L’État islamique jouit-il d’une présence réelle en Égypte ?
Suite à l’explosion de l’avion russe décollant de Charm el-Cheikh pour Saint-Pétersbourg le 31 octobre 2015, lors de laquelle l’intégralité des 224 passagers ont trouvé la mort, la branche égyptienne de l’État islamique a revendiqué l’attentat. Une revendication surprenante pour certains, qui se sont demandé : « Quand l’État islamique a-t-il atteint l’Égypte ? ». L’Égypte n’a pas de frontière physique avec le fief de l’État islamique, situé en Syrie et en Irak.
Les militants égyptiens avaient fait allégeance à l’État islamique en novembre 2014 et adopté un nouveau nom, Wilayat Sinaï (Province du Sinaï). Avant cela, le groupe était connu sous le nom d’Ansar Baït al-Maqdis (« Les Partisans de Jérusalem ») et avait officiellement vu le jour après le soulèvement de 2011 ayant abouti au renversement de l’ancien président égyptien Hosni Moubarak.
Ce groupe était l’entité la plus en vue parmi les acteurs de l’insurrection ayant éclaté dans le Sinaï après le coup d’État militaire de 2013 qui avait entraîné la chute de Mohammed Morsi, premier dirigeant élu du pays. Toutefois, même avant cela, la région du Sinaï, dont les habitants déplorent une marginalisation et de mauvais traitements, a souvent été en proie à des violences antigouvernementales.
Les djihadistes masqués agitant le drapeau noir font montre de leur puissance et semblent indiquer que le groupe militant a conquis des terres non seulement en Égypte, mais aussi dans d’autres pays comme la Libye, le Yémen et l’Afghanistan. Toutefois, l’État islamique n’a pas envoyé de troupes depuis la Syrie et l’Irak afin de conquérir des territoires.
Au lieu de cela, il absorbe des petits groupes locaux en leur octroyant son label, de la même manière qu’une société de franchise internationale. Ces groupes locaux sont basés dans des pays avec des régimes autoritaires en déficit de légitimité auprès de la population et confrontés ainsi à diverses formes de résistance.
L’histoire dans son contexte
Une relation triangulaire sous-tend cette situation. Lorsque des groupes de militants locaux deviennent des franchises de l’État islamique, les régimes peuvent recadrer leurs politiques autoritaires dans le cadre d’une guerre inévitable contre l’État islamique. La répression accrue pousse davantage de personnes dans les bras des djihadistes et renforce en fin de compte l’État islamique, qui peut accroître son nombre de franchises.
Pourquoi est-ce important ? Parce que la perception de l’État islamique détermine la réponse des figures politiques ainsi que celle de sociétés entières.
Dans le cas de l’Égypte, une des réponses principales est le soutien international pour le régime militaire d’Abdel Fattah al-Sissi, compte tenu de la menace perçue de la propagation de l’influence de l’État islamique dans le pays. Ce soutien crée le risque de perdre de vue les conflits sous-jacents qui constituent un terrain fertile pour le terrorisme. Cela va encore plus loin : la focalisation unidimensionnelle sur l’étendard de l’État islamique aboutit à une escalade de ces conflits et crée donc un terrain encore plus fertile.
Ansar Baït al-Maqdis est apparu après la révolution égyptienne de 2011. Cependant, les racines de la lutte armée et du djihadisme en Égypte remontent à plusieurs décennies, et sont enchevêtrées dans le conflit opposant les différents régimes militaires aux forces de l’opposition, à savoir les Frères musulmans. Les éléments radicaux se sont réunis sous l’étendard du djihadisme et ont trouvé refuge dans le Sinaï, une région caractérisée par la présence de structures tribales, où l’influence de l’État-nation est historiquement limitée.
Le vide du pouvoir qui a suivi la révolution de 2011 a renforcé ces éléments radicaux. Suite à la contre-révolution de 2013, lorsque l’armée égyptienne a contraint le président élu Mohamed Morsi à quitter ses fonctions, et à la répression brutale des Frères musulmans, Ansar Baït al-Maqdis s’est radicalisé et a intensifié ses attaques contre l’armée et les forces de sécurité.
La fusion et la montée de l’État islamique
La fusion d’Ansar Baït al-Maqdis avec l’État islamique est un modèle de la façon dont l’État islamique interagit avec les groupes djihadistes locaux dans d’autres pays. Comme une société de franchise internationale, l’État islamique fournit des ressources et obtient en retour une valeur promotionnelle. À son tour, Ansar Baït al-Maqdis, un groupe de seulement 1 000 à 2 000 combattants, a grandement tiré profit de l’image améliorée qu’il a obtenue gratuitement.
L’État islamique a soutenu les djihadistes en leur fournissant des moyens logistiques et financiers ainsi que des informations obtenues par le biais de contacts en Syrie et en Irak. Mais surtout, en leur garantissant l’attention des médias. Il existe une constante dans le paysage politique complexe du Moyen-Orient, indépendamment de la gravité de la situation : la lutte contre l’État islamique représente une priorité absolue. Paradoxalement, la forme fait le jeu des djihadistes. Les filiales dans différents pays et sur différents continents augmentent la portée de l’idéologie de l’État islamique, qui est basée sur la propagation du récit de l’oppression des musulmans par les Croisés modernes.
Après le coup d’État de 2013, le nouveau président égyptien Sissi a proclamé une guerre contre le terrorisme. Or Sissi qualifie l’opposition dans sa globalité de terroriste et attribue aux Frères musulmans la responsabilité des attaques revendiquées par des groupes djihadistes comme Province du Sinaï. Sissi assimile ainsi l’insurrection nationaliste au djihadisme. L’objectif sous-jacent est de discréditer les Frères musulmans, ses dizaines de milliers de membres et ses millions de sympathisants, qui ne peuvent être qualifiés de terroristes en général et constituent un mouvement social profondément enraciné dans des parties importantes de la société égyptienne.
Dans le cadre de la guerre contre le terrorisme, le régime de Sissi persécute les opposants politiques et restreint les droits civils. L’armée a démoli les maisons des habitants du Sinaï et forcé le déplacement de milliers de personnes dans le but de construire une zone tampon à la frontière égyptienne avec la bande de Gaza. La population locale subit des couvre-feux, des restrictions sur les télécommunications et les mesures arbitraires prises par l’armée et les forces de sécurité.
La poursuite du cercle vicieux
La révolution écrasée et le nouvel-ancien régime militaire frustrent de nombreux Égyptiens et en radicalisent beaucoup. L’idéologie de l’État islamique attire certains d’entre eux et la répression brutale de Sissi stimule l’extrémisme. Des dizaines de milliers d’opposants au régime sont actuellement détenus dans les prisons égyptiennes dans des conditions particulièrement difficiles, ce qui forme un autre terrain fertile pour l’extrémisme.
Cependant, il ne s’agit pas tant d’individus qui se sentent attirés par le djihadisme, un phénomène qui existera toujours, que de masses populaires. La jeune génération des Frères musulmans a vu son président élu démocratiquement se faire renverser par la force et des milliers de membres du groupe se faire tuer. Tant que l’armée égyptienne domine la sphère politique et que les pays occidentaux soutiennent son règne, les gens se radicaliseront et rejoindront des groupes comme Province du Sinaï pour lutter contre ce régime détesté.
Cette tendance peut être constatée dans différents pays du Moyen-Orient, de la Syrie à l’Algérie. Pour rendre les choses encore plus insolubles, la radicalisation profite aux puissants. Les groupes djihadistes locaux (comme Ansar Baït al-Maqdis) montent en grade. L’État islamique gagne en amplitude. Les régimes autoritaires peuvent poursuivre leur répression brutale. Alors que les causes des conflits sont perdues de vue, l’oppression du gouvernement, la pauvreté et la spirale de la violence s’accentuent.
- Lars Hauch a poursuivi des études en développement international à Vienne et a officié en tant que rédacteur en chef du média allemand Commentarist. Spécialisé dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord, il a publié une revue de presse commentée, www.menaroundup.com, et écrit pour la plate-forme d’information britannique EA Worldview ainsi que pour la publication allemande CARTA.
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Photo : un Égyptien se tient dans un véhicule blindé tandis que des habitants se rassemblent devant un poste de police, à El-Arich, capitale du gouvernorat du Sinaï Nord, après qu’un attentat à la voiture piégée a touché la ville, le 12 avril 2015 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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