Oman est-il vraiment la seule anomalie paisible du Moyen-Orient ?
« Sur notre drapeau, le vert symbolise l’agriculture… le rouge représente ce que nous avons traversé, les guerres et l’expulsion des Portugais… et le blanc représente la paix. Nous sommes désormais un pays tranquille », affirme mon guide omanais alors que nous dévalons une des routes rocailleuses du Djebel Chams.
Ce n’est ni la première, ni la dernière fois que j’entends dire ça à Oman.
La paix est une image difficile à concevoir au sujet d’un pays voisin du Yémen en guerre, et pris en sandwich entre les tensions croissantes de l’Arabie saoudite sunnite et de l’Iran chiite au bord d’une guerre par procuration. On dirait une formule vouée à l’échec : trois courants de l’islam (ibadisme, sunnisme, chiisme), un éventail d’origines ethniques (arabe, africaine, baloutche et indienne), et l’injection de deux millions de travailleurs expatriés venus d’Asie et d’Europe.
Et pourtant, j’ai été sidérée par l’harmonie apparente de cette société multiconfessionnelle. À Mascate, Omanais et Omanaises se promènent sur la plage en thobes et abayas au milieu des touristes italiens et allemands qui prennent un bain de soleil en bikinis et shorts de surf.
Des couples omanais se retrouvent pour une partie de badminton sur le trottoir, pendant qu’assis par terre, des Africains, des Arabes et des Pakistanais jouent au traditionnel awalé. La minorité musulmane chiite fréquente une mosquée située bien en évidence sur la grouillante corniche de Muttrah. On voit de jeunes Omanais aisés siroter des boissons visiblement alcoolisées dans les hôtels. Peu de gens ferment leurs voitures à clé, assurant que la délinquance est rare.
À la différence du Yémen voisin où le nombre de victimes du terrorisme est l’un des plus élevés au monde, avec un indice mondial du terrorisme (IMT) de 7,6 ; et de l’Arabie saoudite qui produit le deuxième plus grand nombre de combattants étrangers avec un ITM de 4, Oman s’est vu attribuer un 0 qui illustre une absence totale d’incidents terroristes.
« Nous aimons la paix. Ma famille est ibadite. Ma fille a épousé un chiite. Il n’y a pas vraiment de différences entre nous », m’a déclaré avec fierté un employé du port d’Oman.
« Si vous faites quelque chose de répréhensible », commente mon guide, « peu importe à quelle catégorie d’Omanais vous appartenez. Nous sommes tous d’accord qu’on doit vous punir. »
Un bijoutier de Muttrah originaire du Cachemire indien raconte qu’il apprécie la vie à Oman depuis 30 ans. « C’est grâce aux Omanais. Ce sont des gens très amicaux, sympathiques. »
Deux employés d’un café qui viennent du Bangladesh et du Sri Lanka s’accordent à dire que bien qu’ils aient le mal du pays, ils trouvent qu’Oman est un endroit très paisible, détendu et accueillant. Ces opinions contrastent radicalement avec celles des travailleurs de l’hôtellerie avec qui j’avais discuté quand je faisais mes études au Qatar.
Le règne du sultan Qabus
Pourtant, Oman était loin d’être un pays unifié quand Qabus ibn Saïd al-Saïd renversa son père, le sultan Saïd ibn Taimour, et devint sultan en 1970. Bien qu’il demeure insaisissable en personne, il est omniprésent à Oman. Ses portraits petits ou grands agrémentent les vitrines des magasins, les portières de voitures, les foyers des hôtels, les façades des boutiques et les comptoirs. Son superyacht – assez monstrueux avec ses 155 mètres de longueur – reste ancré dans le port de Muttrah, donnant l’échelle de son pouvoir.
L’Oman des années 50, « un État complètement médiéval… s’est évaporé comme un rêve » après la prise de pouvoir du sultan Qabus, selon le célèbre écrivain de voyage Jan Morris.
Le pays était en proie à la maladie et à la pauvreté à un niveau choquant. Il n’y avait que 10 kilomètres de route, un hôpital privé, trois écoles primaires et pas de réseau électrique. La plupart des Omanais instruits s’étaient expatriés à l’étranger.
La mémoire collective de beaucoup d’Omanais, en particulier les plus âgés, est hantée par cette période d’obscurantisme. Sur la route d’al-Hamra, une ville située à une heure de la capitale, je me suis arrêtée avec mon guide près d’un village abandonné. La plupart des habitants du village furent massacrés pour avoir collaboré avec un imam qui avait fomenté une révolte contre le sultan Taimour, soutenu par les Anglais. Mon guide décrit la vie quotidienne de sa famille et de son village il y a 40 ans, quand on en était réduit à chasser les lapins et les oiseaux pour survivre. Ses sœurs sont maintenant professeurs d’anglais et lui travaille dans le tourisme.
De nos jours, Oman a été reconnu par le Programme des Nations unies pour le développement comme l’un des pays les plus performants de ces 40 dernières années selon l’Indice de développement humain (IDH), avec un développement aussi remarquable que la Chine ou la Corée du Sud. Cette transition est célébrée chaque année en toute modestie par le « Jour de la renaissance » – date à laquelle le sultan Qabus est monté sur le trône.
Son courage et ses qualités de meneur manifestes en matière de diplomatie au Moyen-Orient et son pragmatisme dans le domaine de la politique étrangère lui ont aussi gagné l’admiration et le respect internationaux. Oman a été le seul État du Golfe à refuser de se joindre à la coalition dirigée par les Saoudiens au Yémen. Le sultan Qabus a conseillé à Israël comme à la Palestine de désamorcer les tensions, et il a joué un rôle déterminant pour faciliter les négociations sur le nucléaire entre l’Iran et les États-Unis.
De nombreux Arabes et ressortissants du Sud-Est asiatique partagent cette admiration pour le sultan d’Oman, en particulier ceux qui se sentent trahis par les promesses de la démocratie. Un travailleur pakistanais a frissonné quand j’ai évoqué son pays natal. « Le Pakistan ne va pas bien. Nous avons la démocratie mais la situation est très mauvaise. Oman est un bon pays. Ils ont la paix. Pas de violence. » C’est un point de vue facile à comprendre. La page Facebook appelant à remettre au sultan le prix Nobel de la paix a gagné le soutien non négligeable de plus de 130 000 personnes.
Mais à quel prix ?
Toutefois, l’absence de critiques à Oman et le piédestal apparemment inviolable occupé par le sultan aux yeux de l’opinion internationale sont troublants. « L’image d’Oman en tant que destination touristique et pays progressif masque en fait une réalité assez différente », constate Radidja Nemar, responsable juridique pour la région du Golfe d’Al-Karama, une organisation indépendante de défense des droits de l’homme basée à Genève. « Il n’y a pratiquement aucune liberté d’expression. »
Au cours de sa visite à Oman en 2014, Maina Kiai, rapporteur spécial des Nations unies sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association, a constaté une « culture de silence et de peur généralisée touchant quiconque voudrait se prononcer et œuvrer dans le sens de réformes à Oman. » La séparation superficielle entre l’exécutif et le judiciaire met les activistes et journalistes qui oseraient critiquer ou poser des questions dans une position dangereuse.
Une législation pénale assez vague comprenant l’interdiction de toute publication qui « entraînerait des dissensions publiques, violerait la sécurité de l’État ou abuserait des droits ou de la dignité d’un individu » (article 31, Loi basique d’Oman) et insulterait ou diffamerait les « droits et l’autorité du sultan » (article 126 du Code pénal) confère au cabinet du sultan des pouvoirs punitifs arbitraires pour décider de « qui est arrêté et qui reste en prison, aussi longtemps qu’il leur convient », explique Radidja Nemar. Tout rassemblement privé de plus de neuf personnes sans autorisation officielle est illégal, de même qu’il est illégal d’établir une relation avec des organisations internationales.
Mohamed al-Fazari est un Omanais qui a subi des représailles pour avoir dit ce qu’il pensait du gouvernement et réclamé des libertés civiles et politiques. En 2011, al-Farazi avait participé aux manifestations du Printemps arabe et revendiqué une démocratie, un véritable Parlement avec des pouvoirs législatifs, une nouvelle constitution contractuelle, la transparence et la séparation des pouvoirs. En 2012 et 2013, al-Farazi fit l’objet de nombreuses arrestations arbitraires et d’interrogatoires, étant accusé notamment d’avoir « insulté le sultan » et participé à un « rassemblement illégal ».
En 2013, Mohamed al-Farazi a créé Al-Mowaten, un magazine d’information indépendant consacré à la société omanaise – et il raconte qu’ensuite sa vie est devenue extrêmement difficile. Il a été arrêté en 2014 « pour des raisons le concernant personnellement » après avoir appelé les Omanais à s’adresser au rapporteur spécial des Nations unies sur le droit de réunion pacifique, Maina Kiai, pendant sa visite à Oman.
À la suite d’appels pressants d’organisations de défense des droits de l’homme, notamment Al-Karama, il a été libéré quelques jours avant la visite de Maina Kiai et placé sous stricte surveillance. Quelques mois plus tard, alors qu’il tentait de quitter l’aéroport, ses papiers d’identité lui ont été confisqués et on lui a interdit de voyager à l’étranger. D’après Radidja Nemar, la confiscation des documents de voyage a pour objectif premier « de les empêcher de voyager et d’obtenir le statut de réfugiés, mais aussi de les pénaliser parce que sans leurs papiers, ils sont très limités dans leurs activités à l’intérieur du pays [comme conduire une voiture ou mener à bien les formalités administratives de tous les jours]. »
Mohamed al-Fazari est parvenu à fuir Oman sans ses papiers et jouit actuellement du statut de réfugié politique en Grande-Bretagne. Suite à des arrestations récentes et à l’interrogatoire d’autres journalistes vivant à Oman qui collaboraient à Al-Mowaten, le magazine a été contraint de mettre un terme à sa publication le 14 janvier 2016
Les journalistes ne sont cependant pas les seuls à être muselés. Talib al-Mari, ancien membre du Conseil consultatif du sultan, purge actuellement une peine de quatre ans de prison pour avoir « porté atteinte au prestige de l’État », malgré de multiples tentatives d’intervention menées par des experts de l’ONU. Talib al-Mari avait protesté en 2013 contre les effets de la pollution pétrochimique sur sa communauté locale. Une telle arrestation ne peut sûrement qu’entacher le sérieux du prix UNESCO Sultan Qabus pour la préservation de l’environnement.
Des excuses
En 2014, Nicolas Mayencourt, PDG de Dreamlab, a riposté aux « fichiers espions » de Wikileaks qui impliquaient l’entreprise suisse et la société de surveillance britannique Gamma Group dans l’installation d’équipement de surveillance internet à Oman. Il a fait valoir qu’Oman « est le pays le plus avancé du monde arabe… On voit des femmes en bikini sur la plage… Le simple fait qu’Oman ne soit pas une démocratie à l’occidentale et que le sultan ait le pouvoir de rejeter les décisions du Parlement n’est pas forcément un mal. »
Le gouvernement met en avant une excuse comparable. En réponse au rapport de Maina Kiai sur le droit de réunion pacifique, Oman a rétorqué que le gouvernement faisait passer « l’utilité publique avant le désordre, et la paix et la tranquillité avant l’agitation ».
Maina Kiai a cependant souligné le fait que les droits politiques et civils et la stabilité ne s’excluent pas mutuellement. « Les droits de l’homme sont le fondement d’une stabilité véritable et viable. » Il a ajouté cette mise en garde : « Quand un gouvernement néglige de fournir un exutoire à l’opinion populaire, il perd l’occasion précieuse de prendre le pouls de la nation, et il crée en pratique un conteneur hermétique et sous pression qui finira par exploser avec des conséquences catastrophiques. »
Avec un sultan désormais âgé, souffrant de cancer et sans enfant ni frère pour hériter du trône, l’avenir d’Oman semble de plus en plus incertain. En outre, l’imam est mort en 2009 et n’a toujours pas été remplacé. Oman pourrait-il supporter un autre dirigeant autoritaire, surtout quelqu’un qui n’aurait pas la légitimité historique du sultan Qabus ? Ou alors, comme l’a prédit Maina Kiai, ce pays apparemment si particulier restera-t-il une bombe sur le point d’exploser tant qu’on ne le laissera pas s’exprimer ?
Traduit de l’anglais (original) par Maït Foulkes
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