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Les Frères musulmans jordaniens à la croisée des chemins

Autrefois considéré comme le groupe d’opposition le plus fort et le mieux organisé du pays, les Frères musulmans sont aujourd’hui divisés. Pourquoi ?
Les leaders des Frères musulmans jordaniens mènent le cortège lors d’une manifestation du mouvement à Amman en novembre dernier (AFP)

AMMAN – Soixante-dix ans après leur fondation, les Frères musulmans de Jordanie se retrouvent à la croisée des chemins en raison d’un désaccord sans précédent qui a scindé le groupe en deux.

Autrefois considéré comme le groupe d’opposition le plus fort et le mieux organisé du pays, les Frères sont désormais divisés en deux : une « société caritative » récemment enregistrée auprès des autorités jordaniennes et l’organisation originelle qui a été déclarée illégale par ces dernières.

En 1946, un arrêt gouvernemental autorisa l’existence des Frères musulmans de Jordanie en tant que branche locale des Frères musulmans d’Égypte. Or récemment, le gouvernement jordanien s’est mis à envoyer des messages au groupe en vue de « corriger » leur « statut légal ».

En mars, Abdul Majid Thunaibat, l’un des dirigeants des Frères musulmans, a enregistré un nouveau groupe, dénommé la « société » des Frères musulmans, en tant qu’organisation caritative « nationale » qui se « consacre aux affaires nationales ».

Le gouvernement jordanien a approuvé la demande immédiatement et a déclaré que la nouvelle organisation représentait le groupe « officiel » des Frères musulmans.

Abdul Majid Thunaibat, devenu responsable de la nouvelle organisation, a déclaré que ce réenregistrement permettra d’empêcher que l’organisation ne soit interdite par les autorités.

« Le précédent enregistrement stipulait que nous étions une branche des Frères musulmans égyptiens. Maintenant que l’organisation-mère a été interdite, la branche le sera aussi un jour ou l’autre », a-t-il dit à MEE, ajoutant que sa nouvelle organisation compte seulement quarante-quatre membres à l’heure actuelle.

Les dirigeants de l’organisation d’origine, cependant, ont accusé le gouvernement de comploter afin de semer la discorde et ainsi affaiblir les Frères musulmans.

« Notre problème n’est pas légal mais politique », a indiqué à MEE Badi Rafyah, le porte-parole du groupe originel.

Selon lui, les Frères musulmans sont dans le collimateur des autorités en raison de la pression exercée par les pays voisins.

« Les mouvements islamiques sont pris pour cible à travers le monde, et tout particulièrement dans la région », a-t-il affirmé.

En 2013, un tribunal égyptien a banni les Frères musulmans dans le pays et a dissous, en août dernier, la branche politique du groupe. En novembre, les Émirats arabe unis (EAU), mécènes essentiels de la Jordanie, ont désigné le groupe comme étant une organisation terroriste.

En novembre dernier, Zaki Bani Irshid, un ancien vice-directeur des  Frères musulmans de Jordanie, a critiqué la décision des EAU sur les réseaux sociaux. Un tribunal jordanien chargé de la sécurité de l’État l’a ensuite condamné à dix-huit mois de prison pour avoir nui aux relations avec un État voisin – une violation de la loi anti-terroriste du pays, récemment amendée.

C’était la première fois depuis des décennies qu’une figure de premier plan de l’opposition était arrêtée.

Des analystes ont expliqué à MEE que, craignant le militantisme à connotation religieuse dans le pays, la Jordanie s’efforcera d’affaiblir le groupe mais s’abstiendra probablement de l’interdire purement et simplement.

« Interdire les Frères musulmans en Jordanie signifie pousser des milliers de jeunes dans les bras des djihadistes et des groupes islamistes », a  observé Marwan Shahadeh, un analyste jordanien.

Les autorités jordaniennes ont pour leur part nié toute accusation de tentatives de « division » du groupe.

« C’est une question interne entre les dirigeants des Frères musulmans. Le gouvernement n’a rien à voir avec cela », a déclaré à MEE Khaled Kalaldeh, le ministre jordanien du Développement politique.

Le gouvernement a cependant pris des mesures indiquant qu’il soutenait la nouvelle « société », y compris l’interdiction faite au groupe d’origine de célébrer l’un de ses anniversaires plus tôt cette année. Le gouvernement a également interdit au groupe d’organiser son rassemblement annuel de rupture du jeune pendant le Ramadan, alors qu’il l’avait approuvé pour la nouvelle société.

Khaled Kalaldeh a répondu à cela en précisant à MEE qu’il y avait « un groupe légal des Frères musulmans en Jordanie, qui a été enregistré récemment ».

Le gouvernement a aussi approuvé le transfert des propriétés et biens de l’organisation originelle au nouveau groupe, ce qui, selon les analystes, est une tentative d’affaiblir l’organisation financièrement.

Au cours des derniers jours, plusieurs médias arabes ont  laissé entendre que le ministre saoudien des Affaires islamiques et un dirigeant de l’organisation d’origine des Frères musulmans jordaniens s’étaient rencontrés récemment, ce qui pourrait être un message subtil envoyé à la Jordanie par son voisin saoudien. Les détails de cette rencontre – notamment qui l’a demandée et où elle s’est tenue – n’ont pas à ce jour étaient révélés par la presse.

Outre la pression régionale, certains analystes attribuent la transformation sans précédent des relations de la Jordanie avec les Frères musulmans aux changements intervenus dans le travail et les exigences du groupe suite aux soulèvements arabes.

« Nous avons observé un changement dans la voie suivie par les Frères suite au Printemps arabe ; ils se sont mis à intensifier leurs revendications auprès du gouvernement, demandant par exemple l’institution d’une monarchie constitutionnelle », a expliqué à MEE Hasan Abu Hanieh, un analyste et expert des mouvements islamiques basé à Amman.

Les mouvements islamiques étant devenus « un facteur de risque » pour les gouvernements arabes durant les soulèvements populaires, la Jordanie a alors commencé à employer des « tactiques douces » avec le groupe pour éviter toute confrontation directe, a poursuivi Abu Hanieh.

« La Jordanie n’allait pas attendre sans rien faire jusqu’à ce que ce qui se passe en Égypte se reproduise ici », a-t-il indiqué en référence à la prise de pouvoir des Frères musulmans égyptiens.

« La Jordanie ne va pas éliminer le groupe mais ne cherchera pas non plus à l’inclure dans le jeu politique du pays, comme au Maroc », a-t-il ajouté.

Bien que les Frères musulmans continuent de jouir d’un large soutien en Jordanie, leur influence a décliné ces dernières années en raison, selon les analystes, de leur approche trop traditionnelle de la politique.

« Le groupe a une approche rigide de la politique et ses discours publics restent les mêmes malgré tous les changements qu’a connus la région », a expliqué Abu Hanieh.

Les Frères musulmans jordaniens et leur aile politique, le Front islamique d’action, ont boycotté les élections parlementaires de 1997 à 2003, et à nouveau en 2013 pour protester contre les amendements apportés au système électoral qui ont été approuvés par le parlement en 2012.

Le parti s’est plaint que le système est discriminatoire envers les électeurs des villes, qui représentent les deux tiers des Jordaniens mais reçoivent moins d’un tiers des sièges parlementaires. Ses membres affirment également que l’élection de 2013 était frauduleuse.

Le soutien au groupe continue tout de même de se manifester lors des élections syndicales et étudiantes, où les Frères remportent la majorité des sièges.

Cependant, le futur de l’organisation n’est pas rose, selon les analystes.

« Les jours des Frères musulmans sont révolus maintenant. La nouvelle organisation est mort-née et la vieille organisation n’a plus de pouvoir », a conclu Shahadeh.  

Traduction de l’anglais (original).

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