Critiquer le régime algérien et passer par la case prison
ALGER – Pour s’être exprimé sur Al Magharibia, une chaîne de télévision algérienne basée à Londres, hostile au régime algérien et accusée par ce dernier de servir la cause des islamistes radicaux, Hassan Bouras a été interpellé le 2 octobre dernier et placé sous mandat de dépôt.
Accusé d’« outrage à corps constitué » et d’« incitation à s’armer contre l’autorité de l’État », le journaliste, également militant de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme et membre du Front du refus, une coalition contre le recours à la fracturation hydraulique pour l’extraction du gaz de schiste en Algérie, attend en prison depuis deux mois qu’une date soit fixée pour un procès.
Amnesty International craint que les poursuites actuellement engagées contre lui, comme les précédentes (en 2003 et 2008 pour « diffamation », « offense » et « injure » à l’égard d’institutions de l’État) « n’aient pour but de le réduire au silence pour ses opinions dissidentes », d’autant que Bouras est « connu pour ses efforts visant à dénoncer la corruption et d’autres abus présumés attribués à des représentants de l’État ».
Son cas n’est pas isolé. Okacha Mehdi, poursuivi pour « outrage à corps constitué », qui devait être jugé le 21 décembre dernier, a finalement vu son procès reporté au 4 janvier. Ce militant écolo et membre du mouvement des chômeurs d’El Oued, petite ville du sud-ouest algérien à la frontière avec la Libye, a été arrêté le 25 novembre dans le cybercafé où il travaille. Les forces de sécurité ont perquisitionné la chambre qu’il occupe chez ses parents et, toujours selon Amnesty International, qui demande à ce que toutes les poursuites engagées contre le jeune homme soient abandonnées, « des policiers chargés de son interrogatoire auraient fait pression sur lui pour qu’il leur livre ses identifiants Facebook. La veille au soir, il avait publié sur son profil des photos montrant des policiers dans un champ chargeant leur voiture de choux-fleurs. » L'image plutôt cocasse, qui a fait le tour des réseaux sociaux, à été jugée outrageante par la police.
Menaces par téléphone
Alors que la crise économique liée à la chute des revenus du pétrole provoque des tensions politiques et sociales, le régime algérien a de plus en plus de mal à accepter les critiques, déjà malvenues depuis la consécration du quatrième mandat du président Abdelaziz Bouteflika en avril 2014.
Il y a quelques mois, le caricaturiste Tahar Djehiche, poursuivi pour un dessin accusé d’« atteinte à l’image du président » et d’« incitation à attroupement » et acquitté en mai dernier a – rebondissement inattendu – été condamné en appel à six mois de prison ferme. À Tlemcen, dans l’ouest du pays, la police a arrêté et interrogé en octobre dernier la jeune Zoulikha Blarbi, qui avait partagé sur les réseaux sociaux un montage photo montrant Bouteflika entouré comme un sultan par un harem d’hommes et de femmes politiques pro-pouvoir.
La bride est aussi tenue très serrée sur le personnel politique : des députés qui voulaient tenir une conférence de presse pour contester le passage en force de la loi de finances 2016 ont été, en décembre, malmenés par les forces de sécurité. Encore plus surprenant : l’économiste Abderrahmane Mebtoul a raconté que le ministre des Finances, Abderrahmane Benkhalfa, lui avait téléphoné pour le menacer s’il ne cessait pas immédiatement ses critiques à l’égard de sa politique.
Même les militaires ont été mis au pas. Après le général Hassan, ex-chef de la lutte anti-terroriste (condamné à cinq ans de prison ferme pour « non-respect des consignes » et « destruction de documents militaires »), et le général Medjdoub, ex-chef de la garde présidentielle (jugé coupable de « négligence » et d’« infraction aux consignes militaires », il passera ses trois prochaines années en prison), les avocats du général à la retraite Hocine Benhadid, incarcéré depuis le mois de septembre pour avoir égratigné le chef d’État-major de l’armée et toujours en attente d’une date de procès, s’inquiètent de son sort.
« Ce qui se passe à l’intérieur du pays est effrayant »
Hassina Oussedik, la directrice d’Amnesty International Algérie, souligne que les atteintes à la liberté d’expression sont « une constante ». « En 2015, pas un mois n’est passé sans qu’une personne qui tente de s’exprimer pacifiquement ne soit réprimée. Les autorités s’appuient sur des textes de loi mal formulés ou ambigus pour arrêter les gens », précise-t-elle à Middle East Eye. « Elles utilisent des dispositions du Code pénal érigeant en infraction l’‘’outrage’’, l’‘’injure’’ ou la ‘’diffamation’’ visant des représentants de l’État et d’autres institutions afin de restreindre la liberté d’expression, notamment l’humour, l’expression sur Internet et dans la rue. »
Dans sa déclaration du 9 décembre, l’association rappelle que le droit à la liberté de réunion pacifique suppose que l’on puisse mener des manifestations non violentes sans autorisation préalable, actuellement considérées par les autorités algériennes comme des « attroupements non armés ».
La Ligue algérienne de défense des droits de l’homme, qui présentait le même jour son rapport annuel sur la situation en Algérie, insiste : « Le système algérien a voulu entretenir l’illusion d’un changement là où la réalité est marquée par la continuité dans la répression, les violations des libertés publiques et des droits de l’homme. Les Algériennes et Algériens qui revendiquent le respect de leurs droits aussi bien civils et politiques qu’économiques, sociaux et culturels font l’objet de discriminations, d’arrestations », alerte l’ONG.
« Un responsable des services de sécurité a explicitement dit à ses hommes, fin septembre, qu’aucun mouvement de rue, aucun ‘’débordement’’, ne saurait plus être toléré. Quitte à recourir à la matraque, même contre les journalistes qui couvrent ces manifestations », confie à MEE un officier des services de renseignements.
« De manière générale, il est de plus en plus difficile pour la société civile, indépendante et autonome, de s’exprimer », relève Djilali Hadjadj, porte-parole de l’Association algérienne de lutte contre la corruption, contacté par MEE. « Dans notre cas en particulier, il est devenu pratiquement impossible de parler des affaires de corruption avérée [comme le scandale Sonatrach, la compagnie pétrolière nationale dont plusieurs cadres sont accusés de corruption] ou celles encore inconnues du grand public, sous peine de s’exposer à des représailles.
« Lorsque nous sommes sollicités par ce que l’on appelle des ‘’donneurs d’alerte’’, c’est-à-dire des personnes [salariés, fonctionnaires, etc.] qui nous avertissent de cas de corruption, nous sommes obligés de les dissuader de toute dénonciation car ils ne mesurent pas les risques. Ils peuvent soit perdre leur travail – ce qui n’est pas le plus embêtant – soit tomber entre les mains des services de sécurité. Concrètement, cela signifie : convocation, mise sous mandat de dépôt, intimidation de toutes sortes jusqu’à présentation devant le juge ou le procureur. »
Et la situation se complique lorsque les activistes ou même les journalistes sont situés à l’intérieur du pays, loin d’Alger et d’une médiatisation immédiate. « Les militants associatifs, les journalistes et même la classe politique d’opposition sont complètement isolés : ce qui se passe à l’intérieur du pays est effrayant », constate encore Djilali Hadjadj.
Impossible d’ouvrir un compte
Pour les associations, cette situation n’est pas nouvelle : l’arsenal juridique encadrant l’activité des associations et des organisations de la société civile était déjà très coercitive avant que le gouvernement n’amende en 2012 la loi sur les associations. Une « réforme » dénoncée par un large front d’associations à Alger et à Oran, qui critiquent les conditions de création d’associations et de tenue d’activités publiques, soumises à l’aval du ministère de l’Intérieur.
Mustapha Atoui, qui a créé l’Association algérienne des droits de l’homme, en sait quelque chose. « Nous avons déposé notre dossier pour une demande d’agrément auprès du ministère de l’Intérieur [procédure imposée par la loi] il y a dix-sept mois », explique-t-il à MEE. « C’est la politique des autorités : elles tolèrent les associations mais ne leur délivrent pas d’agrément. Or sans agrément, il est impossible d’ouvrir un compte et donc, de recevoir de l’argent. Du coup, au bout de six mois, l’association ferme. »
Mais alors qu’en 2014, son association avait tenu un sit-in devant le ministère de l’Intérieur pour la Journée internationale des droits de l’homme sans se faire chasser par la police, le 10 décembre dernier, les manifestants, qui s’étaient joints à ceux de l’association SOS Disparus, laquelle rassemble les familles proches des kidnappés par les services de sécurité durant les années 90, ont tous été interpellés.
« Ils nous ont amenés au commissariat à 10 h 30 et nous ont relâchés à 16 h. S’ils ne nous ont pas tabassés, c’est parce que nous avons obtempéré », confie Mustapha Atoui. Ces restrictions touchent également les fondations et ONG étrangères présentes en Algérie, comme la fondation allemande Friedrich Ebert, qui a dû geler ses activités faute d’autorisation du gouvernement algérien après avoir organisé une rencontre où des experts algériens avaient critiqué la politique agricole officielle…
Des « naïfs manipulés »
« Répression ? Dictature ? Censure ? Tout cela est très exagéré et reste loin de la vérité », s’offusque auprès de MEE un officier de la police algérienne, chargé du suivi des manifestations publiques. « Si on ne faisait pas notre travail de veille et de surveillance, les islamistes et les terroristes se sentiraient tout-puissants. Dans les années 90, cela nous a menés au chaos ! Est-ce normal d’insulter l’État, le président, la police, l’armée en toute impunité ? »
Un ancien ministre nuance lui aussi la politique répressive de l’État : « Les journaux, avec leurs critiques et leurs caricatures qui n’épargnent personne, même le président et le chef de l’armée, ne sont-ils pas libres ? Mais la loi restera sévère contre ceux qui s’attaquent aux institutions et à la nation, nous ne sommes pas une bande de malfaiteurs qu’il faut dénoncer tout le temps. Nous sommes des serviteurs de l’État et ceux qui critiquent l’État s’attaquent à l’Algérie ».
À ses yeux, la majorité des mouvements sociaux d’opposition, des chômeurs du Sud aux militants anti-gaz de schiste, des artistes subversifs aux éditeurs indépendants, ne seraient que « des naïfs manipulés par des forces hostiles à l’Algérie et aux choix patriotiques de son gouvernement ».
Cette politique s’est beaucoup durcie pendant le troisième mandat de Bouteflika (2009-2014) et plus précisément suite aux « Printemps arabes », quand le régime a compris qu’il fallait aussi faire taire les oppositions en son sein et faire face à une contestation sociale de plus en plus énergique qui débordait des centres urbains vers le pays profond, jusqu’au « Sud tranquille » épargné jusque-là par la colère de la rue. Non seulement la police a été renforcée en matériel et en hommes, mais plus de prérogatives ont aussi été données à l’armée : par un décret de 2011, l’Armée nationale populaire (ANP) a reçu les pleins pouvoir en matière de lutte contre la « subversion », un mot au sens assez vaste pour embrasser toutes formes de contestation.
Chantage
Certains observateurs affirment que pour préserver « l’unité de l’Algérie », les représentants des pouvoirs publics se sont transformés en porte-paroles zélés de la répression. Le plus volubile serait le ministre de la Communication, Hamid Grine, qualifié par la chef du Parti des travailleurs Louisa Hanoune de « ministre de la propagande ».
Régulièrement, le ministre menace journalistes et médias indépendants, correspondants de la presse étrangère et activistes sur les réseaux sociaux, au nom de la « déontologie », tout en protégeant les médias du pouvoir. Il a ainsi assumé la brutale fermeture de deux chaînes de télévisions privées, Atlas TV et El Watan El Djazaïria TV, et refusé publiquement d’accorder des accréditations à des correspondants de la presse étrangère, comme celui du quotidien basé à Londres Ashar Al Awsat, exigeant d’eux qu’il « rentrent dans le rang ».
En instaurant une « carte de presse professionnelle » délivrée selon ses propres critères et qui ouvre droit à des privilèges en matière de logement et de transport, le ministre pourra ainsi s’assurer de « l’allégeance d’une corporation très précarisée ; c’est une forme de chantage qui ne dit pas son nom », s’insurge un membre du syndicat des journalistes contacté par MEE. En décembre, il a même demandé aux journalistes de « faire attention à ce qu’ils publient sur les réseaux sociaux ».
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