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Algérie : l’interminable automne des généraux

Hocine Benhadid, opposant à Abdelaziz Bouteflika, est la dernière victime d’une série d’arrestations parmi les haut gradés de l’armée algérienne. Le président algérien parachève ainsi sa traque au sein de l’institution qui l’a porté au pouvoir
Capture d’écran de l’interview du général à la retraite Hocine Benhadid, opposant à Abdelaziz Bouteflika, invité de Radio M, webradio du site indépendant Maghreb Emergent

ALGER - En moins de dix jours, la vidéo a été vue 150 000 fois. Pendant une demi-heure, le général à la retraite Hocine Benhadid, opposant à Abdelaziz Bouteflika, invité de Radio M, webradio du site indépendant Maghreb Emergent, s’en prend au frère cadet du président, Saïd Bouteflika, et au chef d’État-major de l’armée algérienne, le général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah.

« Une bande de détraqués, avec à leur tête Saïd Bouteflika, pille le pays. […] Le peuple va se soulever si Saïd veut s’imposer à la succession de son frère. […] Une bande mafieuse gouverne aujourd’hui l’Algérie. […] Bouteflika n’est conscient que 30 à 40 minutes par jour. […] Gaïd Salah n’est rien, il n’est puissant que par son téléphone et son fauteuil, il n’a aucune assise au sein de l’armée, il ne peut même pas réunir les chefs de régions militaires, personne ne le suit, il n’a été nommé en 2004 comme chef d’État-major que parce qu’il faisait traîner des dossiers, parce qu’il est faible. »

Sur sa lancée, l’ancien patron de la légendaire 8e division blindée, fleuron de l’armée de terre algérienne, et chef de la 3e Région militaire dans les années 90 (à la frontière avec le Maroc), attaque aussi les « oligarques » proches du frère du président, principalement Ali Haddad, homme d’affaires propriétaire de la principale entreprise de BTP du pays, de différents médias et du club de football USM Alger, chef du Forum des chefs d'entreprises (FCE), et intime de Saïd.

« Ali Haddad se permet de donner des ordres aux ministres et personne ne bouge ! », lance t-il. Quelques jours plus tard, Ali Haddad annonce qu’il déposera plainte contre le haut gradé à la retraite.

Coup d’État

Mais il en faut plus pour désarçonner Benhadid, ancien élève de l’académie militaire américaine de West Point, dans la même promotion qu’un certain Colin Powell. La même semaine, il récidive sur la chaîne d’opposition Al Magharibia, où il fait une fracassante révélation sur les détails du conclave des généraux qui s’est tenu à Alger trois jours après la victoire du Front islamique du Salut (FIS) au premier tour des législatives de décembre 1991.

« Chacun devait donner son avis, mais on ne savait pas qu’un coup d’État, fomenté par le haut commandement, était déjà en préparation contre le président Chadli. » Pire, il révèle que des généraux, dont le ministre de la Défense de l’époque, Khaled Nezzar, « prévoyait de renverser le président dès juin 1991 » ! Le 11 janvier 1992, le président Chadli quittait en effet son poste à la demande de l’armée.

La riposte à ces déclarations ne se fait pas attendre. Mercredi soir, sur l’autoroute qui le mène chez lui à Ben Aknoun, sur les hauteurs d’Alger, où il occupe un modeste appartement, Benhadid est interpellé par une escouade de la gendarmerie et transféré le soir même au tribunal d’Alger-centre sur plainte du ministère de la Défense.

À minuit, l’ancien général âgé de 71 ans est placé sous mandat de dépôt et incarcéré à la prison d’el-Harrach (banlieue Est d’Alger) pour « divulgation du secret militaire », « outrage et appel à la désobéissance », « atteinte au moral de la troupe » et « diffamation ». Les charges sont multiples et proviennent de sources non officielles, puisque même ses avocats n’ont pas eu accès à son dossier.

Violation de la procédure

« Il a été interrogé par le juge toute la nuit, alors qu’il est malade, n’arrive à marcher qu’appuyé sur sa canne. On lui a même refusé d’utiliser l’ascenseur au tribunal d’Alger », rapporte un de ses avocats sous couvert d’anonymat dans le quotidien arabophone El Hayat. Un autre de ses avocats, maître Mechri, dénonce sur le journal El Watan « les conditions de son arrestation et le viol de la procédure » car la perquisition chez Benhadid, le lendemain de son arrestation, a été menée sans sa présence.

« La brutalité de l’arrestation porte l’empreinte du chef d’État-major », croit savoir l’un des responsables de l’association des retraités de l’armée contacté par Middle East Eye. « Il avait reçu des convocations de la justice la semaine dernière et il ne s’était pas présenté », rétorque une source de la Présidence.

« Nous ne sommes pas solidaires des déclarations incendiaires de Benhadid, même contre les responsables qu’on n’apprécie pas », déclare à MEE un ex-haut officier. « Mais nous dénonçons l’arrestation musclée d’un général, ancien combattant de la guerre de Libération, autrefois chef de région militaire, commandant de division, et un des officiers les plus actifs de la lutte antiterroriste. C’est honteux ! ».

D’autant que, selon ce même haut gradé à la retraite, « les cas de harcèlement administratif, retrait de passeport et mise à l’écart brutale touchent depuis quelques mois plusieurs ex-haut officiers de l’armée et du DRS [services secrets] ».

Esprit de cow-boy

Il cite, notamment, le cas du général-major Mehenna Djebbar, retraité, ancien patron de la Sécurité de l’armée et responsable du renseignement militaire dans les années 90, interdit de quitter le territoire « à cause de ses positions anti-Bouteflika ». Ou encore le limogeage manu militari cet été du général-major Djamel Mejdoub, directeur de la sécurité présidentielle, un as des services secrets aux états de service impeccables, selon ses collègues.

Point d’orgue de ces actions : l’arrestation, chez lui en août dernier, du général-major Abdelkader Aït Ouarabi, dit « Hassan », patron du Scorat, Service de coordination opérationnel et de renseignement antiterroriste depuis une quinzaine d’années. Il a été accusé de « constitution de groupe armé », de « stockage d’armes illégal », de « destruction de documents militaires » et de « non respect du code militaire ».

« Là encore, il faut voir derrière l’emprisonnement du général Hassan la main du chef d’État-major », confie à MEE un officier du DRS. « Hassan n’obéissait pas à Gaïd Salah, notamment lors de l’assaut de Tiguentourine [prise d’otage de la base pétrolière en janvier 2013]. Il est efficace mais avec un esprit de cow-boy. »

Un militaire de haut rang rappelle le contexte : « Le passage en force de Bouteflika pour un 4e mandat en avril 2014 ne pouvait se passer sans créer une forte désapprobation parmi les hauts gradés. Le tandem Bouteflika-Gaïd Salah n’a pas réussi à obtenir de consensus au sein de l’armée. Du coup, les deux puissants se vengent contre toutes les voix réfractaires. »

Marionnette

Et des voix réfractaires, il y en a parmi les anciens chefs de l’armée, qui n’acceptent pas de se voir défaits de la collégialité de la décision politique. « Alors qu’avant, il y avait un groupe cohérent dans le commandement qui prenait des décisions, aujourd’hui, nous n’avons plus de vrais responsables », a déclaré Benhadid à Al Magharibia. Car Bouteflika, en véritable intriguant, a passé quinze ans à démanteler, général après général, le pouvoir de l’institution militaire, historiquement décisif au sein du système algérien.

« Il s’est retourné contre les généraux qui l’ont porté au pouvoir en 1999 et là, il finalise la purge avec l’aide de son bras armé, Ahmed Gaïd Salah, qui lui doit tout, à commencer par son poste », résume un ancien ministre.

Jaloux de son pouvoir, ne supportant plus qu’on le présente comme le civil marionnette des puissants haut gradés, Bouteflika lance en 1999 : « Je suis l’Algérie toute entière, l’incarnation du peuple algérien, alors dites aux généraux de me bouffer s’ils peuvent le faire ! ».

Ainsi, tout au long de ses trois premiers mandats, disparaissent un à un des cercles du pouvoir les « faucons » de l’armée, les « généraux politiques » et les « janviéristes » (ceux qui menèrent le coup de force de janvier 1992 contre le président Chadli) : Lamari, Touati, Gheziel, Guenaizia, Nezzar, Taghit, Belkheir, pour n’en citer que quelques-uns. Et le dernier des derniers, la « citadelle » de la puissance de l’armée, Mohamed Lamine Mediène, dit « Toufik », patron des services secrets depuis 25 ans, mis à la retraite à la mi-septembre 2015.

Ainsi, après avoir limogé, mis à l’écart ou incarcéré ses opposants parmi les militaires, Abdelaziz Bouteflika est enfin seul à décider du scénario de sa succession.

« Enfin, il le croit », résume, sarcastique, un ancien haut-cadre de l’État contacté par MEE. « Car la structure profonde du système algérien reste militaro-sécuritaire, et elle le sera de plus en plus face aux crises à venir liées à la chute du prix du pétrole et à l’effondrement de la Libye. À ce moment-là, pour la survie du système algérien, le groupe des hommes qui ont autrefois compté et qui sont aujourd’hui marginalisés se recomposera de manière informelle pour peser dans la décision. »

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