Égypte : Morsi était-il vraiment un autocrate ?
Le débat a été relancé au sujet de la brève présidence de Mohamed Morsi et le fait de savoir si sa tentative de monopoliser la gouvernance en Égypte avec les Frères musulmans a joué un rôle dans sa chute et dans l’abandon de la transition démocratique.
Cette fois, la discussion est centrée sur la décision prise par Morsi de rejeter la suggestion qui lui a été faite par les Égyptiens, la chancelière allemande Angela Merkel et le président américain Barack Obama de demander au Dr Mohamed el-Baradei ou à Amr Mousa de former un nouveau gouvernement pour remplacer celui du Dr Hisham Qandil. Cette suggestion lui avait été faite au lendemain de la fin tendue de la crise de la déclaration constitutionnelle en novembre-décembre 2012 et de la formation du Front du Salut qui était opposé à la présidence de Morsi.
Étant donné qu’el-Baradei et Mousa étaient tous deux d’éminents dirigeants du Front du Salut, la suggestion, semblerait-il, enveloppait l’idée d’inviter le Front à partager le pouvoir. Le rejet réitéré de cette idée par Morsi, ainsi que les pressions externes qui l’ont accompagné, sont considérés maintenant comme preuve de sa politique autocratique qui a par la suite conduit à l’escalade de la crise politique dans le pays et, finalement, au coup d’État du 3 juillet 2013.
Le récit de cette proposition égyptienne, ainsi que du lobbying allemand et américain derrière elle, est attribué à Abu al-Ula Madi, chef du parti Wasat. Il n’y a aucune raison d’en douter. Des personnalités politiques égyptiennes, qui ne sont pas membres des Frères musulmans et qui sont connues pour avoir été proches de Morsi à l’époque, ont fait la même proposition en avril 2013 et ont entendu le président exposer les motifs de son refus.
C’est une problématique sur laquelle je reviendrai. La séquence des événements montre que Madi a été convaincu par les raisons de Morsi. Il en est ainsi parce que les relations entre le chef du parti Wasat et le président de la République n’ont pas faibli au cours des six premiers mois de 2013 ; au contraire, elles se sont renforcées.
En ce qui concerne les pressions extérieures, ce qui est certain, c’est qu’elles se sont axées sur le fait de demander à el-Baradei, et non à Mousa, de diriger le gouvernement. Au moins une fois, lorsque le nouveau secrétaire d’État américain, John Kerry, a rencontré le président égyptien dans le bureau de ce dernier le dimanche 3 mars 2013, Morsi a déclaré qu’il ne croyait pas qu’el-Baradei était apte à diriger le gouvernement, qu’il ne croyait pas en sa loyauté d’une part ou en sa capacité à faire face aux pressions d’autre part et donc qu’il ne pouvait tout simplement pas mettre en péril l’avenir du pays en échange de gains politiques temporaires.
Morsi a gouverné le pays pendant un an à compter du 30 juin 2012. Il a gouverné en sa qualité de président de plein droit après la chute de l’autorité du conseil militaire en août 2012. Morsi a demandé à Hisham Qandil, ministre de l’Irrigation du gouvernement d’al-Janzuri, qui était présent depuis que Morsi avait endossé sa mission de gouvernement intérimaire, de former un nouveau gouvernement. Qandil, qui était en charge du ministère de l’Irrigation depuis le gouvernement de Sharaf, ne faisait pas partie des Frères musulmans. Son premier cabinet ne comprenait pas plus de quatre ministres qui étaient membres de la fraternité. D’autres partis ont été invités à proposer leurs candidats pour le cabinet et certains ont accepté, d’autres ont refusé.
Qandil a fini par former un gouvernement qui était majoritairement composé de technocrates. C’était la coutume surtout depuis que Sadate avait assumé la présidence. Morsi et son Premier ministre ont respecté les traditions égyptiennes en nommant les ministres de la Défense, de l’Intérieur et des Affaires étrangères en piochant dans l’armée, la police et le corps diplomatique.
Le 3 mai 2013, après l’échec des efforts de Morsi pour atteindre la concorde politique et former un gouvernement de coalition (et cela sera abordé plus tard), Qandil a introduit des changements dans son cabinet. Il y avait seulement neuf ministres issus des Frères musulmans dans le nouveau cabinet, lequel a dirigé le pays jusqu’au coup d’État de juillet. Sur un total de 36 ministres, 13 ou 14 provenaient d’un milieu islamique.
Le 16 juin, soit environ deux semaines avant le coup d’État, Morsi a publié une liste de nouveaux gouverneurs, laquelle comprenait 10 membres des Frères musulmans et 2 venant de deux autres partis, sur un total de 28. Comme il l’a fait lorsqu’il a amorcé le remaniement ministériel, Morsi a demandé aux partis politiques de proposer leurs propres candidats pour les postes de gouverneur, mais seuls deux partis ont coopéré avec le président.
Quelques semaines avant le dernier remaniement ministériel, plus précisément le 12 avril 2013, le Dr Ayman Nour, le célèbre libéral et ancien candidat à la présidence en concurrence avec Hosni Moubarak, a reçu un appel du bureau du président (c’est ce que le Dr Ayman Nour m’a affirmé à deux reprises sans divergence, hormis des détails supplémentaires fournis à la deuxième occasion).
Nour a été l’un des membres fondateurs du Front du Salut, mais il l’a quitté le 6 décembre, après qu’il a été convenu d’annuler la déclaration constitutionnelle de novembre 2012 et d’émettre une nouvelle déclaration. Néanmoins, Nour a toujours conservé des liens amicaux avec ses collègues dans la direction du Front : el-Baradei, Mousa, Hamdin Sabbahi et Sayyid Badawi.
Le lendemain, le 13 avril, Nour a rencontré Morsi. Les deux hommes ont discuté de la situation politique dans le pays. Nour a suggéré à Morsi de demander à Mousa ou à el-Baradei de former un nouveau gouvernement. Morsi n’avait pas de préférence pour l’un des deux : el-Baradei parce qu’il n’a pas confiance en ses capacités et Mousa parce qu’il croyait que lui demander de former un gouvernement générerait une nouvelle tempête politique compte tenu qu’il appartenait à l’ancien régime. Ce qu’a fait Morsi a été de demander à Nour lui-même de former un gouvernement.
Au début, Nour s’y est opposé parce que le temps restant avant les élections législatives était compté. Il a expliqué qu’un nouveau gouvernement n’était peut-être pas nécessaire. Cependant, Morsi lui a assuré qu’il lui garderait le poste de Premier ministre après les élections dans le cas où le bloc de partis qui soutenaient le président gagnait. Lorsque Nour a déclaré que son parti ne pouvait pas assumer le fardeau du gouvernement et qu’il travaillerait pour former un gouvernement de coalition, le président a immédiatement accepté et a souligné qu’il n’imposerait pas à Nour une quelconque liste de ministres issus des Frères musulmans et qu’il n’interviendrait pas dans le choix de ses ministres.
Nour est ensuite allé de l’avant et a commencé à communiquer avec ses anciens collègues du Front du Salut, les invitant à participer à un gouvernement de coalition. Cependant, et en dépit des réponses limitées et prudentes le premier jour, la divulgation d’informations concernant la formation d’un nouveau cabinet le jour suivant a entravé les efforts déployés pour former le gouvernement souhaité. Le 15 avril, Nour est revenu vers le président pour lui annoncer sa décision, présentant ses excuses pour le fait de ne pas entreprendre la tâche qui lui avait été missionnée.
Avec tous ces événements, et tout au long de l’année de sa courte présidence, Morsi n’a jamais essayé, d’une quelconque façon, d’implanter des Frères musulmans ou des islamistes à l’intérieur de l’appareil d’État, du corps bureaucratique de l’État. Comme en témoignent ceux qui étaient proches de lui, il n’avait aucun projet ni aucune intention de faire cela.
Pendant les mois qui ont suivi sa chute, les éléments des Frères musulmans, ou d’autres islamistes, ont quitté leurs postes au sein de l’appareil d’État ou ont été licenciés, arrêtés ou tués. Parmi eux figuraient des professeurs d’université, des scientifiques, des chercheurs, des médecins, des enseignants, des journalistes ou des gens d’autres secteurs. Ils occupaient leurs positions naturellement et conformément aux traditions de l’État, sans le devoir à la présidence de Morsi. Les nominations des ministres ou gouverneurs ainsi que les nominations de leurs conseillers ou assistants, étaient toutes, tout comme les conseillers et collaborateurs du président lui-même, des nominations purement politiques, tout comme toutes les nominations politiques dans d’autres démocraties ; elles n’avaient rien à voir avec l’appareil d’État ou sa bureaucratie.
Ce n’est pas l’histoire d’un président qui cherchait à gouverner seul ou souhaitait agir autocratiquement. L’accuser de telles choses aujourd’hui, pour telle ou telle raison, revient à chercher au mauvais endroit la réalité de l’échec que l’Égypte a connu dans son processus de transition démocratique.
Ce qui a causé cet échec était en fait la vision à court terme et la stupidité de l’opposition, en particulier le Front du Salut, les hommes politiques comme les militants. C’est ce qui a ouvert la voie au coup d’État contre le président élu et contre l’ensemble du processus démocratique.
- Basheer Nafi est chargé de recherche principal au Centre d’études d’Al Jazeera.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : l’ancien président égyptien Mohamed Morsi derrière les barreaux pendant son procès à l’académie de police du Caire, le 23 avril 2016 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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