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Jordanie : oasis de l’un, désert de l’autre

Middle East Eye est allé en Jordanie pour parler aux gens du pays et à des politiciens qui sentent l’épreuve de l’effondrement régionale
Jordaniens célébrant leur fête de l'indépendance le 25 mai 2015, Amman (MEE / Michaela Whitton)

La Jordanie, pays avec peu de ressources naturelles, notamment en eau, a néanmoins une histoire extraordinaire et longue de plusieurs décennies dans l’accueil de réfugiés fuyant les troubles dans la région. Depuis le début de la guerre syrienne en 2011, la population de la Jordanie a augmenté de 20 %, poussant une infrastructure déjà fragile à sa limite et exacerbant le chômage intérieur car les nouveaux arrivants cherchent à travailler.

La violence qui déchire ses voisins frappe également de plein fouet le commerce jordanien dans la région, réduisant sa capacité à financer ses besoins internes. L'ancien Premier ministre Samir al-Rifai a dit à MEE que la dette du pays a augmenté de 100 % depuis le début de la crise syrienne. L’afflux de réfugiés a un impact énorme sur les écoles, les hôpitaux et la sécurité ainsi que sur les importations.

De quatre millions de réfugiés syriens enregistrés par l'agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), plus de 620 000 sont en Jordanie, déjà le deuxième pays le plus pauvre en eau à l'échelle mondiale.

Bienvenus

Il y a deux ans, le mari d’Umm Fadi et son beau-frère ont été tués dans le conflit syrien et elle et le reste de sa famille ont fui vers la capitale jordanienne Amman. Umm Fadi est assise sur le sol d’un lumineux appartement deux pièces et parle à MEE.

« Al-hamdoulillah », dit-elle à plusieurs reprises, en remerciant Dieu, et elle dit que la famille de onze personnes a déménagé dans cette banlieue est d'Amman après que des amis l’aient suggéré. Umm Fadi dit qu'ils sont plus que reconnaissants pour l'accueil qu'ils ont reçu. Le voisinage relativement calme, de classe moyenne a très peu de familles pauvres et les habitants ont été généreux et les ont bien acceptés.

Des travailleurs humanitaires locaux expliquent que tout le monde en Jordanie ne se sent pas bienveillant envers les réfugiés urbains. En plus des allégations de mauvaise gestion et de la distribution inéquitable de l'aide, il y a des tensions croissantes entre les habitants et les réfugiés parce que les loyers jordaniens augmentent fortement et les possibilités d'emploi diminuent.

Dans un Moyen-Orient volatile où les priorités pour les acteurs changent aussi vite que la dynamique, l'ancien Premier ministre Rifai a exprimé sa déception concernant le montant de l'aide internationale que le pays a reçu.

« Il y en a eu, mais c’est vraiment une goutte dans un océan par rapport à la quantité de défis. Si nous voulons être un modérateur, un pays modéré, une oasis dans une mer agitée, nous avons besoin d'être soutenus. »

Il explique que sur une population actuelle de 11 millions, la Jordanie compte une population non-jordanienne de 4,5 millions incluant réfugiés syriens, irakiens et palestiniens ainsi que travailleurs égyptiens et autres groupes asiatiques.

Environ 80 % des réfugiés syriens en Jordanie vivent dans les zones urbaines, la plupart dans les villes du nord de Mafraq et Irbid. Il n’est pas surprenant que certains se perdent dans les systèmes déjà débordés.

Une vue de l'est d'Amman, en Jordanie (MEE / Michaela Whitton)

Umm Fadi explique que sa famille a demandé un soutien spécifique aux agences il y a deux ans, mais n’a pas été entendue. Toutefois, chaque membre de la famille reçoit un coupon alimentaire mensuel valant 12 dinars jordaniens (17 dollars) devant être dépensé dans les supermarchés. La famille insiste sur le fait qu'elle veut rester en ville plutôt que dans un des camps de réfugiés tentaculaire de Jordanie et dit que bien qu'il y ait plus de services, les conditions de logement dans les camps sont déshumanisantes.

Les neuf enfants de la famille courent de tous les côtés avec enthousiasme, et l'appartement surpeuplé ressemble à un petit jardin d'enfants. Umm Fadi et sa fille Rana sont heureuses que les enfants fréquentent maintenant les écoles locales, où ils se sont installés lentement.

Les adultes parlent avec émotion du l’époque où les enfants jouaient joyeusement à l’extérieur de la maison en Syrie, mais disent qu'ils sont trop nerveux pour le faire ici. Umm Fadi dit qu'ils étaient tous effrayés par le bruit des feux d'artifice lors des célébrations récentes du jour de l'indépendance et elle rit de façon incongrue en décrivant le moment où le toit de la maison de la famille s’est effondré sur leurs têtes pendant la guerre.

Des bénévoles dans les écoles à Amman disent que certaines écoles publiques sont en train de doubler les classes habituelles en organisant des séances supplémentaires dans l'après-midi. Souvent, le même professeur enseigne dans les deux classes comprenant de quarante à cinquante enfants.

« Certains des enfants syriens ne comprennent rien, » a déclaré un volontaire. « Ils vous regardent juste fixement. Les livres scolaires sont différents, et c’est une culture complètement différente. »

Jordaniens célébrant leur fête de l'indépendance le 25 mai 2015, Amman (MEE / Michaela Whitton)

Frustrés

A dix minutes de la maison d'Umm Fadi dans la partie sud du quartier, Suzan et Raed, un couple jordanien, ont récemment déménagé dans un nouvel appartement après avoir été expulsés de leur domicile. Tous les deux sont au chômage, et la famille fait face à des difficultés pour payer son loyer.

Suzan, enseignante, affirme que les propriétaires sont à la recherche d'un prétexte pour expulser des locataires jordaniens parce qu'ils peuvent obtenir des loyers plus élevés de la part des familles syriennes. Elle affirme que les expulsions sont effectuées de manière déguisée, avec les propriétaires trouvant des prétextes pour expulser les gens à faible revenu, en sachant qu'ils peuvent exiger des loyers plus élevés pour les Syriens. La famille de Suzan a aidé le couple financièrement dans le passé, mais elle dit être trop gênée pour continuer à leur demander.

Elle raconte qu'elle et Raed ont dû vendre la plupart de leurs meubles pour acheter de la nourriture alors qu’il cherche tous les jours un travail. Lorsqu'il est embauché, il gagnera un salaire jordanien moyen de 300 dinars jordaniens par mois (424 dollars américains) alors que leur loyer mensuel est de 200 dinars jordaniens. Suzan dit aussi se sentir frustrée et en colère car il est devenu courant pour les employeurs locaux de donner des emplois aux Syriens, qui vont travailler pour la moitié du salaire (150 dinars jordaniens).

Interrogé sur l'impact des réfugiés sur le marché du travail local, un riche résident d’Amman n'a pas été choqué. « C’est simple », a-t-il dit. « Si le Syrien fait mon jardin pour cinq dinars, je vais le lui demander au lieu d’en payer dix à quelqu'un d'autre. »

Un récent sondage réalisé par l'Organisation internationale du Travail confirme que l'oasis d'un homme est potentiellement le désert d'un autre, estimant que les chiffres du chômage dans le pays ont augmenté de 14,5 % avant la crise syrienne à 22,1 % à l'heure actuelle.

Rifai dit que le chômage est plus susceptible d'être compris entre 30 et 40 %, mais, en dépit de la mort et de la destruction environnantes, la Jordanie est déterminée à bâtir un avenir pour les jeunes.

Une semaine après que la Jordanie ait accueilli le Forum économique mondial sur le Moyen-Orient et l’Afrique du nord les 21-23 mai et avec des milliers de drapeaux flottant toujours haut après les célébrations du soixante-neuvième jour de l'indépendance du 25 mai, Adnan Abu Odeh, un ancien ministre de l'Information, dit que le gouvernement « aurait dû anticiper » les problèmes posés par l'afflux de réfugiés.

« Nous devrions négocier diplomatiquement un endroit sûr en Syrie pour ne pas concurrencer notre main d’œuvre et boire notre eau. Les enseignants ici sont chauffeurs de taxi dans l'après-midi - ce qui est le sens réel de la pauvreté », a-t-il dit à MEE.

Traduction de l’anglais (original) par Emmanuelle Boulangé.

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