Bouteflika enfin seul avec Bouteflika
ALGER - C’est une page de l’histoire qui se tourne. Le Département de renseignement et de sécurité, le DRS (services secrets), a été dissous sur ordre du président Abdelaziz Bouteflika, le 20 janvier dernier. L’information, divulguée par plusieurs médias, a été confirmée par une source officielle à Middle East Eye.
Comme pour tout ce qui touche aux services secrets, c’est par la voie d’un décret présidentiel non publiable au Journal officiel que le chef de l’État enterre cette super-structure créée en 1990, mélange de police politique et de centrale du renseignement. Le DRS changera même de nom pour devenir la Direction des services de sécurité, sous l’autorité directe du chef de l’État.
Une nouvelle structure dont le patron, le général-major à la retraite Athmane Tartag, alias « Bachir » (qui dirige le DRS depuis le départ à la retraite en septembre 2015 du mythique général de corps d’armée, Mohamed « Toufik » Mediène) devient désormais « coordinateur ». L’ex-général-major « Bachir » est également nommé, par ce décret du 20 janvier, ministre-conseiller auprès du président Bouteflika.
C’est la première fois qu’un civil occupe un tel poste à la tête des services de renseignement et comme super-ministre de la sécurité. « Le DRS est une création de Mediène, il devait disparaître avec son départ », tranche un ancien ministre, confiant l’information à MEE. « Lui-même disait que le DRS, sa créature, ne devait pas lui survivre. »
Léviathan sécuritaire
La dissolution du DRS, longtemps réclamée par une partie de l’opposition, à l’image du Front des forces socialistes, marque le point culminant d’une vaste réorganisation des services secrets algériens entrepris par le président Bouteflika depuis un peu plus de deux ans.
Le département, sorte de Léviathan sécuritaire aux mains du général Toufik pendant 25 ans, a subi plusieurs amputations à partir de 2013 : les services d’intervention spéciale (GIS), la sécurité présidentielle (DSPP) et, surtout, la Sécurité de l’armée (DCSA, colonne vertébrale du DRS), ont été rattachés à l’état-major de l’armée. D’autres directions ont été tout simplement dissoutes, comme la Direction de la police judicaire…
Cette réorganisation s’est aussi accompagnée de changements et d’éloignements de certaines têtes des services : le général-major Abdelhamid « Ali » Bendaoud, patron du contre-espionnage écarté de son poste, ainsi que le directeur de la sécurité présidentielle, le général-major Djamel Kehal Medjdoub, condamné à trois ans de prison en décembre dernier pour négligence après une obscure affaire de coups feu à la résidence du président. Le général-major Abdelkader Aït Ouarabi, dit « Hassan », responsable de la lutte antiterroriste, a également été condamné à cinq ans de prison pour non respect des consignes militaires en novembre dernier.
Ces démembrements et ces « liquidations » ont été interprétés par les médias à Alger comme des actes de revanche du cercle présidentiel contre le DRS et son chef (Toufik), qui étaient à l’origine d’enquêtes indésirables sur la corruption au sein de la société d’hydrocarbure Sonatrach. Scandale au cours duquel a été nommément cité l’ancien ministre de l’Énergie, Chakib Khelil, proche du président, et son propre frère, Saïd Bouteflika.
« Mutation naturelle »
Or, une réorganisation aussi complexe d’un appareil aussi délicat, et en ces temps de crise économique et de menace terroriste critique, ne peut, selon des habitués de la « maison », dépendre d’une saute d’humeur du président contre ses propres services secrets.
Comme l’explique le consultant en sécurité Mounir Gherbi à MEE, il s’agit d’une « mutation naturelle des services ». « À l’automne, je prédisais déjà la dissolution du DRS comme une phase restante du processus de transition et du parachèvement de la restructuration de l’appareil de renseignement », rappelle-t-il.
La seconde étape, selon lui, est « la création de nouvelles structures de l’intelligence économique et du contre-terrorisme ». L’objectif étant de recentrer les services sur le cœur du métier : le renseignement et la prévention, au lieu de les laisser éparpillés au sein de cet appareil tentaculaire qu’était le DRS.
Le détachement de la Direction centrale de la sécurité de l’armée (DCSA) auprès de l’état-major militaire a promu ce service en une « arme à part entière », c’est-à-dire une entité non plus noyée dans le magma DRS, mais un corps identifié et aux missions précises comme la gendarmerie ou l’armée de terre.
D’un autre côté, si les services d’espionnage, de sécurité intérieure et extérieure se retrouvent rassemblés sous la coordination d’un civil dépendant de la présidence de la République, « c’est parce qu’il s’agit de secteurs névralgiques qui ne peuvent dépendre des seuls militaires », poursuit l’expert. « On ne fait que détricoter ce qu’a tricoté le système au début des années 1990 pour faire face à l’insurrection islamiste », rappelle un ancien du DRS.
À l’époque, face aux menaces de crise politique profonde qui ont fini par enclencher une terrible guerre civile pendant les années 90, Mohamed Mediène et ses collègues du commandement de l’armée ont planifié d’unifier toute la communauté du renseignement et les appareils sécuritaires en une seule structure : le DRS.
Succession de Bouteflika
Au début des années 1990, « le pays a mobilisé l’ensemble de ses potentialités et de ses ressources pour faire échec au péril terroriste, ce qui a nécessité une adaptation des règles de coordination », explique dans une tribune l’ex-ministre de la Défense, le général-major Khaled Nezzar, un des architectes des nouvelles structures militaires de cette période de crise.
S’agirait-il ainsi de revenir à une structure plus « professionnelle », avec des missions plus identifiables pour sortir de la « mobilisation de tous en temps de guerre » ? C’est une réalité, et même « une demande de nos amis américains qui veulent traiter avec des acteurs identifiés et non pas avec ce qu’ils appellent le "Deep state" [l’État profond] dont ils ne comprennent pas le fonctionnement », confie à MEE un officier général.
« Mais ces nouveaux changements qui touchent des structures qui impactent fortement la décision politique, ne nous expliquent pas ce qui va se passer pour la suite des événements. Essentiellement : comment va se dérouler la succession du président Bouteflika très affaibli par la maladie ? », s’interroge Akram Khrief, animateur du site Secret Difa3, spécialiste des questions de défense et de sécurité, sollicité par MEE.
« Est-ce que l’ex-général-major Tartag est ''le'' patron des services ou simple coordinateur ? Pourquoi ne publie-t-on pas un décret nommant un ministre-conseiller ? Quel avenir pour le patron de l’armée à qui on a enlevé une partie des prérogatives du renseignement ? »
Un ancien ministre d’Abdelaziz Bouteflika pense avoir la réponse. « Ce flou contribue à conforter l’idée d’un Bouteflika qui décide de tout. Le président aime laisser planer le doute sur les prérogatives des uns et des autres. N’oublions qu’il est aussi ministre de la Défense nationale depuis sa première élection en 1999 », rappelle-t-il à MEE.
Le chef de l’État, jaloux de son pouvoir face aux militaires qui lui ont barré la route à la présidence en 1978 à la mort de Boumediène, ne voulait pas être un « un trois-quarts de président », comme il l’a dit lui-même au début de sa présidence. Même si, dans les faits, les pouvoirs constitutionnels du président sont énormes, il restera celui qui a dissous le DRS. Une gloire qui se suffit à elle-même.
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