Essaouira : la ville marocaine des vents entre en transe sacrée
La ville marocaine d'Essaouira est entrée en transe pendant le 19e Festival de Musique Gnaoua et de World Music qui s’est déroulé du 12 au 15 mai dans cette ville au bord de l'Atlantique. Plus de 300 artistes venus de six pays différents se sont produits sur six sites pendant un festival de quatre jours, qui a attiré étrangers, hippies, enfants, personnes âgées, entre autres âmes éprises de spiritualité qui n’ont pu que tomber en proie aux rythmes hypnotiques de musiciens dont les racines plongent dans l’Afrique sub-saharienne.
Des musiciens Gnaoua célèbres ont fait entendre leurs musiques mystiques traditionnelles aux côtés de stars internationales d'autres genres de musique, comme Randy Weston, pianiste de jazz de 90 ans, et la version marocaine de The Clash, Hoba Hoba Spirit. C’est ainsi que ces musiques du monde ont mêlé leurs danses d’une façon si particulière, sur fond de maisons blanchies à la chaux, aux volets d’un bleu éclatant.
Les concerts étaient gratuits sur les deux sites principaux, l’un sur la plage et l'autre sur la place principale de la magnifique ancienne médina. Seuls les concerts plus intimes étaient payants, présentés dans les plus petits espaces.
La musique Gnaoua, rapide et envoûtante, possède un rythme similaire à celui des sons techno, mais les paroles sont spirituelles. Un groupe se compose de nombreux musiciens – le maalem (un maître reconnu de musique et traditions spirituelles Gnaoua) qui joue du guembri (luth basse à trois cordes), tandis que d'autres membres du groupe tapent sur des tambours et font claquer leurs qaraqab (castagnettes de fer).
Petite histoire de la culture Gnaoua
Pendant la dynastie almoravide, au XIe siècle, l'esclavage, la conscription et le commerce ont forcé de nombreux habitants hors d’Afrique occidentale – issus majoritairement du Mali d’aujourd'hui, du Burkina Faso et de région du Sénégal – qui ont été déportés au Maghreb, divisé de nos jours en trois pays distincts : Maroc, Algérie et Tunisie. On pense qu’aux XIe et XIIIe siècles un grand nombre de personnes réduites en esclavage venaient du Ghana ancien (un royaume au nord du Mali), et ces populations ont été appelées le peuple Gnaoua. Leurs descendants forment le Gnaoua d’aujourd'hui, probablement le groupe ethnique musulman le plus vif du Maroc.
Bien qu'ils aient conservé la plupart des coutumes, rituels et croyances de leurs ancêtres, leur musique est la caractéristique la mieux préservée. Marrakech et Essaouira sont des villes célèbres historiquement pour leurs marchés aux esclaves, et leur association à la traite transsaharienne d’esclaves. Dans la société Gnaoua, les artistes jouent un rôle autant social et spirituel que de divertissement.
À l’origine, la musique et la danse des Gnaoua servaient à soulager la douleur de leur captivité ; ainsi, les paroles contiennent de nombreuses références aux frustrations de l'exil et de l'esclavage. Certains chants sont ponctués de mots évoquant le traumatisme de l’arrachement et la blessure si profonde qu’inflige la perte de ses racines.
Les femmes dans la culture Gnaoua
Au festival de cette année se sont produites un plus grand nombre de femmes, des chanteuses, des danseuses et des joueuses de qarqaba. Maalem Abdenbi el-Meknassi wa Banat al-Gnaoua (Maalem Abdenbi el-Meknassi et les Gnaoua Girls) était un de ces groupes.
C’est à Meknes que Maalem Abdenbi el-Meknassi a découvert cinq des 10 femmes du groupe qui participent au spectacle d’Essaouira. Lui-même est issu d'une lignée familiale Gnaoua traditionnelle, et son père était lui aussi un maalem. Quand on l'interroge sur la réaction des gens devant les musiciennes Gnaoua, il répond : « Ne l’oubliez jamais : ma mère est une femme, ainsi que mon épouse. Qui a des filles comprend parfaitement ce que je veux dire. Les femmes devraient avoir la même liberté que les hommes et être traitées sur un pied d’égalité ; dans toutes les cultures comme dans la nôtre et aussi dans la culture islamique ».
Certaines sont des virtuoses du guembri, mais aucun maître féminin pour l’instant. « Nous les accueillerons à bras ouverts, cependant, mais les musiciennes Gnaoua n’ont émergé que récemment. Avec de l'expérience et un approfondissement de leur spiritualité, les femmes peuvent devenir maalema, bien sûr ; ce n’est qu’une question de temps », explique Maalem Abdenbi el-Meknassi.
Les musiciens Gnaoua sont souvent initiés à cet art depuis leur plus tendre enfance, et ce n’est qu’à l’adolescence qu’ils sont adoubés par un maalem. Des dizaines d’années peuvent être nécessaires avant de pouvoir atteindre le niveau de spiritualité et de maturité musicale d’un maalem, ou bientôt d’une maalema, la version féminine.
C’est comme pour tout : la musique et la culture Gnaoua sont entrées dans l'ère des réseaux sociaux. Khalil Mounji, fondateur et PDG de gnaouaculture.org, espère, au moyen de ce site, promouvoir dans le grand public les authentiques musique et culture Gnaoua. Son groupe a même développé une application appelée « Play Guembri » (Jouez du Guembri).
Des nuits dont on émerge régénéré
À l’origine, cette musique est faite pour accompagner des cérémonies privées, les derdeba (rites de possession) qui se déroulent généralement au cœur de la nuit. C’est pour cette raison qu’on les appelle aussi al-lila (la nuit), et qu’elles se tiennent à des fins thérapeutiques ou de guérison. Si l’on est en proie à la dépression, suite à un traumatisme ou à cause de tout autre problème de santé mentale, on sollicite souvent l'aide d'un derdeba Gnaoua.
Les femmes ont toujours joué un rôle central dans les traditions Gnaoua, mais pas comme musiciennes : plutôt comme moqademma – devins ou prêtresses chargées des nécessités pratiques de l’al-lila. Quand un client sollicite ses services, c’est à elle que revient d’engager les musiciens et d’apporter sur lieu de la cérémonie bougies, encens et autres objets indispensables. Elle prépare aussi de la nourriture et prend soin de la personne à la recherche de guérison.
Le festival est aussi une bonne occasion de vivre une première expérience de l’art Gnaoua. « Pour vraiment comprendre le Gnaoua, il faut être tombé dedans quand on était petit ; ça se passe au niveau du vécu. C’est un cercle assez fermé », précise le photographe marocain, Hassan Hajjaj, dont les portraits de maalems ont été exposés pendant le festival. Hassan n'a pas connu le Gnaoua dès sa naissance, mais il a grandi dans l’amour et le respect de cet art et de cette culture.
Une nuit, s’est déroulé à Dar Loubane un concert très intime et spirituel intitulé « Couleurs du Gnaoua », dans un riad traditionnel de l'ancienne médina, où certains des maalems les plus vénérés – âgés d’au moins 70 ans – ont fait une démonstration des divers styles propres à leurs régions respectives.
Les paroles diffèrent d'une région à l’autre ; outre de louer Allah et le Prophète Mohammed, elles font presque toujours références aux saints locaux. Certaines chansons sont interprétées sur accompagnements de danses ou de chorégraphies spécifiques. Souvent, la séquence des pas est très répétitive, pour permettre au danseur d’atteindre plus rapidement la transe.
Cette lila fut très intense et émouvante et souvent, dans l’auditoire, des gens semblaient se mettre à danser, comme s'ils trouvaient qu’une chanson particulière avait le pouvoir de les soulager. Un homme d’un certain âge s’est rendu plusieurs fois tout près des musiciens pour se livrer à une danse transcendantale très personnelle, et il était évident qu’il éprouvait une catharsis.
Photos et téléphones mobiles étaient interdits pendant les concerts al-lila, pour ne pas perturber leur caractère personnel et intimiste. L'espace est considéré comme protégé et sacré, au pouvoir du maalem et des autres musiciens, et aussi de la moqademma s’il s’agit d’une cérémonie privée. On estime que les danseurs, appelés aussi «patients», méritent d'atteindre l’état de transe et d'extase sans subir de distractions et en toute sécurité.
Les rituels spirituels et sacrés ne sont généralement pas conçus pour se dérouler lors de grands concerts, car c’est dans les salles les plus petites qu’on peut vivre l’expérience spirituelle la plus intense. Les participants espèrent que tous les mauvais esprits et sentiments négatifs auront été expulsés jusqu’à l'année prochaine, où le festival fêtera son 20e anniversaire.
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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