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Accros au « Mr Nice Guy » dans la zone de non-droit de Jérusalem

Selon une étude publiée par le Bureau central de statistique palestinien en 2011, on dénombre 80 000 consommateurs de drogue dans les territoires occupés
Daoud, un ancien trafiquant de drogues, vit à Ezariya, une ville située à moins de trois km de Jérusalem dont elle est isolée par le mur de séparation (MEE/Ylenia Gostoli)

JÉRUSALEM-EST – Zaki est clean depuis une semaine. Se frottant nerveusement les mains, ses coudes décharnés appuyés sur la table, le jeune homme âgé de 24 ans affirme que cette fois il ne retombera pas dans la drogue.

« Lorsque j'ai commencé à travailler dans le tunnel pour construire la voie ferrée reliant Jérusalem à Tel Aviv, les choses ont vraiment mal tourné », indique-t-il. Il se souvient que les heures de travail étaient longues, le salaire peu élevé et la frustration grandissante. « C'était un travail pour des gens qui n'avaient pas d'emploi, des naufragés de la vie », affirme-t-il. À l'époque, il sortait tout juste de prison pour de petits délits.

« On fumait de l'hydro. Ils appellent ça "Mr Nice Guy" ici. C'est bon marché. On peut acheter un sachet pour 30 à 50 shekels [soit 7 à 12 euros]. Mon ami et moi fumions trois sachets par jour. On prenait aussi du LSD et de l'ecstasy. Ça nous permettait de continuer, on pouvait toujours travailler », précise-t-il.

L'hydro, ou cannabis synthétique, est devenue populaire en tant que « drogue légale » aux États-Unis au début des années 2000 mais est actuellement en déclin. Elle est arrivée dans les territoires occupés via Israël où elle était vendue légalement dans les kiosques. Elle se compose d'un mélange d'herbes et d'autres matières végétales sur lesquelles on vaporise des additifs chimiques à l'origine de ses effets psychoactifs qui activent les mêmes récepteurs cellulaires que la THC contenue dans le cannabis.

Mais en raison de sa composition chimique, cette drogue est considérée comme beaucoup plus dangereuse. Son effet à long terme est encore inconnu et plus difficile à prévoir puisque les produits chimiques utilisés pour la produire changent constamment.

« Le problème s'est aggravé. Les drogues sont devenues moins chères. Nos jeunes sont de plus en plus frustrés et les diplômés ont l'impression de n'avoir aucun avenir », a indiqué Majed Alloush, directeur de l'association et du centre de réadaptation al-Sadiq al-Taieb, à Middle East Eye

En 2013, Israël, où la drogue s'est également répandue comme une traînée de poudre, a adopté une loi sur les substances dangereuses qui interdit sa vente. Celle-ci est également interdite sans autorisation dans les territoires contrôlés par les Palestiniens, où elle est donc achetée auprès de trafiquants.

Une ère nouvelle pour la consommation de drogues

« Nous avons pu identifier 38 sortes d'hydro », précise Issam Jiwehan, directeur de l'ONG al-Maqdese qui œuvre pour le développement social de Jérusalem-Est et de sa banlieue.

« Ils la commercialisent dans des emballages attrayants comme une alternative légale au cannabis », affirme-t-il en passant en revue une série d'emballages dans lesquels la drogue est vendue. « Celui-ci affirme qu'elle vous donnera de la force ; celui-là est vendu aux étudiants avec un message disant qu'elle favorise la concentration. Les jeunes gens sont particulièrement vulnérables à ce genre de marketing. »

Al-Maqdese dirige des programmes de sensibilisation aux drogues, notamment dans les écoles où les drogues légales sont souvent largement diffusées, selon Issam Jiwehan. L'association dispose également d'un service d'assistance et d'orientation ainsi que d'un programme de réduction des risques qui distribue des seringues stériles et des préservatifs.

Malgré la large diffusion de l'héroïne et d'autres drogues, Issam Jiwehan déclare que le Mr Nice Guy est la drogue qui l'inquiète le plus, particulièrement en raison de sa consommation répandue parmi les écoliers et les adolescents.

Photo montrant les emballages colorés des drogues synthétiques (MEE/Ylenia Gostoli)

« On fait croire aux enfants que le Mr Nice Guy est légal et moins nocif que le cannabis », précise Issam Jiwehan. « Il s'agit d'une toute nouvelle ère pour la consommation de drogues. »

« Notre premier cas date de 2011 et, depuis, de plus en plus de jeunes gens sont envoyés dans notre centre par leurs parents à cause de cette drogue », affirme-t-il. « Notre plus jeune patient était âgé de 14 ans. Cette drogue provoque des hallucinations et puisqu'elle est consommée par des enfants qui ne sont pas habitués à prendre de la drogue, elle peut entraîner des problèmes psychologiques. »

Zones de non-droit

« Ce problème est omniprésent. Mais à Jérusalem, il est visible dans la rue », a indiqué Majed Alloush à Middle East Eye. Il dirige un centre de rééducation des toxicomanes à Ezariya, une ville située à moins de trois kilomètres de Jérusalem dont elle est isolée par le mur de séparation.

« Depuis les années 80, les drogues se sont largement diffusées en Palestine : haschisch, héroïne. Mais ces quatre dernières années, la plupart des personnes qui viennent dans notre centre sont dépendantes au Mr Nice Guy. Ce sont des jeunes généralement âgés de 16 à 20 ans », précise-t-il.

Il considère que le fait de négliger les problèmes de drogue à Jérusalem-Est fait partie d'une stratégie délibérée d'Israël pour éroder le tissu des communautés palestiniennes. « C'est une guerre pour chaque mètre carré de Jérusalem. Pour la drogue, les gens sont prêts à tout vendre, y compris leur maison ou leur pays », affirme-t-il.

Le mur de séparation a isolé les quartiers palestiniens qui faisaient partie intégrante de Jérusalem depuis 1967. Leurs résidents, qui détiennent des cartes d'identité de Jérusalem, ont des liens familiaux et économiques avec la ville.

En outre, la pression politique et économique a poussé de nombreux résidents défavorisés de Jérusalem-Est à déménager au-delà du mur, où les logements sont meilleur marché. Afin de ne pas perdre leur statut de résidents de Jérusalem, ils s'installent souvent dans des zones appartenant à la municipalité de Jérusalem sur le plan administratif et contrôlées par les Israéliens mais qui sont coupées de Jérusalem par le mur, comme le camp de réfugiés de Shuafat ou les quartiers de Kufr Aqab et de Samir Amis.

Les résidents paient l'arnona (taxe municipale) mais bénéficient de peu de services, y compris les services de police. Leurs quartiers sont devenus des « no man's lands », des zones de non-droit dédiées au trafic de drogues, d'armes, de voitures volées et gangrénées par la spéculation immobilière.

Le programme d'al-Maqdese distribue des seringues stériles aux personnes dépendantes au crack (MEE/Julie Pronier)

« La police nationale israélienne mène des opérations de lutte contre les trafiquants et la distribution de drogues partout dans Jérusalem et sa banlieue », affirme le porte-parole de la police israélienne Micky Rosenfeld. Il précise que les opérations « sont plus dangereuses dans certains quartiers que dans d'autres ».

Déni de responsabilité

« Les problèmes de drogue ne sont pas une priorité pour la police israélienne », affirme Issam Jiwehan de l'association al-Maqdese. « La sécurité est sa priorité. Elle ne cherche pas à résoudre les problèmes des communautés palestiniennes. »

La situation n'est pas meilleure dans les quartiers et les villages de Jérusalem-Est, un patchwork de différents quartiers contigus qui relèvent des zones B et C de la Cisjordanie (où les questions de sécurité sont placées sous le contrôle d'Israël, conformément aux accords d'Oslo).

La police palestinienne est autorisée à y intervenir uniquement sous réserve de coordination préalable avec les autorités israéliennes. Comme l'a signalé l'International Crisis Group dans un rapport publié en 2010, Israël autorise rarement les forces de sécurité palestiniennes à mener des opérations dans les zones B et C sauf pour lutter contre des opposants politiques.

En 2015, trois postes de police palestiniens ont pu être ouverts dans le gouvernorat de Jérusalem-Est, dans les villages d'Abu Dis, d'al-Ram et de Biddu. Cela a conduit à un certain nombre d'arrestations liées à la drogue, mais la fragmentation de la population entre les titulaires de cartes d'identités de la Cisjordanie et de Jérusalem complique encore les choses, puisque la police palestinienne n'est pas compétente pour ces dernières.

« Nous sommes autorisés à arrêter les criminels et les trafiquants de drogue qui agissent dans les zones palestiniennes et à les remettre au Bureau de Coordination de District (DCO) qui assure la coordination avec les autorités israéliennes pour les questions de sécurité », a indiqué le colonel Emad Yassin, responsable du service de police du gouvernorat de Jérusalem, à MEE. « Mais nous ne pouvons pas les poursuivre en justice puisqu'ils relèvent de la responsabilité d'Israël. En réalité, nous retrouvons souvent ces trafiquants dans les rues quelques jours plus tard. »

Des drogues y sont également produites. « La production a augmenté depuis un an et demi, notamment dans les usines de Mr Nice Guy, particulièrement à Kufr Aqab et Anata », affirme Emad Yassin. « Il faut compter 120 shekels [29 euros] pour une production domestique. Ils utilisent tous les produits qu'ils trouvent, y compris des pesticides. »

Abandonnés

Daoud, qui n'a pas souhaité utiliser son nom de famille, a été trafiquant pendant presque 30 ans. Il indique qu'il vendait la drogue depuis son appartement à Ezariya.

« C'est la zone B, les lois ne s'appliquent pas ici », précise-t-il. « Avant la construction du mur, même les Israéliens venaient chez moi pour m'en acheter. »

Il vendait principalement de l'héroïne, à laquelle il était aussi dépendant. Il achetait la drogue auprès de gros trafiquants, la plupart du temps dans les villes israéliennes de Be'er Sheva et de Lod. Depuis qu'il est sorti de prison il y a un an, il affirme que la religion l'a aidé à s'en sortir et à se faire accepter par la communauté.

Selon une étude publiée par le Bureau central de statistique palestinien en 2011, on dénombre 80 000 consommateurs de drogue dans les territoires palestiniens occupés, y compris à Jérusalem et dans la bande de Gaza. Une nouvelle loi de lutte contre les drogues prescrivant notamment une peine de travaux forcés à perpétuité a été approuvée par le président palestinien Mahmoud Abbas au début du mois de novembre afin de réprimer les trafiquants et les fabricants. 

Issam Jiwehan explique que son ONG a subi d'importantes compressions financières ces quatre dernières années. « Malheureusement, notre situation actuelle ne nous permet pas de définir notre programme et les donateurs déterminent leurs priorités », indique-t-il. « Actuellement, les programmes de lutte contre les drogues se concentrent davantage sur la réduction des risques en distribuant des préservatifs ou des seringues. »

Auparavant, al-Maqdese était en mesure de participer au financement des dépenses liées aux soins de réadaptation. « Aujourd'hui, il nous arrive d'aider d'anciens toxicomanes à payer les soins d'autres personnes », précise-t-il, ajoutant que le personnel de l'organisation est en grande partie constitué de bénévoles.

« Mais ces dernières années, les communautés palestiniennes ont commencé à accepter nos activités au lieu d'ignorer le problème. »

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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