Le sentiment d’impunité de Bahreïn est renforcé par ses alliés et par l’Iran
Bahreïn, un violateur en série des droits de l’homme, s’est déchaîné le mois dernier. Le 21 juin, le ministère public a prolongé de huit jours la détention de Nabeel Rajab, décrit par Reuters comme « l’un des plus importants activistes des droits de l’homme du monde arabe ». Il est accusé de « diffuser de fausses nouvelles […] dans une tentative de discréditation de Bahreïn ».
Un jour plus tôt, il a été annoncé que le religieux chiite le plus en vue du pays, le cheikh Issa Qassem, serait dépouillé de sa citoyenneté pour avoir abusé de sa position en vue de « servir des intérêts étrangers » et pour avoir « encouragé le sectarisme et la violence ».
Le 14 juin, les autorités ont annoncé une décision « expédiée » de fermer le quartier général, saisir les fonds et suspendre les activités du principal groupe d’opposition de Bahreïn, al-Wefaq. La procédure judiciaire qui devait avoir lieu en octobre a été avancée et a débuté le 23 juin dernier (des religieux chiites ont été convoqués au commissariat pour interrogatoire ce même jour).
Le 11 juin, la célèbre activiste des droits de l’homme Zainab al-Khawaja a déclaré à Middle East Eye qu’elle avait été contrainte de s’exiler après avoir reçu la menace d’une autre arrestation et d’une séparation indéfinie d’avec ses enfants.
Selon Human Rights Watch (HRW), « les autorités n’ont pas clarifié quels commentaires formaient la base des accusations » contre Rajab. En outre, elles « n’ont apporté aucune preuve pour soutenir les allégations contre cheikh Qassem, ni pour soutenir la décision de dissoudre al-Wefaq ».
Dans trois différents rapports publiés en juin, HRW affirme que Bahreïn « claque la porte à la réforme politique, tout en attisant la dissidence » et « en écrasant le mouvement d’opposition pacifique ». L’ONG ajoute que « la torture n’a pas pris fin à Bahreïn et [que] les institutions qui étaient censées s’occuper de ce problème ne tiennent personne pour responsable ».
Si la monarchie affiche un mépris aussi flagrant envers les droits de ses citoyens, c’est parce qu’elle sait qu’elle peut s’en tirer sans conséquences. Bien sûr, l’Organisation des Nations unies a déclaré que la révocation de la citoyenneté de Qassem était « clairement injustifiée », « un procès en bonne et due forme n’a[yant] pas eu lieu », et a jouté qu’elle était « très préoccupée par cette intensification de la répression contre les libertés d’expression et d’association et le droit à une nationalité ».
Même le plus grand allié de Bahreïn, les États-Unis, se sont dits « alarmés » et « profondément troublés » par cette « pratique consistant à retirer la nationalité de ses citoyens de façon arbitraire ». Néanmoins, Bahreïn sait que cette condamnation n’entraînera pas de mesures punitives.
Le HRW affirme que « les alliés de Bahreïn à Washington et à Londres devraient exprimer des condamnations publiques et sans équivoque et indiquer clairement que ces provocations auront un impact sur l’aide militaire et les relations stratégiques ». Cependant, Washington ne fera pas de vagues parce que Bahreïn accueille la Cinquième flotte américaine, laquelle est responsable des forces navales du pays dans le Golfe, la mer Rouge, la mer d’Arabie et certaines parties de l’océan Indien.
Un rapport du Département d’État américain obtenu par Reuters le 22 juin reconnaît que Bahreïn « continue d’inculper des individus et de les poursuivre en justice pour des accusations liées à l’expression [d’idées] politiques, y compris des personnes qui n’ont pas encouragé la violence ». Néanmoins, il décrit Bahreïn comme « un allié de longue date » dont « la sécurité et la stabilité sont centrales pour les intérêts des États-Unis en matière de sécurité dans la région du Golfe et au-delà ». En d’autres termes, les choses continueront comme avant.
Londres, pour sa part, a eu la bouche cousue, probablement parce que, du moins en partie, Bahreïn accueillera et paiera la plupart des coûts de construction d’une nouvelle base de la Royal Navy devant servir tous ses navires dans la région, comme l’a rapporté le Guardian le 15 juin.
« Alors que les États-Unis concentrent davantage leur attention sur la région Asie-Pacifique, le Royaume-Uni envisage un rôle accru à l’est de Suez, dans le Golfe, au Proche-Orient et en Afrique du Nord, et la nouvelle base fait partie de cette stratégie », indique The Guardian. Bahreïn achète donc le silence britannique, si ce n’est plus. MEE a rapporté que le chef des forces armées britanniques avait rencontré des haut gradés de la sécurité à Bahreïn moins d’un jour après la révocation de la citoyenneté de Qassem par le royaume.
En parallèle, Bahreïn dispose du soutien de ses voisins arabes du Golfe, et sait qu’au moins certains d’entre eux seraient disposés à envoyer des troupes pour l’aider à réprimer les éventuels troubles s’ils atteignaient un niveau susceptible de menacer la monarchie, comme ils l’ont fait en 2011.
Face à ce sentiment d’impunité, l’Iran et son intermédiaire au Liban, le Hezbollah, pourraient estimer que condamner la monarchie sunnite de Bahreïn aiderait la majorité chiite opprimée du pays. Pourtant, ils font uniquement le jeu de la monarchie.
En Iran, les puissants Gardiens de la révolution islamique ont mis en garde contre une « révolution islamique » à Bahreïn. Et dans une rare déclaration publique, Qassem Soleimani, le chef de la Force al-Qods – la branche des Gardiens de la révolution à l’étranger –, a affirmé que l’« agression » contre Qassem est « une ligne rouge » qui ne « laissera d’autre option au peuple que d’avoir recours à la résistance armée ». Les dirigeants de Bahreïn « paieront le prix, et le seul résultat sera la destruction de ce régime assoiffé de sang ».
La répression contre la dissidence qui a lieu à Bahreïn depuis la révolution de 2011 risque en effet de connaître une autre explosion d’agitation publique, le peuple sentant à juste titre que le processus de réforme est une farce conçue pour maintenir le pouvoir de la monarchie absolue. Selon certains rapports, des milliers de Bahreïnis sont descendus dans les rues en soutien à Qassem et contre la monarchie.
Cependant, sans surprise, la menace de Soleimani est vue dans le Golfe comme au mieux une menace d’armer les dissidents bahreïnis, au pire une menace d’intervenir directement.
Par le passé, ceci aurait pu être plus facilement rejeté comme étant une réaction instinctive d’opportunisme politique en accusant Téhéran de chercher à attiser l’agitation dans le royaume. Mais plus maintenant, compte tenu de l’implication de l’Iran dans les conflits en Syrie, en Irak, au Yémen et au Liban, ainsi que des sondages indiquant que l’opinion publique arabe est majoritairement opposée à l’expansion de l’empreinte iranienne dans la région.
L’Iran se présente comme le gardien des intérêts chiites et, plus généralement, des opprimés de la région. Or sa propre répression en interne et son approche régionale musclée, dans le contexte d’une aggravation du sectarisme à travers tout le Moyen-Orient – aggravation dans laquelle Téhéran joue d’ailleurs un rôle notable –, mettent en péril les Arabes chiites en donnant du poids à la représentation cynique et dangereuse véhiculée par leurs rivaux, qui les dépeignent comme des chevaux de Troie ou des cinquièmes colonnes au service de Téhéran. Ceci est comparable au mal fait aux communautés juives par Israël quand il affirme parler et agir en leur nom.
Dans le cas de Bahreïn, cela rendra possible une répression encore plus forte, dans la mesure où Manama est assuré du fait que malgré les menaces iraniennes, ses alliés dans le Golfe et en Occident n’accepteront pas que l’existence de la monarchie soit menacée. Dans les faits, Téhéran jette donc aux chiites de Bahreïn un canot de sauvetage perforé. Le sentiment d’impunité de la monarchie bahreïnie est ainsi renforcé tant par ses alliés que par ses rivaux.
- Sharif Nashashibi est un journaliste et analyste primé spécialiste des affaires arabes. Il collabore régulièrement avec al-Arabiya News, al-Jazeera English, The National et The Middle East Magazine. En 2008, il a reçu une distinction de la part du Conseil international des médias « pour avoir réalisé et contribué à des reportages systématiquement objectifs » sur le Moyen-Orient.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des religieux chiites bahreïnis participent à une manifestation contre la révocation de la citoyenneté d’un haut membre du clergé chiite bahreïni, le cheikh Issa Qassem (portrait), le 20 juin 2016 près du domicile de ce dernier dans le village de Diraz, à l’ouest de Manama (AFP).
Traduit de l’anglais (original).
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