Abdelaziz Bouteflika, père de la paix et de l’impunité
ALGER - « C’est pour moi l’occasion de renouveler l’appel de la patrie clémente aux égarés qui voudront se ressaisir et abandonner la voie du crime. » Le 10e anniversaire de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, le projet – son projet – depuis qu’il a été placé au pouvoir en 1999, valait bien un message personnel d’Abdelaziz Bouteflika. Pour l’occasion, lundi 28 septembre, l’APS, l’agence de presse officielle, a diffusé une longue lettre du président, immobilisé pour raisons de santé, afin de fêter « la paix retrouvée ».
Adoptée par referendum le 29 septembre 2005, cette Charte voulait – après dix ans de guerre civile pour laquelle les ONG ont dressé un bilan de 200 000 morts – couronner un processus de réconciliation à travers différentes mesures : l’élargissement des extinctions de poursuites judiciaires contre les islamistes armés et la prise en charge de leurs proches en échange de leur reddition ; l’indemnisation des familles de disparus ; et l’immunité judiciaire des agents de l’État impliqués dans la lutte antiterroriste et soupçonnés par les ONG de violations des droits de l’homme (torture, disparition forcée et exécution extrajudiciaire).
Dix ans plus tard, les proches du cercle présidentiel, pour qui le chef de l’État « s’est inscrit dans l’histoire comme architecte de la paix », restent plus que jamais convaincus de la nécessité de cette politique. « Ce n’est qu’à l’époque que j’ai compris la phrase d’Albert Camus sur l’Algérie, qui m’avait fait hurler de colère : ‘’Je préfère ma mère à la justice’’ », confie un conseiller du président Bouteflika à Middle East Eye.
« Je crois qu’il faut parfois éviter de passer par des procès lourds de conséquences et aller vers le pardon pour apaiser les esprits, pour réconcilier une société déchirée. Cette voie était inévitable. Comment voulez-vous éteindre le feu sans passer par un acte courageux, certes sujet à controverses, mais nécessaire, c’est-à-dire pardonner, passer à autre chose ? »
Un officier du DRS (services de renseignements), toujours en fonction, met en avant « la réalité du terrain ». « L’armée et les services secrets, en première ligne dans cette guerre, ont vite compris que le conflit ne pouvait pas avoir une issue militaire. Dès 1994, le DRS a noué des contacts avec des islamistes armés disposés à négocier leur reddition », raconte-t-il à MEE.
Le général à la retraite Mohamed Oudaï, un des responsables militaires de la lutte antiterroriste dans le centre du pays de 1994 à 1996, se souvient quant à lui des « hélicoptères qui lâchaient, dès 1994, des tracts appelant les terroristes à se rendre avec des garanties ». Selon les chiffres officiels, qui ne couvrent que la période entre 2006 et 2015, 15 000 islamistes armés ont ainsi été « intégrés dans la société », alors que 17 000 ont été « éliminés » entre 2006 et 2012.
Réseaux djihadistes
Pour plusieurs militaires, « les bienfaits de la Charte sont toujours perceptibles aujourd’hui ».
« Grâce au nombre impressionnant d’islamistes radicaux exilés à l’étranger, de Londres à Damas, du Mali au Pakistan, et qui ont souhaité se rendre pour bénéficier des extinctions de poursuites en Algérie, le DRS a pu bâtir une impressionnante base de données sur les réseaux djihadistes, que nous avons partagée avec plusieurs services secrets à travers le monde ces dix dernières années », précise l’un d’entre eux à MEE.
« Alors qu’au départ, le texte devait être limité dans le temps [six mois de délais pour se rendre], la Charte est toujours effective. Les terroristes continuent à se rendre. Ça marche. »
Ça marche. « Oui, mais à quel prix ? », s’interroge Nassera Dutour, rencontrée par Middle East Eye. La présidente de l’association SOS Disparu(e)s n’a jamais retrouvé son fils, enlevé par des militaires au milieu des années 90, à l’âge de 21 ans.
« On ne peut tout simplement pas pardonner à un criminel qui a tué et égorgé. Avec ce genre de loi, il se dira ‘’demain je peux recommencer, je serai ensuite pardonné. La réconciliation est un chemin qu’on doit faire ensemble, non pas quelque chose qui est imposé d’en haut. »
Dès l’annonce du projet de Charte, en août 2005, militants des droits de l’homme, familles victimes du terrorisme et proches de disparus ont tout de suite dénoncé un « déni de vérité et de justice », un « chantage par l’argent pour taire les demandes d’enquête ».
Alors que l’éditorial du quotidien francophone El Watan se demandait le lendemain du discours présidentiel si les autorités entendaient « fermer les yeux sur les crimes des uns et des autres pourvu que les maquis se vident », les ONG des différentes catégories de victimes, perdues dans des querelles de chapelles durant des années, ont uni leur voix pour dénoncer la Charte.
SOS Disparu(e)s, Somoud (familles des personnes kidnappées par les groupes armés) et l’Association nationale des familles des disparus (ANFD) se sont mobilisés contre ce texte qui selon eux « consolide l’impunité et le déni de justice et de vérité au profit des terroristes et des agents de l’État impliqués dans la lutte antiterroriste ».
Violence banalisée
À l’heure du bilan, Mouloud Boumghar, co-auteur en 2010 de la Charte pour la vérité, la paix et la justice, texte alternatif élaboré par des ONG, rappelle que « si l’intensité de la violence a baissé grâce à la lutte militaire contre le terrorisme, l’intégrisme est loin d’avoir été défait, la lutte idéologique n’ayant jamais été assumée par le régime en place, qui a fait des compromis avec les islamistes ».
Sollicité par MEE, le juriste ajoute qu’il y aurait aussi « beaucoup à dire » sur la question des droits de l’homme. « Les amnisties promulguées depuis 2000 démotivent les agents de la lutte antiterroriste d’un côté, et de l’autre, réduisent le coût de la tentation pour ceux qui veulent prendre les armes. Il faudrait d’abord établir la vérité juridique et politique sur la crise qui a mené aux violences massives des années 90, pour comprendre réellement ce qui s’est passé. »
C’est aussi ce que réclame le principal parti d’opposition, le Front des forces socialistes. Mardi 29 septembre, son premier secrétaire Mohamed Nebbou a rappelé qu’« une réconciliation nationale véritable » ne pouvait pas « se décréter » ni se faire « sans vérité et justice et sans l’édification d’un régime politique ouvert, d’une réelle démocratie politique et d’une justice indépendante, et sans la mise en place d’institutions légitimes fortes et crédibles ».
Aliouat Lahlou, leader des ex-gardes communaux impliqués dans la lutte antiterroriste, que MEE a rencontré à Bouira, à une centaine de kilomètres d’Alger, voit dans cette égalité de traitement entre les bourreaux et les victimes les germes d’une « banalisation de la violence ».
« Regardez l’explosion des chiffres de la criminalité, l’âge de plus en plus jeune des voyous dans nos villes », s’emporte-t-il. « Un nouveau terrorisme prend racine avec ces petits malfrats qui savent que la loi a déjà amnistié les pires ! Résultat, ils ne prennent au sérieux ni la loi, ni les sanctions. On vit dans un grand climat d’impunité. »
Eric Goldstein, responsable de Human Rights Watch pour la région MENA, rencontré quelques jours après l’annonce du projet de Charte en 2005, l’avait prédit : « Les questions de vérité et de justice vont rebondir, comme ça a été le cas en Amérique latine. Il est naturel que de nombreuses personnes préfèrent, à court terme, tourner la page d’une période très pénible et rattraper le temps perdu. Mais les faits et les données qui ont alimenté la violence affreuse des années 90 resteront toujours pertinents ».
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