Les Arabes effacés de l’histoire arabe
En regardant récemment un documentaire sur l’Andalousie sous domination arabe, j’ai été frappée par quelque chose de particulier. Toutes les calligraphies sur les murs étaient en arabe, tous les livres mentionnés ont été écrits en arabe, tous les chefs notables qui ont dirigé la construction des royaumes islamiques dans la péninsule ibérique étaient des Arabes ayant des connexions établies avec leurs racines arabes ; pourtant, le mot « arabe » n’a pas été mentionné une seule fois.
Les caractères arabes sculptés dans les boiseries de la Mezquita ou encore les photos de livres arabes anciens de médecine ou d’astronomie étaient immanquables, mais le narrateur a refusé de relier cette arabité à ces personnes qui sont à l’origine même de l’Andalousie : les Arabes.
Au Maroc, le discours de la voix-off était le même : les palais, les forts, les mosquées et les souks étaient autant de rappels de Damas ou de Sanaa, mais le mot « arabe » était d’une manière ou d’une autre absent du script du narrateur.
C’est comme si le mot « arabe » est soudainement devenu grossier, inacceptable et source de honte. Comme les mots péjoratifs d’autrefois aujourd’hui perçus comme racistes et évités, « arabe », « Arabes » et « arabité » ont acquis une connotation presque similaire et tout est fait pour que même les livres d’histoire soient vidés des immenses accomplissements de ce peuple.
Cette tendance se poursuit depuis un certain temps et, tandis qu’une vision eurocentrique pernicieusement raciste du monde arabe a sans doute contribué à ce changement de discours, le rejet de tout ce qui est arabe est désormais profondément ancré dans le monde musulman mais aussi dans les pays arabes.
Les revendications berbères en Andalousie
L’Andalousie, autrefois synonyme des accomplissements arabes, a été lavée au fil des ans de son histoire arabe. Par une référence à certains Berbères impliqués dans la conquête initiale de l’Espagne, l’ensemble de l’entreprise a été comme par hasard réétiquetée comme une conquête berbère, avec des affirmations selon lesquelles l’architecture et la littérature – écrite en arabe – sont berbères.
Alors même que les Berbères ont dû attendre l’arrivée des Arabes pour entrer en Espagne, qu’ils n’utilisaient pas leur langue une fois parvenus dans la péninsule et qu’avant la conquête islamique, aucune construction à travers l’Afrique du Nord ne rappelait ce que les Arabes avaient construit ailleurs dans la région, les commentateurs qui désignaient l’Andalousie se sont mis à parler d’une conquête berbère.
Il ne fait aucun doute que les Berbères faisaient partie des troupes d’invasion enrôlées par les conquérants arabes venus des côtes d’Afrique du Nord, mais il ne fait guère de doute non plus que les Berbères autochtones ont également été impliqués dans la construction des diverses villes romaines disséminées à travers le Maghreb, dans l’Algérie, la Tunisie ou la Libye actuelles. Quelqu’un se réfère-t-il à ces constructions romaines – aujourd’hui en ruines – comme étant berbères, de la même manière que l’architecture arabe est aujourd’hui décrite comme berbère ou, au mieux, arabo-berbère ?
Pendant les premières guerres puniques qui ont précédé l’arrivée des Arabes en Afrique du Nord, Hannibal Barca a gagné le soutien du chef numide berbère Massinissa pour combattre les Romains.
L’empire de Carthage était déjà présent dans l’extrême sud de la péninsule ibérique. Le chef numide a fait défection aux Romains sur les champs de bataille de Zama et aurait pu se rendre en Espagne avec ses nouveaux alliés romains pour forger son empire, au lieu d’être ce chef terne qui est retourné en Afrique du Nord pour gouverner sa parcelle limitée.
Lorsque les Arabes sont arrivés, ils ont apporté leur religion, leur langue, leur culture et leur savoir-faire en ingénierie et créé l’un des avant-postes arabes les plus prospères du bassin méditerranéen. L’Andalousie est un accomplissement arabe ; pourtant, aujourd’hui, le mot « arabe » est presque absent des récits historiques.
Des mots tels que « Maures », « Berbères » ou « musulmans » sont utilisés à la place.
Les historiens berbères insistent aujourd’hui sur le fait qu’ils ont joué un rôle dans l’invasion de l’Espagne et avancent comme preuve Tariq ibn Ziyad, un Berbère et fervent converti musulman qui a dirigé une flotte vers la péninsule ibérique. Encore une fois, il existe des cas individuels de contributions non arabes, mais l’histoire globale est celle d’une conquête arabe.
En se référant au vaste corpus de travaux scientifiques menés et compilés en arabe, de nombreux nouveaux historiens affirment que tous ont été écrits par des Berbères convertis à l’islam qui ont adopté la langue des conquérants islamiques par ferveur religieuse, tout en vantant cependant une civilisation tout aussi inspirante qui rivalisait avec son homologue arabe. Une fois de plus, il y a eu des scientifiques berbères notables qui ont brillé parmi leurs coreligionnaires arabes, mais le contexte dans lequel ces accomplissements scientifiques ont été réalisés était indubitablement arabe.
Un révisionnisme historique
Cependant, ce révisionnisme historique ne résiste pas à un examen approfondi. Si les Berbères étaient aussi sophistiqués que ce que les nouveaux historiens prétendent, pourquoi ont-ils adopté la langue arabe ? Les Perses et, plus tard, les Ottomans, étaient profondément musulmans, mais alors qu’ils ont également adopté l’écriture arabe après leur conversion à l’islam, ils ont néanmoins conservé leur langue persane et turque.
Le but ici n’est pas de favoriser un concours de civilisations. Les Berbères disposent d’une tradition ancienne bien qu’orale qui a survécu et prospéré pendant des siècles avant la conquête islamique. Malheureusement, les historiens eurocentriques désireux d’adopter des modèles occidentaux de restitution de l’histoire et de compilation de données ont quasiment inventé les dates, les événements et les époques pour lesquelles il n’y a pas de base historique solide. Les traditions orales renvoient vers certaines réalités qui contredisent directement ce que les nouveaux historiens avec un clair parti pris anti-arabe ont écrit, ce qui ressort dans leur approche méthodologique.
Un exemple notable est Ennayer (ou Yennayer), une fête célébrée comme le nouvel an berbère en Algérie depuis 2001. Peu connue dans les bastions berbères du pays avant le tournant du millénaire, cette célébration est en fait la fête perse de Norouz, introduite dans le pays par des soldats kurdes qui combattaient l’armée ottomane.
Le parallèle entre les rituels de la fête persane et la célébration algérienne, populaire en particulier dans les anciennes villes militaires de l’ouest de l’Algérie, témoigne de cela. En outre, la célébration est inconnue au Maroc en dépit de sa population berbère considérable.
De manière presque comique, les calendriers berbères récemment créés affichaient à un moment donné un écart de 2 000 ans entre le nouvel an berbère au Maroc et le nouvel an berbère en Algérie, deux pays uniquement séparés par une frontière établie par les Français au XIXe siècle.
Tout cela souligne le désir de monter une histoire dans le but d’ignorer ou simplement d’effacer la présence arabe, un terme qui, comme je l’ai indiqué précédemment, a acquis une signification presque péjorative.
Dans une récente vidéo diffusée sur les réseaux sociaux et destinée à transmettre un message d’unité entre les peuples, deux jeunes filles – une Espagnole et une Arabe – discutent des similitudes entre leurs langues et sont étonnées de découvrir que près de 60 % des mots espagnols sont en fait arabes. Ce que ce clip divertissant révèle, c’est que l’on y parle des « Maures » qui ont influencé l’espagnol au lieu du rôle joué par les Arabes.
Il est intéressant de constater que tout est fait pour effacer l’arabité, même de la langue arabe.
La politique au Moyen-Orient
La politique joue sans aucun doute un rôle dans ce nouveau discours. L’impopularité de la dynastie al-Saoud actuellement au pouvoir en Arabie saoudite a eu un impact profond.
Les Arabes sont observés presque exclusivement à travers le prisme des Saoudiens qui, en raison des politiques de leurs dirigeants, sont devenus impopulaires, même parmi les Arabes et dans le monde musulman.
Cela a contribué à faire en sorte que tant de personnes à travers le monde musulman participent également à ce lavage de l’histoire en se référant à tout accomplissement arabe comme étant un succès musulman.
La rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite constitue encore un autre facteur. Afin de perpétuer le racisme insidieux ciblant les Arabes, beaucoup se réfèrent à la civilisation perse comme étant largement supérieure.
Il ne fait aucun doute que les Perses, avant et après l’islam, ont continué d’être une civilisation brillante pour laquelle le prophète arabe des musulmans en personne exprimait une grande admiration. Cependant, personne ne pourrait ni ne devrait comparer les accomplissements d’un peuple résidant dans le climat variable dont l’Iran jouit avec celui des personnes vivant dans l’environnement hostile de la péninsule arabique.
Avec des hivers pluvieux et froids et des printemps doux, l’agriculture et le développement dans de nombreux domaines étaient possibles et le sont toujours en Iran. Comparez cela à la chaleur torride qui fait de la péninsule arabique une terre aride où très peu de choses poussent, et vous verrez la différence.
Dès que les Arabes ont voyagé au-delà de la région grâce à la conquête islamique, les villes capturées sont devenues des témoins de leurs compétences et de leur savoir-faire.
Un succès islamique du point de vue d’un athée
Il y a plus de 1 400 ans, le prophète de l’islam, Mohammed, a livré un message à son peuple qui l’a amené à sortir de l’Arabie et à créer un empire. Le monde arabe tel qu’il est aujourd’hui s’étend de l’Atlantique au Golfe Persique, où 300 millions de personnes sont liées par la langue, la culture et la religion, tout cela grâce à un Arabe.
Pour un musulman, ce miracle est divin ; pour les non-musulmans, toutefois, cet accomplissement fait du prophète Mohammed l’un des plus grands hommes de l’histoire qui a changé le visage de sa région à plus large échelle et de la planète.
Au cours des dernières années, l’importance des Arabes et de leur rôle dans l’histoire du monde moderne a été progressivement effacée du discours quotidien. Il existe un désir manifeste de minimiser l’importance mais aussi le niveau d’expertise affiché par les Arabes à travers les âges. Les troubles politiques qui se poursuivent dans le monde arabe jouent un rôle important dans ce changement de ton envers un peuple autrefois considéré comme brillant et éclairé.
Bien qu’il n’y ait guère matière à se réjouir en regardant la région aujourd’hui, l’histoire arabe est pourtant une histoire de grandeur, comme beaucoup d’autres. Cette région qui était autrefois l’épicentre de la science, de l’enseignement et de la diversité religieuse est vieille de 1 437 années. Quelles autres cultures peuvent prétendre avoir fait autant à l’aube de leur XVe siècle ? Son adolescence se révèle ardue, mais son avenir, à la lumière de son enfance, est prometteur, à condition bien sûr que son histoire ne soit jamais oubliée.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des touristes visitent l’Alhambra de Grenade, monument le plus visité d’Espagne, le 19 mars 2016 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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