riyad avait envoyé un contingent de plus de 1 000 soldats dans la minuscule monarchie du Golfe pour l’aider à réprimer des manifestations anti-gouvernementales. Le pays conserve tout de même des liens historiques importants avec l’Iran – et nombreux sont ceux qui, dans le monde des affaires bahreïni, espèrent pouvoir tirer profit de ces liens avec un Iran libéré des sanctions :
« Le gouvernement adoptera la même position que les Saoudiens, en grande partie parce que Bahreïn est un État client et que la famille régnante est dépendante de l’Arabie saoudite pour maintenir son économie à flot.
Il est prévisible que cette position soit négative. Dans la rue, cependant, elle devrait aider à faire baisser un peu la température. Dans une région en proie à la violence sectaire, l’accord devrait contribuer à apaiser les tensions. En outre, la levée graduelle des sanctions engendrera des bénéfices économiques à Bahreïn et aura, en général, un impact positif. »
Bill Law, journaliste primé, spécialiste du Golfe
« D’un point de vue politique, un accord nucléaire global pourrait compliquer toutes négociations entre le gouvernement bahreïni et l’opposition chiite. Le gouvernement bahreïni partage les craintes saoudiennes d’une renaissance iranienne qui consoliderait l’influence et l’hégémonie de ce pays dans la région, en particulariser dans les États qui partagent sa foi chiite. Le refoulement de l’influence iranienne telle qu’ils la perçoivent pourrait creuser encore davantage le fossé entre les deux parties.
D’un point de vue économique cependant, Bahreïn pourrait tirer grandement profit d’une fin de l’isolement économique de l’Iran. Exploitant les puissants liens sociaux et culturels qui unissent Bahreïn à l’Iran, le commerce, les investissements et les transports entre les deux pays pourraient augmenter. Bahreïn pourrait aussi obtenir de l’Iran le gaz naturel dont il a tellement besoin pour faire fonctionner son industrie de l’aluminium (10 % du PIB). Néanmoins, tout développement économique et commercial risque d’être retenu en otage par la politique saoudienne. »
Rosamund de Sybel, directrice de K2 Intelligence, spécialiste de Bahreïn et du Golfe
Traduction de l’anglais (original).
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