« Beit mouchtarak » : la colocation à Beyrouth
BEYROUTH - Après avoir vécu pendant 18 mois – heureux, la plupart du temps – dans un appartement idéalement situé dans le quartier recherché d’Hamra, dans la capitale libanaise, qu’il partageait avec un chien âgé et deux amis, Omar Safi*, 30 ans, a décidé qu’il était temps de passer à autre chose.
Il a notamment déploré le fait que ses colocataires avaient un rythme très différent du sien : « j’entendais souvent leur musique tard dans la nuit. J’entendais aussi des couples faire l’amour. Cela dit, j’aimais aussi avoir la liberté de faire ces bruits moi-même parfois… »
Le royaume de la beit mouchtarak (maison partagée), qui réunit principalement des étudiants et de jeunes actifs, s’est répandu à Beyrouth. Les loyers de plus en plus chers et la possibilité d’une plus grande liberté que celle octroyée chez leurs parents ont fait de la colocation une option attrayante pour de plus en plus de jeunes et de couples.
« Ce n’est pas très commun dans ma famille mais ça l’est certainement parmi mes amis », explique Maria Harb*, 27 ans, étudiante en licence à l’American University of Beyrouth (AUB). « Ça a pris du temps pour que mes parents se fassent à cette idée mais à la fin ils ont accepté parce que c’était plus pratique pour moi qu’aller à l’université en voiture. »
Les quartiers les plus prisés – et les plus coûteux, avec des chambres tarifées entre 300 et 700 dollars par mois, voire plus – sont situés près des zones branchées, à proximité des universités et de la vie nocturne : Hamra, Gemmayzeh, Mar Mikhael et Achrafieh.
Les priorités absolues pour les locataires sont d’éviter les zones situées proches de sites de construction et de trouver des appartements pourvus de l’électricité (24 h sur 24), de la wi-fi, de l’air climatisé, de places de stationnement et de colocataires sympathiques, et garantissant la jouissance des libertés personnelles.
Hors de portée
Pour de nombreux Libanais, cependant, vivre à Beyrouth reste difficile : « Vous voulez 3 mois = 2 700 $ + caution 900 $ + frais d’agence 900 $, soit un total de 4 500 $ – vous plaisantez ?! », écrivait récemment une femme en colère en réponse à une offre d’agent immobilier sur Facebook.
Les appartements et les colocataires sont souvent trouvés grâce aux réseaux sociaux. Il y a des dizaines de groupes sur Facebook, qui s’ajoutent aux petites annonces affichées dans des endroits stratégiques comme les universités ou les cafés, aux emails qui circulent sur le sujet, aux waseet (annonces dans les journaux) ou aux bons tuyaux des amis et connaissances. Dans de nombreux cas, les personnes qui se retrouvent à vivre ensemble ne se connaissaient pas auparavant.
« À chaque fois que je partage un appartement avec des amis, c’est un peu la continuation d’une histoire que nous connaissons tous les deux. La seule différence réside dans la gestion de problèmes nouvellement découverts, comme l’hygiène, l’incompatibilité quant au fait de fumer à l’intérieur, les animaux domestiques, etc. », explique Natheer Halawani, 30 ans. « Mais quand le choix se présente, je choisis instantanément un inconnu plutôt que quelqu’un que je connais. »
Nadia Younes, 27 ans et vétérane de la colocation, a une stratégie bien rôdée. « Au cours des deux dernières années, j’ai rencontré trois des cinq colocataires avec lesquels j’ai vécu dans mon appartement actuel grâce à la page [Facebook] Apartments in Beyrouth », a-t-elle raconté à MEE. Elle vérifie la page Facebook des candidats à la colocation avant de faire son choix.
Nadia Younes a les idées claires sur ce qu’elle accepte et n’accepte pas. « Je veux simplement qu’ils respectent les espaces de vie partagés », indique-t-elle. « Et qu’ils soient en mesure de partager les responsabilités liées à l’appartement, comme le paiement des factures, parler avec le natour [concierge], allumer le générateur, nettoyer la salle-de-bain et la cuisine, et contribuer aux dépenses générales. » Elle insiste aussi sur l’importance de la politesse, ce qui inclue les salutations générales et le fait de prévenir un peu en avance lorsque l’on invite des amis.
Zones sensibles
Les zones sensibles sont habituellement la cuisine et la salle-de-bain, en particulier la vaisselle sale, les lavabos et éviers bouchés, la lunette des wc non rabattue, mais aussi les règles liées à la cigarette – et les règles en général. « Nous avions des règles très strictes en ce qui concerne le nettoyage des espaces communs mais étions plus coulantes pour le partage des dépenses car nous avions toutes les deux une aide financière très limitée de nos parents », se rappelle Nathalie Diab, 32 ans, qui a vécu en collocation à Achrafieh lorsqu’elle était étudiante.
Natheer Halawani croit aussi en l’importance des règles : « Nous avions de nombreuses règles. Ce qui fonctionnait le mieux était que le locataire principal soit responsable de tout, y compris des factures. En échange, en général, il ou elle payait un peu moins ». Maria Harb explique cependant qu’elle a un jour cessé de chercher à faire respecter les règles. « Ça consumait trop d’énergie émotionnelle. Et le résultat est que je ne suis plus amie avec les filles avec lesquelles je vivais ».
La colocation entre personnes de sexe différent est encore loin d’être une norme acceptée. Partager un appartement avec des hommes a bien fonctionné pour Maria Harb. Nadia Younes, pour sa part, ne disait pas à sa famille ou aux gens qu’elle rencontrait au Liban qu’elle habitait avec des hommes. Natheer Halawani l’admet volontiers : « Si j’avais été une femme, cela aurait été presque impossible de vivre dans tous les appartements mentionnés dans les annonces, à l’exception de Mathaf, surtout s’il y avait des filles et des garçons dans le même logement ».
Le style de vie de Nathalie Diab et de ses amies était synchronisé, communautaire et convivial : « Nous restions beaucoup à la maison, des amis venaient tout le temps, certains dormaient sur nos canapés. Un jour, deux filles sont venues habiter avec nous pour étudier », poursuit-elle. Le duo vivait en harmonie : « ce qui a fonctionné, c’était le respect mutuel, y compris envers la vie privée des autres… autant que le fait d’organiser des soirées ensemble ».
Nathalie Diab a découvert que les concepts de partage et de vie privée peuvent être interprétés de façon différente : « Ma colocataire était issue d’une famille de cinq filles. Moi, par contre, je n’avais pas de sœur et je n’avais donc pas l’habitude de partager mon espace, mes vêtements, quoi que ce soit en fait. Mais j’ai appris d’elle, de même qu’elle a appris de moi et, pendant les années où nous avons vécu ensemble, nous n’avons eu aucun conflit majeur et acceptions aussi d’inviter nos petits-amis à l’appartement ».
La vie dans une ville surpeuplée comme Beyrouth est bien connue pour les petites interférences du quotidien – les sites de construction, les propriétaires, les concierges, les voisins ou la famille des propriétaires. Par exemple, le propriétaire de Diab, un homme âgé, utilisait un double des clés pour entrer dans l’appartement pendant que les filles n’y étaient pas certains weekends. Halawani se souvient avoir dû quitter un appartement à Dahye. « Il était très bon marché et plutôt confortable, mais il y avait des espèces de voyous qui squattaient devant ma porte, pensant que j’étais de Tripoli et que j’étais venu ici pour les espionner – je portais la barbe à l’époque. En fait, j’aimais juste être seul. »
La Beit mouchtarak crée souvent des situations où de jeunes hommes et de jeunes femmes, des personnes de différents origines religieuses, de différentes nationalités et de différentes orientations sexuelles, se retrouvent à vivre ensemble : « En tant que concept, la colocation est une idée chouette et je suis contente que les gens y sont de plus en plus ouverts. Si elle se fait de façon adéquate, la réunion de personnes différentes peut être une bonne expérience », déclare Natalie Khazzouh, qui gère et surveille le groupe Facebook Apartments in Beyrouth qu’elle a créé quand elle était étudiante en 2006-2007. Le groupe a désormais près de 22 000 membres.
Discrimination
Néanmoins, beaucoup d’espaces de vie communs demeurent un microcosme de la société plus large. Khazzouh admet ainsi que la discrimination, basée sur la nationalité et la religion, est rampante. Pour y faire face, elle a ajouté une règle qui interdit la discrimination basée sur des critères de nationalité, de religion, et d’identité plus généralement. « Les gens qui violent cette règle sont suspendus et interdits d’accès, mais il est impossible de garantir que des propriétaires ne pratiquent pas la discrimination au-delà du groupe », explique-t-elle. « Il y aussi des discriminations moins fréquentes, basées sur les orientations sexuelles, et les personnes qui les pratiquent sont aussi exclues », insiste-t-elle.
« Je me souviens d’une fois où je cherchais un appartement à Ashrafiyeh et où le propriétaire m’a demandé à la fin d’un entretien téléphonique en apparence réussi : ‘’Êtes-vous musulman ? Vous savez, les voisins, ils posent des questions’’. J’ai raccroché immédiatement », se rappelle Natheer Halawani.
« Avec la crise de l’immigration de Syriens, il y a eu une hausse de la discrimination contre eux », fait remarquer Natalie Khazzouh. « Un jour, j’ai partagé un exemple de post discriminatoire contre les Syriens au sein du groupe et j’ai été surprise par la controverse que ça a suscitée. Beaucoup soutenaient le point de vue exprimé dans ce post. Il y a aussi des Syriens qui font de la discrimination contre les Libanais ». Les Palestiniens aussi font face à ces problèmes parfois.
« Trouver un logement à louer à Beyrouth est difficile », explique Naseb Rahhal, un Syrien de 32 ans. « Si un propriétaire potentiel est d’accord pour louer un appartement à un Syrien comme moi, il augmentera le loyer drastiquement par rapport aux prix mentionné dans l’annonce et demandera trois mois, parfois même un an, de paiement anticipé. »
« J’ai besoin de partager un logement avec quelqu’un en qui j’ai confiance », insiste-t-il. « Les Syriens ne peuvent pas ouvrir de compte bancaire ici et je dois donc garder mon argent dans ma chambre ». Ce doit aussi être quelqu’un d’altruiste : « Si je tombe malade, qui m’emmènera à l’hôpital à 3 heures du matin ? On discute, on rit, on fume le narguilé, on écoute de la musique – il est comme un frère, on est une communauté », affirme Rahhal en parlant de son hôte du moment.
Des liens forts, parfois aussi puissants que des liens familiaux, se développent fréquemment entre les personnes qui choisissent de vivre ensemble. « Les amis que je me suis faits, les expériences que nous avons partagées, les discussions que nous avons eues, les fêtes que nous avons organisées, les diners, les photos et les nuits sans fin pleines de nouveaux visages », se remémore Natheer Halawani. Il vivait la plupart du temps avec deux colocataires mais souvent d’autres personnes venaient « squatter » pour la nuit, un mélange de Libanais et d’étrangers, des gens du Nord, du Sud et des Beyrouthins, des garçons comme des filles, des hétéros et des homos, religieux ou pas.
Une autre façon est possible
La collocation a appris à Naseb Rahhal à être prévenant, ordonné et à participer aux tâches ménagères quotidiennes. Plus que tout, il souligne l’importance de la communication.
« Je pense pouvoir dire que je suis un bon communicant et un bon médiateur, y compris au travail, et que c’est pour ça que j’arrive à maintenir l’harmonie autour de moi. » Nadia Younes, pour sa part, explique que la colocation lui a appris à être plus patiente.
Avoir partagé un appartement avec un ami a permis à Nathalie Diab de réaliser qu’une autre façon de vivre – au-delà du logis familial – était possible. « Parfois c’était même mieux, même dans les plus petits détails, comme le partage des corvées. »
« J’ai appris à me faire confiance pour prendre mes propres décisions », ajoute Maria Harb. « Ce type de vie implique de faire beaucoup de compromis et d’apprendre de nouvelles choses, il implique d’être plus ouvert, et c’est aussi beaucoup de bons moments ! », se rappelle Diab.
Après des années de colocation, Nadia Younes admet s’en être un peu lassée, en particulier du fait de devoir se séparer chaque fois de colocataires avec lesquels des liens forts s’étaient noués. Omar Safi, lui, est toujours partisan du concept, mais il essaie de trouver un studio.
« C’est une bonne expérience de vie. Mes enfants doivent l’essayer au moins une fois dans leur vie », affirme Nathalie Diab, qui est maintenant mariée et mère de deux enfants. Des propos partagés par Natheer Halawani : « Si jamais j’ai des enfants, je leur suggèrerai de commencer à vivre ailleurs dès qu’ils le pourront. C’est une expérience totalement différente qui m’a beaucoup aidé pour forger mon caractère ».
*Le nom a été modifié à la demande de la personne interviewée.
Traduction de l’anglais (original).
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