La cuisine de rue d’Istanbul reflète l’âme de la ville
ISTANBUL, Turquie – Quand Ahmet Dilen enlève des moules farcies de leurs coquilles, qu’il les arrose d’un filet de jus de citron et qu’il les tend aux clients rassemblés autour de sa voiturette tandis que le soleil se couche sur la vieille ville, il ne se contente pas de régaler les passants : il contribue à nourrir l’âme et l’essence même de cette mégapole.
Quand on parle de cuisine turque, on pense presque toujours au kebab – en particulier le doner kebab. Et à juste titre, parce que ce dernier est devenu l’une des principales exportations culturelles de la Turquie. On trouve un vendeur de doner dans presque chaque quartier de chaque ville du pays, ainsi que presque partout dans le monde.
Mais c’est une cuisine de rue moins connue qui parle au cœur, à l’esprit et au ventre des habitants d’Istanbul comme de ses visiteurs. Sa grande variété évoque un passé où la coexistence multiculturelle était de norme, et où un premier gage d’amitié était souvent culinaire. La cuisine de rue d’Istanbul a toujours joué un double rôle : elle se montre indispensable à la subsistance des habitants les moins riches, tout en injectant de la variété et de la vitalité dans la ville elle-même.
Le bouquet des différents arômes, des pommes de terre qui mijotent, de la viande grillée, du sirop de sucre en ébullition, et une foule d’autres effluves rappellent aux Stambouliotes comme aux touristes le riche héritage culinaire de la ville, tout en les incitant à s’offrir un en-cas de plus.
Les odeurs des différents plats en train d’être cuisinés alors que la journée touche à sa fin complètent souvent harmonieusement le spectacle de la ville.
Au cours de l’histoire, des hommes venus des quatre coins de l’empire ottoman ont afflué vers l’ancienne capitale impériale, Istanbul, espérant y faire fortune ou y trouver asile. Les saveurs de leur terre natale les réconfortaient, tout en leur procurant la possibilité de gagner leur vie.
La cuisine de rue d’Istanbul puise dans toutes les religions et les origines ethniques, qu’il s’agisse des moules farcies (midye dolma) empruntées aux Arméniens, des intestins de mouton grillés (kokorec) des Grecs, des pommes de terre au four remplies de farces diverses (kumpir), venues des Balkans, des beignets au sirop (lokma) du Moyen-Orient, ou de la pâte de sucre aux couleurs vives (macun) d’Anatolie centrale, pour ne citer que quelques exemples.
Aujourd’hui encore, les histoires de certains vendeurs de rue reflètent celles de leurs collègues des siècles passés. Dilen, le marchand de moules farcies, est un Kurde de Mardin. Environ 90 % de tous les vendeurs de moules farcies d’Istanbul sont des Kurdes de la province méridionale de Mardin, voisine de l’Irak et de la Syrie et sans accès à la mer.
Ils ont fui les combats se déroulant dans leur région dans les années 1990 pour aller s’installer à Istanbul. La préparation et la vente de moules farcies procure du travail à des familles entières et leur permet de gagner leur vie.
« Les midye dolma sont une spécialité des Arméniens du port d’Izmir. Dans les années 1970, un Kurde de Mardin a travaillé avec un Arménien et il a appris la recette. Quand nous avons été contraints de nous déplacer vers l’ouest en abandonnant nos vie et nos gagne-pains, nous nous sommes passés la recette entre nous, et maintenant vous pouvez constater que la plupart des vendeurs de midye dolma sont des Kurdes de Mardin », a raconté Dilen.
« Ma mère et mes sœurs préparent les midye dolma à la maison pendant la journée et je viens les vendre ici le soir. »
Les midye dolma ont aussi toujours figuré au menu des meyhane (tavernes) grecques et arméniennes.
« Délicieux ! Quelle fantastique combinaison d’épices et d’acidité », s’est exclamé Ahmed, 25 ans, un touriste venu du Koweït en goûtant les midye dolma pour la première fois.
Ahmed, qui ne connaissait pas du tout la cuisine de rue d’Istanbul, se régale des saveurs, des arômes et des bruits de la ville tout en visitant ses attractions. Il n’a pourtant pas encore eu le courage d’essayer les intestins de mouton grillés.
« J’ai vu ces choses sur des broches horizontales mais je ne les ai pas goûtées parce que je ne suis pas arrivé à comprendre ce que c’était. Mais j’ai essayé le kumpir (une pomme de terre farcie au four) et c’est aussi très bon », a-t-il commenté.
Kokorec et kumpir
À première vue, le kokorec (un sandwich d’intestins de mouton grillés avec des tomates concassées, du thym et des flocons de piment rouge) peut ne pas appâter les âmes sensibles, mais ceux qui se risquent à le goûter deviennent sans exception des fans de cette recette. Le kokorec est originaire de Grèce, où on le prépare toujours à l’occasion des principales fêtes religieuses – alors qu’à Istanbul, on le cuisine à longueur d’année et c’est un des plats de rue les plus populaires.
Le kumpir transforme l’humble pomme de terre en véritable festin : une grosse pomme de terre cuite au four est farcie d’une infinie variété d’ingrédients, du fromage râpé au maïs, en passant par des saucisses, du yaourt ou des pickles.
Ce nom qui vient des Balkans dérive de krompir, qui signifie simplement « pomme de terre » dans de nombreuses langues de la région, y compris dans les pays de l’ex-Yougoslavie.
De nos jours, les gens qui préparent la cuisine de rue d’Istanbul n’ont pas nécessairement la même origine que les produits qu’ils vendent.
Ismail Sacak, par exemple, qui est d’origine tatare, a été l’un des premiers à installer son étal il y a 30 ans dans le quartier d’Ortakoy, désormais célèbre pour ses rangées de stands de kumpir.
Il remonte encore plus loin et prétend que même si le kumpir est arrivé en Turquie par les Balkans, comme la pomme de terre est originaire d’Amérique, son produit vient également de là-bas.
« Il existe 140 variétés de pommes de terre, et on peut en faire une foule de choses. À mon avis, leur provenance ou celui qui les prépare importent peu. L’important, c’est que le client soit satisfait de la qualité du produit », a affirmé Ismail Sacak.
Selon lui, la cuisine de rue, qu’il s’agisse du kumpir ou d’autres plats, doit être capable de s’adapter à l’évolution des goûts au fil du temps.
« Ma pomme de terre reste la même mais les garnitures ont changé. Maintenant les gens réclament des garnitures différentes, et aussi plus saines. Si vous m’aviez dit il y a quinze ans que les clients demanderaient des garnitures de poisson ou d’aubergine grillée, je vous aurais pris pour un fou », a-t-il commenté.
Les restaurants n’arrivent pas à voler la vedette à la cuisine de rue
Depuis dix ans, une prospérité accrue s’est traduite par une multiplication du nombre de restaurants gastronomiques et une explosion des différents types de cuisines proposés, mais l’humble cuisine de rue d’Istanbul continue à occuper une place spéciale dans le cœur des riches comme des pauvres et des locaux comme des visiteurs.
Chef dans un restaurant haut de gamme, Ayvaz Akbacak peut témoigner du pouvoir d’attraction de la cuisine de rue, et de sa popularité même chez les célébrités.
« Dans le menu que je suis en train de créer pour mon nouveau restaurant, l’une des entrées est une bruschetta (tartine) à l’italienne garnie de kokorec. Mes clients apprécient les saveurs de la cuisine de rue d’Istanbul et je dois trouver des façons de les intégrer à mes créations », a-t-il constaté.
Ayvaz Akbacak est cependant persuadé que la cuisine de rue d’Istanbul n’est pas si ancienne que ça, et qu’il s’agit en fait d’un phénomène plutôt récent.
« A l’époque ottomane, la cuisine de rue n’avait pas tellement d’importance. C’est seulement récemment qu’elle est devenue tellement à la mode et que l’on redécouvre les vieilles recettes. Regardez ce qui est le plus répandu aujourd’hui. Tous ces stands qui vendent des hot-dogs faits avec des saucisses de Francfort. Les hot-dogs sont allemands, pas turcs, et c’est un phénomène très récent », a-t-il affirmé.
Malgré l’immense popularité de la cuisine de rue, Akbacak émet des doutes quant à ses normes d’hygiène et sa valeur nutritive.
« Ces hot-dogs et ces mini burgers sont exposés toute la journée à la chaleur ou au froid, quel que soit le temps. Je ne suis pas certain que ce soient des aliments de première qualité », a-t-il souligné.
Ces mêmes hot-dogs et mini burgers, préparés dans des petits pains spéciaux rissolés dans de la sauce tomate, demeurent extrêmement populaires auprès des habitants de la ville, notamment les noctambules qui cherchent quelque chose à se mettre sous la dent.
La seule option pour des chefs comme Ayvaz Akbacak est d’intégrer, d’une façon ou d’une autre, la cuisine de rue à leurs menus gastronomiques, car même les gens aisés la réclament et raffolent de ses saveurs.
« Il n’y a pas si longtemps, le simit était l’apanage des étudiants et des petits fonctionnaires. Maintenant regardez sa popularité. Personne ne peut plus s’en passer », a constaté Akbacak. « Nous devons trouver le moyen de le servir avec de la haute cuisine. »
Le simit est un type de pain très apprécié, en forme d’anneau et recouvert de graines de sésame. On le fait cuire après l’avoir trempé dans un sirop à base de raisins semblable à de la mélasse. C’est un casse-croûte nourrissant et bon marché que l’on trouve pratiquement à chaque coin de rue dans tout le pays.
L’humble simit coûte une livre turque (30 centimes), ce qui en fait un aliment de base à la portée des personnes défavorisées. Dans un pays où le salaire minimum mensuel est d’à peine 1 300 livres (390 euros), ce sont des plats de rue comme le simit ou le nohut pilav (riz aux pois chiches) à quatre livres (1,20 euro) la portion qui aident bon nombre de gens à satisfaire leurs besoins alimentaires. Un sandwich de kokorec dans un quart de miche coûte six livres (1,80 euro).
Sans tenir compte de ses qualités nutritives et de ses conditions de conservation plus ou moins hygiéniques, la cuisine de rue d’Istanbul reflète manifestement l’âme et l’essence mêmes de cette vieille ville, ses nombreuses civilisations et la variété des origines culturelles de ses habitants.
Du sucré à l’acidulé et du salé à l’épicé, elle offre de quoi satisfaire les goûts de chacun.
Traduit de l’anglais (original) par Maït Foulkes.
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