Migrations syriennes : voyage au bout de la guerre
AMMAN – La sonnerie du téléphone retentit à l’heure convenue. Au bout du fil, le ton assuré de Rafiq se fait entendre. Ce vétéran de l’Armée syrienne libre (ASL), un groupe armé non confessionnel, fût en poste au sud du pays, dans la région de Deraa. Il vient d’arriver en Allemagne avec sa femme et ses deux enfants au terme d’un mois de voyage, dont une dizaine de jours à travers le chaos syrien. Une navigation à vue entre les fracas de la guerre et les réseaux de contrebande.
« Ma famille ne voulait pas que je parte. Ma mère me traitait de fou. Elle me disait que je n’avais pas le droit de risquer la vie de mes enfants », confie l’ancien combattant. « Mais tous les jours en Syrie, des femmes et des enfants périssent sous les bombes. Ma fille cadette voyait la mort quotidiennement ! », poursuit-il d’une voix chevrotante.
La grande traversée commence le plus souvent dans la ville de Deraa, capitale régionale, située non loin de la frontière jordanienne. Les migrants sont d’abord regroupés par l’Armée syrienne libre. Parmi eux, certains étaient réfugiés en Jordanie et, ne supportant plus les conditions de vie sur place, ont décidé de rejoindre l’Europe. Souvent recherchés par les autorités syriennes, ils n’ont plus de papiers officiels, ce qui les empêche de prendre l’avion vers la Turquie. Ils tentent alors le circuit terrestre. D’autres ont passé toute la guerre en Syrie mais un décès, la peur, la désillusion les ont finalement décidés à risquer l’aventure.
Chacun verse un premier tribut d’environ 400 dollars à l’ASL, qui partage le butin avec les passeurs. Les migrants sont ensuite emmenés vers l’est, dans le département voisin de Soueïda. Pour ces exilés, proches de l’opposition, ce nom suscite l’effroi. Cette contrée montagneuse, entièrement contrôlée par le régime, est en effet pour eux le symbole de la répression brutale de l’armée contre l’insurrection.
« Ils s’en fichent de ton passé, que tu sois rebelle ou pas, ce qu’ils veulent, c’est de l’argent », annonce Rafiq d’une voix goguenarde. Pas de vérification d’identité, pas de fouille. Les trafiquants, des bédouins, négocient simplement le prix du passage avec les chefs de poste aux check-points. Ces opposants en fuite sont maintenant perçus par leur ennemi comme une précieuse marchandise.
« Nous sommes devenus les pièces d’un jeu d’échec »
C’est justement la confusion et la folie du conflit qui ont convaincu Rafiq d’abandonner la lutte armée. « Les commandants te disaient qu’il fallait tuer et toujours tuer, mais finalement, pourquoi devrais-je éliminer celui d’en face ? Il est syrien lui aussi. »
Rafiq a perdu ses repères. « Cette guerre n’est plus la nôtre mais celle des grandes puissances, nous sommes devenus de simples pièces d’un jeu d’échec. Notre cause ne nous appartient plus », déplore ce déçu du Printemps syrien.
Il poursuit sur le ton de la confidence, presque sacrilège : « Laissez-moi vous dire quelque chose de grave. Je pourrais être tué pour ça. Il n’y a plus de martyrs en Syrie… Dans notre religion, le martyr meurt pour la défense de la communauté musulmane ou pour le pays… Mais aujourd’hui, tout ça n’existe plus, c’est fini », conclut fermement le guerrier repenti.
Rafiq est profondément marqué dans sa chair, des éclats d’obus sont restés fichés dans son crâne. « Je souffre encore régulièrement de mes blessures », se plaint-il. Mais plus dur à supporter encore est le sentiment du sacrifice inutile. « Je me suis engagé dans une révolution en laquelle je croyais, mais je n’y comprends plus rien. »
La route empruntée par les contrebandiers est à l’image des incohérences de cette guerre. Le trajet passe indifféremment d’un belligérant à l’autre. Ainsi, une fois les postes de contrôle loyalistes franchis, les bédouins conduisent la colonne en territoire ennemi, destination : l’État islamique. Au terme d’une pénible marche au clair de lune dans le désert, la caravane des migrants atteint à l’aube les premiers arpents de terre contrôlés par le califat auto-proclamé.
« Là, les combattants de Daech nous ont fait monter dans des pickups rutilants et nous avons parcouru encore 200 km jusqu’au hameau de Rujm Baqr », raconte Alaa, qui a fait la route début novembre, à Middle East Eye.
Un espace étroitement surveillé
Le hameau est situé dans les confins méridionaux du territoire conquis par l’organisation État islamique. À cheval sur la Syrie et l’Irak, ses provinces s’étendent sur près de 300 000 km2 et compteraient environ dix millions d’habitants. Un vaste espace étroitement surveillé. Au poste de Rujm Baqar, les appareils électroniques et les bagages des migrants sont scrupuleusement inspectés. Le convoi motorisé peut ensuite filer sur 450 km de pistes vers le centre névralgique du proto-État, sur les rives de l’Euphrate.
Arrivée dans la cité fluviale de Mayyadin, l’un des fiefs de l’État islamique, hommes et femmes sont séparés. Les yeux bandés, ils sont emmenés au quartier général de la Hisba, une puissante police chargée de la surveillance des voies publiques. « À travers mon foulard, j’ai pu voir un bâtiment immense. Ils étaient des centaines là dedans à circuler dans tous les sens », raconte Rafiq.
Regroupés dans une pièce devant des juges islamiques, ils subissent un interrogatoire serré : Ont-ils commis la faute de combattre au sein de l’ASL, l’armée des mécréants ? « Certains, qui avaient d’abord nié appartenir à l’Armée syrienne libre, craquent sous la pression et finissent par avouer. Ils sont alors rossés et arrêtés. Moi, j’ai toujours tenu le même discours, du coup ils ne m’ont pas repéré », confie froidement Rafiq.
La peine de mort est requise pour ceux qui ont croisé le fer avec l’État islamique. La même sentence est infligée aux anciens du Front al-Nosra, une brigade affiliée à al-Qaïda. Les cadres du « califat » sont comme obnubilés par cet autre groupe fanatique. Redoutables guerriers et concurrents idéologiques, cet ennemi intime gêne probablement leurs ambitions de monopole sur le « djihadisme » mondial.
Les interrogatoires consacrent d’ailleurs une large part à la doctrine religieuse. « D’abord, ils vérifient que l’on est bien musulman sunnite », explique Abdallah, lui aussi passé par les services de sécurité de Mayyadin avant de rejoindre la Turquie. « On vous demande comment vous priez. Combien vous faites de prières par jour. Quelles sont les obligations religieuses. »
Après cette batterie de questions, ceux dont la culture islamique est jugée insuffisante ou déviante sont retenus quinze jours. Le temps qu’il faut pour enseigner les bonnes manières, selon les règles du nouveau pouvoir théocratique. Et sur les terres d’Abou Bakr al-Baghdadi, chef du « califat », tous doivent respecter la loi.
« Ceux qui sont pris à fumer sont envoyés trois jours à Mattar, près de Deir Ez-Zor, où se déroulent des affrontements contre les forces du régime. Là, les détenus creusent des tombes pour les combattants morts sur le champ de bataille », précise Rafiq.
Un certain confort de vie
Mais le plus surprenant pour l’ancien rebelle, c’est le confort de vie dont jouissent les membres de la milice et leurs sujets. Les prix seraient nettement plus bas que dans sa région : un litre de mazout, qui coûte 2 dollars à Deraa, serait quatre fois moins cher à Mayyadin. « Ils utilisent internet et roulent avec des tout-terrains dernier cri comme s’ils vivaient à Dubaï », poursuit Rafiq, effaré. « Tous les services publics fonctionnent, l’eau comme l’électricité », ajoute Abdallah.
Séduits par une telle opulence, certains migrants décideraient de rester pour embrasser la cause, avoue Rafiq. Un choix inimaginable à ses yeux : « Ils nous traitaient de lâches parce que nous fuyions notre pays et moi je pensais : c’est justement à cause de gars comme eux que je pars. Tout ceci n’est pas l’islam. »
Après deux jours d’investigations, le convoi repart. Il remonte l’Euphrate, longe Deir Ez-Zor, près des champs pétroliers, puis traversent Raqqa, capitale de l’État en gestation, avant d’atteindre l’extrémité nord du territoire, un peu au-dessus d’al-Bab. Au total, les migrants parcourent plus de 800 km sur les pistes du mouvement terroriste le plus traqué au monde. Tous les jours, une cinquantaine de personnes paye environ 400 dollars chacune leur droit de passage, soit un gain mensuel de près de 600 000 dollars. Un revenu conséquent mais probablement marginal comparé à celui généré pas la vente du pétrole extrait à Deir Ez-Zor.
« Tout est devenu une question d’argent »
Un commerce que Rafiq assure avoir vu de ses propres yeux. Des dizaines de camions-citernes auraient parcouru, en même temps que lui, les derniers kilomètres qui le séparaient de la Turquie, près de Bab al-Salam. « Nous sommes partis vers l’ouest pour entrer dans la région turque du Hatay », précise-t-il. « Près de la frontière, le fret a pris la direction opposée, mais je ne sais pas vraiment où il est allé. »
L’or noir a-t-il été vendu aux membres de Jabhat al-Islamya, une milice adverse positionnée entre les soldats turcs et l’État islamique ? Ou encore, une organisation turque l’a-t-il récupéré ? Rafiq ne cherche plus à le savoir, pour lui tout est clair désormais : « J’ai compris que tout était devenu une question d’argent, c’est pour cette raison que j’ai déserté. » Aujourd’hui installé dans une bourgade de l’ouest de l’Allemagne, tourmenté par ses souvenirs de guerre, un nouveau défi l’attend : apprendre à vivre en paix.
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