Cent ans après les accords Sykes-Picot, les Kurdes sont toujours divisés
QAMICHLI, Syrie – Exactement cent ans après la signature des accords Sykes-Picot – l’entente entre Français et Britanniques qui a eu pour conséquence la séparation des Kurdes entre quatre pays –, les Kurdes d’Irak et de Syrie sont maintenant à la tête de leurs propres administrations dans la région. Cependant, les Kurdes maintiennent aujourd’hui ces frontières en fermant le seul poste-frontière séparant les deux Kurdistan.
La semaine dernière, les Kurdes d’Europe se sont élevés en Allemagne contre ces accords qui ont provoqué la division des Kurdes, appelant à leur indépendance dans le cadre de projets menés par le président du Kurdistan irakien Massoud Barzani, qui cherche à organiser un référendum avant octobre en vue de la création d’un État souverain pour les Kurdes d’Irak.
« Nous devons tenir compte des nouvelles réalités : la citoyenneté kurde n’a pas été développée, les frontières et la souveraineté ont perdu tout leur sens, c’est la fin des accords Sykes-Picot », a officiellement déclaré Massoud Barzani ce lundi.
Cependant, le poste-frontière de Pech Khabour qui sépare les régions kurdes d’Irak et de Syrie est maintenu fermé depuis le 16 mars à cause de contentieux politiques.
La décision prise par l’administration Barzani rend la vie plus difficile pour les civils kurdes de Syrie, car elle provoque une montée des prix de la nourriture dans les régions gouvernées par le rival kurde syrien de Massoud Barzani, à savoir le Parti de l’union démocratique (PYD), un proche allié du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Le PYD a affirmé que cette fermeture de frontière était un embargo, et il a farouchement critiqué cette décision.
Kaniwar Zidan, célèbre dessinateur humoristique kurde syrien, s’est moqué des prix élevés de la nourriture dans un dessin représentant une bijouterie à Qamichli, en Syrie, dont la vitrine de contient pas de bijoux mais seulement de la viande, du sucre et des légumes.
Massoud Barzani est opposé au contrôle des régions kurdes de Syrie par le PYD, et il soutient le Conseil national kurde (CNK), qui fait partie de l’opposition syrienne mais n’a aucun pouvoir sur le terrain en Syrie.
Plusieurs accords de partage d’autorité entre le PYD et le CNK se sont soldés par un échec, et notamment le dernier accord obtenu à Dahuk, en Irak, le 22 octobre 2014. En conséquence, le PYD ne participe pas aux négociations de Genève, tandis que le CNK prend part aux discussions en tant que membre de l’opposition syrienne. Cependant, désormais, l’opposition syrienne et le gouvernement syrien sont tous deux opposés à toute forme d’autonomie kurde.
Le PYD et ses alliés ont annoncé la mise en place d’une région fédérale pour le nord de la Syrie et le Rojava (le Kurdistan syrien) le 17 mars, sans l’accord du CNK. Le PYD soupçonne la fermeture de la frontière d’être en lien avec l’opposition turque au PYD : il pense même que la Turquie aurait fait pression sur Massoud Barzani pour qu’il ferme la frontière, tandis que le PDK a reproché au PYD de monopoliser les recettes générées par le poste-frontière.
« Je souhaite que les relations s’améliorent avec le KRG. Mêmes ceux du Kurdistan irakien souffrent de problèmes économiques, et la Turquie a donné 200 millions de dollars au PDK pour qu’il ferme ce poste-frontière, a affirmé à Middle East Eye Abdulkarim Omar, responsable de l’administration locale des Affaires étrangères.
« Selon nous, cette décision a été prise par la Turquie, pas par le KRG », a-t-il ajouté.
Sanharib Barsom, coresponsable chrétienne des Affaires étrangères de l’administration de la province d’Hassaké, a déclaré à MEE que l’embargo étouffait les civils du nord de la Syrie. Récemment, on a assisté à une pénurie de tomates et de sucre sur le marché.
De plus, il est difficile de trouver des pièces de rechange pour réparer les voitures, et, en conséquence, plusieurs voitures ont été abandonnées dans la rue car il était devenu trop difficile de les réparer.
« Unir les deux parties du Kurdistan »
Sanharib Barsom a appelé la communauté internationale à reconnaître les administrations locales mises en place par le PYD et ses alliés chrétiens et musulmans du monde arabe au lieu de seulement apporter une assistance militaire aux Kurdes contre le groupe État islamique (EI).
« Dans leurs discours, ils disent qu’ils nous soutiennent, mais en réalité, nous ne bénéficions d’aucun soutien. Maintenant, toutes les frontières sont fermées et nous souffrons de la pauvreté, et tout est très cher », a-t-elle expliqué.
« Nous tenons la Turquie pour responsable de cette situation ; les Turcs ont fermé tous les postes-frontières et ils ont poussé Massoud Barzani à fermer la frontière de son côté, de plus ils aident l’État islamique et l’envoient vers notre région », a-t-elle ajouté.
Cependant, Mohammed Ismail, un dirigeant grisonnant du Parti démocratique du Kurdistan de Syrie, qui est un proche allié de Massoud Barzani, a réfuté les accusations lancées par le PYD et ses propres alliés.
« Le KRG veut ouvrir la frontière, et ce dans le but d’aider les gens, a-t-il affirmé à MEE.
« S’ils appliquent l’accord de Dahuk entre le CNK et [le PYD], ils ouvriront la frontière et enverront tout ce qu’il faut », a-t-il déclaré.
Il a accusé le PYD d’empêcher l’entrée d’aides humanitaires et de taxer toutes les denrées qui pénètrent sur son territoire, tout en donnant certains produits comme le sucre, le ciment et le fer à certains hommes d’affaires qui sont en lien direct avec le PYD.
« Le PYD n’autorise personne à envoyer de la nourriture ou de l’aide, à moins qu’il ne puisse en avoir le contrôle, a-t-il ajouté.
« Le PYD affirme dans les médias que la frontière est fermée à cause [du président turc Recep Tayyip] Erdoğan et de la Turquie. Pourquoi le président Erdoğan voudrait-il fermer cette frontière ? Ce n’est pas réaliste. »
Hassan Salih, membre de la direction du Parti de l’unité kurde, a également émis des reproches envers le PYD.
« Beaucoup de pays envoient de l’aide, de la nourriture et des vêtements à notre peuple, mais le PYD les en empêche », a-t-il confié à MEE.
Cependant, les civils du nord de la Syrie sont fatigués par les prix élevés, qui sévissent dans un contexte de chômage et d’une chute record de la livre syrienne par rapport au dollar.
« Nous avons conscience que les pressions au niveau régional sont à l’origine de cette décision, mais le poste-frontière représente une question humanitaire. Personne ne peut prendre la responsabilité de cette fermeture, qui risque d’affamer le Rojava et d’aggraver la situation économique », a déclaré Amjad Uthman, dirigeant du Mouvement kurde pour la réforme, à l’agence de presse locale kurde ARAnews.
Le Congrès national du Kurdistan (KNK), sympathisant du PYD, a appelé lundi tous les Kurdes à mettre fin à leurs conflits.
« Aujourd’hui, les frontières géographiques entre l’Irak et la Syrie ont déjà disparu, car les lignes géographiques entre le Bashur [le Kurdistan irakien] et le Rojava n’existent plus, a énoncé le KNK.
« Le statut effectif de deux entités fédérales kurdes est désormais une réalité dans les deux camps. Nous n’avons pas d’obligations et nous ne devons rien à personne, et nous ne sommes bien sûr pas près de protéger les frontières de territoires artificiels au service d’autres pays, a lancé le KNK en référence à la Turquie.
« En tant que peuple du Kurdistan, nous devons abolir dans les faits ces frontières coloniales qui séparent le Bashur du Rojava. En ce sens, nous devons unir les deux parties du Kurdistan », a déclaré le KNK lors d’une conférence de presse qui s’est tenue lundi au niveau du poste-frontière en Irak.
Traduit de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.
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