Frères musulmans : la chasse est ouverte
Mi-avril, le groupe État islamique a consacré 25 pages de son magazine de propagande Dabiq à un « article » dénonçant les Frères musulmans en les qualifiant d’apostats. « Au cours des dernières décennies, un cancer dévastateur a vu le jour avant de muter et de se propager dans le but de noyer l’ensemble de l’Oumma [la communauté musulmane] dans l’apostasie », a affirmé l’État islamique, qui a décrit la religion des Frères musulmans comme une combinaison de diverses doctrines et divers rites relevant de la démocratie, du libéralisme, du pacifisme et du socialisme, « empruntés aux païens d’Occident et d’Orient ».
L’attaque proférée par l’État islamique contre les « Frères murtad » reposait sur deux chefs d’accusation : d’une part, la fréquentation de « tyrans » tels que le guide suprême iranien et la relation entretenue avec les nations chiites à travers le Hamas. La seconde accusation était toutefois plus intéressante. Les Frères musulmans étaient en effet coupables du péché de démocratie, ce que le groupe définit comme une « religion qui donne l’autorité suprême au peuple plutôt qu’à Allah ».
« Sous celle-ci, le droit de légiférer est distribué entre les hommes afin qu’ils déterminent ainsi quelles lois peuvent être appliquées sur les territoires », affirme Dabiq au sujet de la démocratie. « Si la majorité décide que la sodomie est légale, elle est légalisée même si cela contredit la charia d’Allah. »
Le jour de la parution de Dabiq, la Jordanie a annoncé la fermeture du siège des Frères musulmans à Amman et de six autres bureaux et prononcé l’interdiction d’organiser des élections internes à l’organisation.
La chasse a été déclarée ouverte contre les Frères musulmans. Que les chasseurs soient les djihadistes salafistes, le roi de Jordanie ou le président égyptien, ou encore le premier ministre britannique David Cameron, le fruit de leur labeur est le même. Environ un tiers de l’électorat arabe voterait pour des candidats politiques islamistes dans des élections libres : il est ainsi question de priver de ses droits le plus grand mouvement politique de la région.
Le prétexte employé pour la répression en Jordanie est l’existence d’une ramification sous licence du groupe, la Société des Frères musulmans, bien que la majorité de ses membres se rangent toujours du côté de l’ancien parti.
Plutôt que de se salir les mains en abattant 3 000 manifestants dans les rues du Caire et d’Alexandrie ou en remplissant les prisons du pays de plus de 40 000 prisonniers politiques, la Jordanie étouffe les Frères musulmans en les fragmentant.
Il s’agit là d’une mesure audacieuse dans la mesure où les Frères musulmans constituent le plus grand mouvement politique en Jordanie. Il est également aussi ancien que l’État moderne. Le gouvernement invalide un statut juridique qui remonte à une décision prise par le cabinet en 1946.
La chaîne de télévision par satellite Al-Yarmouk, proche des Frères musulmans, envisage de cesser d’émettre depuis Amman et de se réimplanter à l’étranger. L’extinction des Frères musulmans en Jordanie se fait en versant de la cire dans les serrures, plutôt que par les armes, mais toujours est-il que l’effet est pour l’instant tout aussi réel.
Les mesures prises par la Jordanie contre la croupe du mouvement ont divisé les observateurs. Certains voient les scissions au sein des Frères musulmans comme une question interne et affirment que les mesures prises par le gouvernement ont pour seul but de persuader les Frères musulmans de participer aux élections législatives prévues l’année prochaine.
D’autres constatent l’effet cumulé des élections truquées en Jordanie sur les Frères musulmans. Lors des élections législatives de 2007, le groupe n’a remporté que six sièges sur un total de 110, ce qui à l’époque a été vu comme une fraude politique flagrante. Les candidats qui savaient qu’ils avaient gagné des sièges au vu du décompte se sont réveillés le lendemain en apprenant le contraire.
« Ironiquement, l’offensive pour le boycott est venue cette année de ceux que l’on appelle les colombes ou réformistes modérés, qui avaient fait pression en faveur de la participation en 2007 (malgré la fraude observée au cours des élections municipales de la même année) et qui avaient été excédés par les résultats », a écrit Mohammad Abu Rumman avant les élections de novembre 2010. « En outre, les dirigeants des Frères musulmans ont été déçus par la nouvelle loi électorale adoptée plus tôt cette année, qu’ils jugeaient inéquitable et favorable aux allégeances tribales plutôt qu’aux partis politiques. »
Le même schéma se répète aujourd’hui. Chaque fois que les Frères musulmans jouent le jeu des élections en Jordanie, cela finit en trompe-l’œil. Cela ne signifie pas que le mouvement n’est pas déchiré par des désaccords entre les faucons et les colombes sur la question du boycott.
« L’engagement d’une action politique dans un environnement politique semi-autoritaire a immergé le groupe des Frères musulmans dans un état d’anxiété, de tension, de division et de conflit interne », a écrit Hassan Abou Haniyeh, spécialiste des islamistes en Jordanie. « Les politiques du régime exigent une participation plus politique et non un boycott de la part du groupe. Toutefois, cela ne garantit pas le respect de mesures équitables en aboutissant à des résultats démocratiques. D’où le différend entre les radicaux et les modérés quant à la viabilité du processus politique et aux limites de la modération et du radicalisme. »
Il pourrait y avoir une autre motivation. La Jordanie a souvent agi comme « la voix de son maître » : cette fois-ci, seul le maître pourrait avoir changé. Les mesures prises par la Jordanie contre les Frères musulmans sont étroitement liées à sa relation en matière de sécurité avec les Émirats arabes unis. Le pays a emprisonné un haut responsable des Frères musulmans, Zaki Bani Irsheid, pour une publication sur Facebook dans laquelle il a critiqué la décision des Émirats de classer les Frères musulmans au rang d’organisation terroriste. Le crime qu’il a commis a été de « perturber les relations de la Jordanie avec un pays étranger ». Les mesures contre les Frères musulmans font suite à une rencontre à Abou Dhabi entre le roi Abdallah et le prince héritier Mohammed ben Zayed al-Nahyane.
Il faut reconnaître que les motivations diffèrent. Sous la pression de ben Zayed, qui a menacé de mettre un terme à un contrat de 6 milliards de dollars portant sur des avions de chasse BAE Typhoon et à un contrat pétrolier avec BP si la Grande-Bretagne ne proscrivait pas les Frères musulmans, David Cameron a docilement lancé une enquête qui lui a valu plus de deux ans de maux de tête et contestations judiciaires.
Devant l’impossibilité de prouver un lien entre les Frères musulmans en Grande-Bretagne et les actions des militants islamistes en Égypte (ce qui a été rapidement exclu par le MI6), l’enquête a pris fin avec une déclaration écrite à la Chambre des communes stipulant que l’adhésion aux Frères musulmans, l’association avec le groupe ou toute influence exercée par celui-ci devait être considérée comme un « indicateur potentiel d’extrémisme ». Le Premier ministre a terminé sa déclaration en affirmant que « certains aspects des Frères musulmans [...] sont contraires à nos valeurs et ont été contraires à nos intérêts nationaux et à notre sécurité nationale ».
Les membres républicains du Congrès américain, sous la pression de ce même lobby du Golfe, foulent ce même sentier déjà bien battu. La Commission judiciaire de la Chambre, dirigée par les Républicains, a approuvé le mois dernier une législation appelant le département d’État à classer les Frères musulmans au rang d’organisation terroriste étrangère.
L’État islamique ainsi que les dictateurs arabes et leurs soutiens occidentaux ont créé leur propre version d’un cycle complet du combustible nucléaire. L’aliénation, le chômage, le gouvernement par des familles royales corrompues et des élites militaires servant leurs propres intérêts sont autant de facteurs permettant à l’État islamique de recruter. Dans le cas de la Tunisie, la promesse non tenue de la révolution et de l’emploi est tout autant un moteur que l’ancien régime. Le terrorisme de l’État islamique donne en retour aux autocrates une raison de poursuivre leur autocratie, ce qui sert ensuite de levier pour les aides et les armes en provenance de leurs soutiens occidentaux. Chaque année, ils déclarent que le Moyen-Orient est moins apte à la démocratie qu’il ne l’était l’année précédente.
Chacun des chasseurs a quelque chose de spécifique à craindre de l’islam politique, qui n’est pas la seule force, mais qui est certainement la plus puissante numériquement et qui pourrait enrayer cette joyeuse danse de répression politique et de terrorisme. Face à une nouvelle génération d’activistes politiques islamistes et laïcs qui a vu le jour dans les rues d’Égypte, les pragmatiques au sein de l’armée égyptienne devraient se rendre compte qu’ils ne peuvent pas gouverner le pays sur le long terme, ce qui pourrait permettre de trouver un moyen de sortir de ce cauchemar.
Le statut de victime ne confère pas la sagesse politique, et les Frères musulmans, comme l’ensemble de l’opposition en Égypte, sont profondément divisés. Si un changement de dirigeant devait se produire, celui-ci serait très mal préparé. La question qui se pose ici n’est pas le sort d’un mouvement islamiste, mais la bataille qui se poursuit entre les urnes et les armes.
À l’heure actuelle, l’Égypte, centre névralgique du monde arabe, est menée au précipice par un seul homme qui ne tolère aucune dissidence. Il implore chaque citoyen de n’écouter que lui. Mais à ses yeux, ce ne sont pas des citoyens. Ce sont des sujets qui ne sont pas encore prêts pour cette chose qu’on appelle la démocratie.
Lors d’une conférence de presse avec le président français François Hollande, dont les oreilles sifflaient suite aux condamnations d’Amnesty International, l’hôte égyptien a décidé de donner à son invité une leçon sur le thème de la démocratie.
Sissi a rejeté les allégations de violations commises sous sa présidence, la dernière en date étant la torture et le meurtre d’un étudiant italien en doctorat, évoquant un complot fomenté par « une force diabolique ». Sissi a poursuivi sa leçon sur la démocratie : « La région dans laquelle nous vivons est une région très perturbée, Monsieur le président Hollande », a déclaré Sissi. Les « normes européennes » en matière de droits de l’homme ne doivent pas être appliquées aux pays en difficulté tels que le sien.
Ce modèle ne peut perdurer. Il n’y a pas de politique en Égypte, uniquement les discours et les actes incohérents d’un seul homme et une seule institution : l’armée égyptienne. Il ne semble exister aucune autre institution.
Chacun a des motivations différentes pour écraser la démocratie représentative. Le groupe État islamique la craint, y voyant un ennemi plus mortel que n’importe quel missile à guidage de précision. À juste titre. Les autocrates arabes craignent les Frères musulmans parce qu’ils remettent en question leur légitimité. Les puissances occidentales sont peu enclines à faire face à un mouvement indépendant vis-à-vis d’elles sur le plan intellectuel et politique, qui remet en cause un ordre moyen-oriental fondé sur le maintien et la protection d’Israël au prix de la paix régionale.
Chacun a également une raison et une motivation pour élargir le champ de bataille. L’État islamique est autant un agrégateur de conflits régionaux qu’un créateur de conflits régionaux. Il aspire tout un spectre de causes et de combattants différents, des militants daghestanais du Caucase du Nord aux jeunes en colère des banlieues de Bruxelles à la recherche d’une cause. Ces deux publics ne pourraient être plus différents.
L’État islamique a fait preuve d’une résistance remarquable à la fois face aux frappes aériennes et face aux forces terrestres qui le combattent. Omar Ashour, maître de conférences en études de sécurité à l’université d’Exeter, rapporte dans son article « Pourquoi l’État islamique perdure-t-il et s’étend-il ? » (« Why Does the Islamic State Endure and Expand? ») que l’État islamique triomphe en dépit de son infériorité en matière d’armement et sur le plan numérique. L’armée irakienne bénéficie d’un avantage numérique à huit contre un face à l’État islamique, sans compter les combattants peshmergas kurdes, les milices chiites et une coalition de 60 nations, ainsi que les plus de 44 000 attaques aériennes lancées depuis septembre 2014.
De nombreuses raisons permettent d’expliquer son endurance. Certaines n’ont rien à voir avec la force des armes mais sont plutôt liées à son approvisionnement en pain. La principale raison de son endurance et de sa capacité à continuer d’attirer des recrues en provenance de 120 pays pourrait en effet être politique plutôt que religieuse ou sociale.
Comme l’a expliqué Omar Ashour, « l’État islamique peut certainement perdurer et s’étendre dans un contexte régional où les armes continuent de prouver qu’elles sont beaucoup plus efficaces que les urnes, où des formes extrêmes de violence politique sont perpétrées par des acteurs étatiques et non étatiques et légitimées par des institutions religieuses, et où l’éradication de l’"autre" est perçue comme une stratégie politique plus légitime que le compromis et la réconciliation ».
À l’approche de la fin de la deuxième décennie de la guerre contre les djihadistes salafistes, l’Occident manque encore de connaissances élémentaires sur son ennemi. Les gouvernements européens brouillent la cible et élargissent la liste des suspects en partant de l’hypothèse que tous les islamistes sont des terroristes. Pourquoi s’arrêter là ? Le Premier ministre français Manuel Valls s’est opposé au port du hijab dans les universités françaises. L’état d’urgence en France est en train de devenir une fête mobile.
Nous nourrissons le monstre que nous combattons. Cette situation se poursuit depuis quinze ans aujourd’hui et, à ce rythme, devrait se prolonger encore longtemps.
- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : stand d’une association pro-Frères musulmans au parc des expositions du Bourget, le 18 avril 2014 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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