Le « Sentier biblique » israélien : démolir des habitats palestiniens pour créer des parcs nationaux
JÉRUSALEM – Sur la carte des projets d’urbanisme de Jérusalem, la vue aérienne de la maison d’Aref Totanji est masquée par de l’encre verte : elle est incluse dans une bande colorée qui encercle les murs de la vieille ville de toutes parts.
Au cours des dix dernières années, ces zones colorées ont proliféré sur la carte de Jérusalem-Est, créant un patchwork qui engloutit de plus en plus de quartiers palestiniens proches de la vieille ville.
Cette encre verte semble inoffensive sur le papier, mais pour Aref Totanji, âgé de 50 ans, elle signale l’arrivée imminente de bulldozers qui viendront détruire sa maison à un étage, poussant ainsi à la rue cette famille de seize personnes, dont la petite-fille d’Aref âgée de 7 mois.
Tandis que les autorités israéliennes donnent le statut de « parcs nationaux » à des zones résidentielles, des milliers de Palestiniens vivant dans des quartiers surpeuplés près de la vieille ville de Jérusalem se retrouvent pris au piège dans un même cauchemar urbanistique.
Les urbanistes et les groupes de défense des droits de l’homme accusent les autorités israéliennes de se servir de plus en plus de ces parcs comme d’un outil permettant de s’approprier le contrôle des terres palestiniennes et de démolir des habitations sous le prétexte de la préservation archéologique et du développement du tourisme.
Enass Masri, chercheuse de terrain au service de Bimkom, un groupe d’urbanistes qui aident les Palestiniens à négocier les conditions du plan d’urbanisme labyrinthique d’Israël, a déclaré que l’objectif des parcs nationaux israéliens était de préserver les espaces verts et les sites patrimoniaux, mais que cette politique avait mal tourné.
« Il n’y a qu’à Jérusalem-Est que les parcs nationaux couvrent des zones résidentielles, a-t-elle affirmé à Middle East Eye. Il est monstrueux de pousser ces familles à vivre dans la misère. »
Nulle part où aller
Une décision de justice rédigée en hébreu – langue qu’Aref Totanji ne comprend pas – réclamait que sa famille vide sa maison de quatre pièces pour le 10 avril. Il a perdu en appel le mois dernier.
« Ce n’est pas seulement une maison qu’on détruit, mais toute ma vie, a-t-il confié à MEE.
« Quand les soldats sont venus récemment pour m’avertir que je devais déplacer mes affaires avant le début des travaux de démolition, je leur ai demandé : ‘’Où est-ce que je suis censé les emmener ? Nous n’avons nulle part où aller’’. »
Selon Bimkom, la municipalité de Jérusalem avait tenté de transférer le contrôle d’un nombre croissant de quartiers palestiniens à ce qui semblait être une agence environnementale connue sous le nom de Direction israélienne de la nature et des parcs.
Cela a eu des conséquences désastreuses pour les Palestiniens qui vivaient dans ces parcs, a avancé Enass Masri, car ce processus permet de mieux s’assurer que les démolitions auront lieu.
Une telle perte de terrain à Jérusalem-Est au profit des parcs nationaux revient à priver les Palestiniens de tout espoir de logement pour la prochaine génération.
Jeff Halper, membre du Comité israélien contre les démolitions d’habitations, a déclaré à MEE que « les parcs nationaux sont un excellent moyen pour Israël de dissimuler ses véritables intentions. Ils sont perçus comme une chose positive : ils sont écologiques et ne font de mal à personne.
« Il est bien moins facile de se rendre compte qu’ils freinent le développement de la communauté palestinienne, qu’ils fragmentent l’espace résidentiel des Palestiniens et qu’ils viennent justifier la démolition d’habitations. »
Ouvrir la voie pour le « Sentier biblique »
Quelque treize autres familles vivent aux côtés d’Aref Totanji dans le district de Sawaneh, tout près du quartier palestinien de Wadi al-Joz. Il y a seulement deux ans qu’on a découvert qu’ils vivaient dans les limites du parc des Murs de Jérusalem, bien que celles-ci aient été officiellement tracées il y a quarante ans.
C’était le premier parc à avoir été déclaré suite à l’occupation de Jérusalem-Est par Israël en 1967, en violation du droit international.
Mais ce n’est que l’an dernier que les habitants se sont rendu compte que les autorités israéliennes manifestaient de l’intérêt pour leur quartier. Des études ont été menées régulièrement, et des inspecteurs ont émis l’ordre de vider les lieux.
Les voisins d’Aref Totanji, Noureddine et Charif Amro – deux frères aveugles – ont subi la démolition partielle de leur habitation l’année dernière, et notamment d’une cuisine, d’un salon, d’un mur du jardin et d’un poulailler. Des câbles électriques et des conduits d’évacuation ont également été endommagés.
Toutes les familles ont reçu l’avertissement qu’elles se trouvaient sur le tracé du projet de « Sentier biblique », qui suit la limite orientale du parc des Murs de Jérusalem.
Le terrain sur lequel les habitations sont bâties est la propriété privée de deux familles palestiniennes.
Il n’a pas été fait état de la présence de vestiges archéologiques, que ce soit sous les maisons de Sawaneh ou dans le vaste espace vert situé à proximité, qui se retrouve également dans les limites du parc national.
Les familles soupçonnent les autorités de s’en prendre à leur quartier maintenant car celui-ci comprend le plus grand parking accessible à pied depuis la vieille ville. Ce parking sert aux cars qui transportent les milliers de Palestiniens venant prier à la mosquée al-Aqsa le vendredi.
Noureddine Amro, directeur d’une école pour non-voyants à Jérusalem, a affirmé que la Direction des parcs semblait plus intéressée par le développement à Sawaneh de ce qu’il a qualifié de « tourisme colonial ».
« Les autorités se préparent à créer ici un réseau de sentiers et de centres touristiques afin d’établir le lien entre les quartiers colonisés et la vieille ville, a-t-il soutenu. Les colons aimeraient bien récupérer ce quartier. »
Il a remarqué au passage que les groupes de colons extrémistes avaient ouvertement émis le souhait de détruire la mosquée al-Aqsa, située dans la vieille ville, et de la remplacer par un temple juif.
S’emparer d’habitations
Les habitations de Sawaneh sont situées dans une vallée en contrebas du Mont des Oliviers, à la pointe nord de la Vallée de Gethsémani, où Jésus aurait prié avec ses disciples la nuit précédant sa crucifixion.
Les projets touristiques proposés par les résidents, qui comprennent la construction d’un hôtel sur le site, ont été sommairement refusés, selon les familles.
« Le problème, ce n’est pas vraiment le tourisme, mais ce type de tourisme qui nous force à quitter nos maisons », s’est plaint Noureddine Amro.
Les habitants vivent non loin du quartier palestinien de Silwan, situé dans ce même parc des Murs de Jérusalem. Là-bas, des colons ont reçu l’autorisation de s’emparer des habitations et de creuser le sol en dessous et autour des maisons pour en faire un parc archéologique appelé la Cité de David.
Silwan est également devenu une poudrière où des conflits éclatent régulièrement entre d’un côté les résidents palestiniens, et de l’autre les groupes de colons et la police israélienne.
Les habitants de Silwan affirment que les autorités israéliennes aimeraient prendre complètement le contrôle du quartier car leurs maisons sont attenantes aux murs situés en contrebas de la mosquée al-Aqsa.
Des intentions secrètes
Le but de la Direction des parcs, selon son site internet, est « de protéger la nature et les sites du patrimoine et d’en prendre soin dans l’intérêt public ».
Dans un rapport publié en 2012, Bimkom a remarqué que la déclaration d’établissement d’un parc national était « une mesure extrême [qui] ne devait être appliquée que dans des cas précis où les questions de patrimoine naturel ont une priorité absolue ».
Cependant, Enass Masri a affirmé que la municipalité de Jérusalem avait préféré transférer ses espaces verts et ses quartiers palestiniens à la Direction des parcs, voyant là un moyen de contourner les règles habituelles de l’urbanisme.
En tant qu’organisme national, la Direction des parcs n’est pas obligée de prendre en compte le bien-être des habitants de Jérusalem-Est dans ses décisions.
Elle a aussi le pouvoir d’expulser des Palestiniens sans avoir à confisquer leurs terres, évitant ainsi des procès pour des questions de propriété et les demandes de compensation financière qui les accompagnent.
Le recours à des justifications environnementales ou touristiques pour démolir des foyers palestiniens ou limiter leur développement a également moins de chances de susciter les critiques de la communauté internationale.
Samer Ercheid, avocat représentant les familles de Sawaneh, a déclaré que l’accès aux plans directeurs avait été refusé aux quartiers palestiniens de Jérusalem, rendant ainsi impossible l’obtention de permis de construire. Cela place les familles résidant à l’intérieur des parcs nationaux dans une situation particulièrement difficile.
« La Direction des parcs fait preuve d’agressivité pour pousser à la destruction de ces habitations, et il est bien plus difficile d’espérer retarder ou annuler les ordres de démolition », a affirmé Samer Ersheid à MEE.
En lien avec les colons
Les liens étroits qui unissent la Direction des parcs et les principaux groupes de colons sont un secret de Polichinelle.
Shaul Goldstein, ancien responsable du vaste groupe de colonies de Goush Etzion en Cisjordanie, est le directeur de cette organisation depuis 2011.
À la tête du bureau de Jérusalem de la Direction des parcs se trouve Evyatar Cohen, ancien haut responsable d’Elad, la principale organisation de colons en activité à Silwan.
« Selon cet arrangement, les colons deviennent des employés de la Direction des parcs, ce qui leur donne toutes sortes de pouvoirs supplémentaires, en toute indépendance du gouvernement, de la municipalité ou de la police, a expliqué Jeff Halper.
« La création de projets touristiques dans ces parcs nationaux, a-t-il ajouté, est également un moyen très efficace de mobiliser les juifs d’Israël et d’autres pays pour qu’ils aident à légitimer les activités des colons. »
Ni la Direction des parcs ni la municipalité de Jérusalem n’a souhaité émettre de commentaires à ce sujet.
Lors d’une conférence en 2006, Evyatar Cohen a déclaré que l’objectif des parcs nationaux de Jérusalem-Est était d’empêcher la disparition du paysage de la ville et de sa flore, et de restaurer sa « gloire passée ».
Cependant, d’autres déclarations officielles ont sous-entendu des motivations différentes.
En 2003, lors d’une conférence du Conseil des parcs nationaux, l’ingénieur municipal de Jérusalem Uri Shitrit a reconnu que le recours aux parcs nationaux risquait d’être source de « confrontations permanentes » avec les habitants concernés. Cependant, il a alors ajouté que ces parcs étaient utiles dans des quartiers « habités par une population hostile en perpétuelle expansion » : il faisait référence aux Palestiniens de Jérusalem.
Lorsqu’un an plus tard, en 2004, le projet de Jérusalem a été approuvé, des responsables israéliens ont fait remarquer qu’une « importante intervention gouvernementale » serait nécessaire pour remplir ces objectifs urbanistiques visant à assurer une forte majorité juive de 60 % dans la ville.
Selon Bimkom, les parcs nationaux jouent un rôle déterminant dans la réalisation de ces objectifs démographiques.
Encercler la vieille ville
D’après Jeff Halper, des quartiers comme Sawaneh étaient également les dernières portions de territoire qui manquaient pour créer une ceinture sous contrôle juif tout autour de la ville.
Dans un rapport récent, l’International Crisis Group a noté que cette ceinture avait été conçue pour pouvoir créer un « mur de protection … qui empêcherait [Israël] de se retirer complètement du centre-ville » dans le cas d’un accord de paix.
Jérusalem-Est est revendiquée depuis longtemps par les Palestiniens comme la capitale de leur futur État. Cependant, Israël a annexé Jérusalem-Est et la revendique comme faisant partie de sa « capitale unie et éternelle ».
Efrat Cohen-Bar, urbaniste travaillant en partenariat avec Bimkom, a affirmé qu’Israël avait déjà annoncé deux parcs nationaux à Jérusalem et qu’un autre grand projet de parc était en attente de validation sur le mont Scopus.
Ce nouveau parc, situé sur des terres palestiniennes, empêcherait toute extension des quartiers d’Issawiya et d’At-Tur à l’avenir, a-t-elle déclaré.
Mais Bimkom a également pu voir une version des plans directeurs de Jérusalem comportant trois autres parcs nationaux à proximité de la vieille ville, qui n’étaient pas compris dans la carte publiée officiellement.
« Étant donné les activités que nous constatons sur le terrain, nous soupçonnons fortement que ces quartiers sont en trains d’être préparés pour le jour où ils seront déclarés parcs nationaux », a-t-elle déclaré à MEE.
Efrat Cohen-Bar faisait référence à la destruction la semaine dernière par la Direction des parcs d’une aire de jeu privée de Silwan située immédiatement à l’extérieur du parc national des Murs de Jérusalem déjà existant. Selon elle, le plan directeur indiquait à l’origine que la zone où était construite l’aire de jeu serait incluse dans une extension du parc.
Le 1er avril, le Département d’État américain a fait part de ses inquiétudes face à ce qu’il a qualifié de « tendance à la démolition, au déplacement et à la confiscation de terres qui s’avère dommageable » à Jérusalem-Est et en Cisjordanie.
Poussés à partir de nouveau
Les familles de Jérusalem-Est qui ont résisté aux vagues successives d’expansion israélienne ont très peur que l’agrandissement des parcs nationaux signifie que la bataille sera perdue pour de bon.
Noureddine Amro, habitant de Sawaneh, a indiqué que ce ne serait pas la première fois que sa famille – et bien d’autres personnes – seraient contraintes de se déplacer.
« Ces maisons ont été construites bien longtemps avant l’arrivée d’Israël et l’institution des parcs nationaux, a-t-il affirmé.
« Israël nous a forcés à quitter nos maisons d’origine et nous avons reconstruit notre vie ici à Jérusalem-Est. Aujourd’hui, Israël recommence à nous harceler pour nous pousser encore une fois à partir. »
Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.
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