Ragoût de cygnes et réfugiés noyés : les médias devraient être plus avisés
Quand il est question des réfugiés, les médias se livrent en toute impunité à des violations flagrantes des normes professionnelles et éthiques. À une époque où les discours politiques xénophobes se multiplient, les journalistes ont une double responsabilité en s’engageant à produire des reportages de qualité.
Le 19 juillet au matin, un ami sur Facebook avait déjà attiré des dizaines de personnes avec le message suivant : « Si les musulmans n’apprécient pas les jambes des femmes, ils peuvent retourner d’où ils viennent. »
Ce commentaire était une réponse à un article du Guardian publié le même jour, intitulé « Une femme et ses trois filles poignardées parce qu’"elles portaient des shorts et des t-shirts" dans une station dans les Alpes ». La nationalité de l’assaillant, un citoyen marocain, a été précisée dès la première ligne de l’article.
Avec la couverture mondiale des récents attentats en Europe, mon ami et ses abonnés n’avaient aucun doute quant au sujet de l’histoire : c’était une nouvelle attaque perpétrée par un musulman contre les valeurs occidentales. À juste titre, ils ne se doutaient pas que la présumée motivation culturelle signalée dans le titre était dénuée de toute base factuelle.
Vers la fin de l’article, la motivation de l’attaque est décrite comme étant « très floue », tandis que la police a déclaré qu’« aucune parole à connotation religieuse n’a été prononcée ».
La base du titre, qui a ensuite été modifié par le Guardian sans que la correction tardive ait été mentionnée, n’était rien de plus que l’opinion personnelle de l’adjoint au maire d’une ville voisine, d’où l’usage initial de guillemets.
Pourquoi les journalistes ont un devoir moral
À une époque où la xénophobie se développe et où les partis de droite gagnent du terrain en se servant des réfugiés comme boucs-émissaires, les médias d’information ont le devoir moral de doubler leurs normes professionnelles. Ceux qui ne le font pas doivent être tenus responsables de la diffusion de contenus trompeurs qui attisent les préjugés et la haine.
Si l’attitude du public est traditionnellement reflétée et influencée par les journaux, le journalisme de qualité semble être de plus en plus menacé par une économie des médias de plus en plus faible qui récompense le journalisme de sensation.
Le journalisme de qualité semble être de plus en plus menacé par une économie des médias de plus en plus faible qui récompense le journalisme de sensation
Des recherches menées par l’Ethical Journalism Network (EJN) en 2015 ont permis de révéler que la couverture médiatique est motivée par un parti pris politique et une forme d’opportunisme lorsqu’il est question de problématiques liées à l’immigration. Le rapport de 100 pages a détaillé la façon dont les médias sont victimes du piège de la propagande posé par les personnalités politiques et s’écartent dangereusement de leur rôle principal de fournisseurs d’informations.
Ces résultats ont été confirmés par une évaluation comparative menée par l’Université de Cardiff et le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés sur la couverture médiatique en Europe et aux États-Unis. Les médias britanniques se sont révélés être les plus hostiles à l’égard des migrants, les reportages sur les avantages de l’arrivée de réfugiés ou sur la nécessité d’aborder les questions qui sont à l’origine du mouvement de populations se faisant rares.
« Ces migrants sont comme des cafards », selon une chroniqueuse
Les chroniqueurs pyromanes agitent depuis longtemps l’opinion publique. L’une de leurs représentantes les plus emblématiques est Katie Hopkins, qui s’est exprimée dans The Sun, après que des migrants se sont noyés en mer Méditerranée : « Je n’en ai rien à faire. Montrez-moi les images de cercueils, montrez-moi les corps flottants dans l’eau, jouez du violon et montrez des personnes affamées et tristes. Je n’en ai toujours rien à faire. Ces migrants sont comme des cafards. »
En Italie, l’une des principales portes d’entrée vers l’Europe pour les demandeurs d’asile, le journal de droite Libero a été poursuivi pour sa une, « Bastardi islamici » (« bâtards islamiques »), publiée après les attentats de Paris de novembre dernier.
Pendant ce temps, en Serbie, des titres tels que « Des millions de réfugiés arrivent » ou encore « La Serbie va devenir un grand camp de réfugiés » n’ont servi qu’à semer la panique au sein de l’opinion publique.
Alors que les discours de haine continuent d’attiser les tensions dans une période délicate, les articles d’opinion qui peuvent être reconnus comme tels sont un mal bien moindre par rapport au journalisme prétendument objectif. Les gros titres allusifs, les angles narratifs axés sur des objectifs politiques et l’usage d’une terminologie désobligeante ne sont que trop apparents au cœur des médias actuels.
Le 25 juillet, deux articles quasiment identiques ont paru dans le Daily Telegraph et le Daily Mail. L’article du Telegraph était intitulé « Des réfugiés syriens réinstallés sur l’île écossaise reculée de Bute se plaignent de leur nouveau logement "rempli de personnes âgées qui attendent de mourir" ».
L’article indique que les réfugiés faisaient part de préoccupations importantes sur les conditions économiques sinistres sur l’île, qui fait partie des régions les plus démunies d’Écosse et qui est touchée par un taux de chômage élevé.
Sans surprise, le titre du Telegraph soulève une observation qui ne représente pas leurs véritables préoccupations, mais qui rend l’histoire plus sexy. Résultat ? Les demandeurs d’asile semblent « ingrats », comme le décrit un lecteur dans les commentaires des utilisateurs en-dessous de l’article du Daily Mail.
Un autre lecteur les invite à partir si le logement « ne correspond pas à leur niveau de vie ». Sur le site du Telegraph, l’article figurait au premier rang dans la section « Articles les plus consultés ».
D’après une publication sur Facebook d’un habitant de Bute qui a été partagée plus de 17 000 fois, l’article a suscité « un certain émoi » sur l’île. En omettant d’interpréter correctement l’observation des réfugiés – à savoir que l’île est un endroit où des personnes âgées ont choisi de vivre leur retraite –, l’article a alimenté les tensions entre la population existante et les réfugiés.
Un autre article du Daily Mail illustre de façon choquante comment des événements peuvent être rendus sensationnels. Son titre, « La face invisible de la Syrie déchirée par la guerre : des centaines de personnes font la fête sur la plage et profitent du soleil à 180 kilomètres à peine de la ville assiégée d’Alep », laisse entendre que la guerre en Syrie comporte une face cachée.
« Des hommes torse nu et des femmes » sont « repérés » sur la plage – comme s’ils essayaient de se cacher – à « moins de 180 kilomètres » à peine de la ligne de front. Un lecteur met le doigt sur le message insinué par l’article : « La Syrie semble être un endroit sûr et joyeux, même pour faire la fête, commente l’internaute. Alors pourquoi sont-ils des réfugiés ? »
Bien que les fêtes soient effectivement une réalité en dépit du conflit (et peut-être à cause de celui-ci), d’autres médias d’information ont traité le même sujet sans dépeindre la Syrie comme un paradis pour les fêtards.
Ragoût de cygnes – ou d’informations ?
Comme le célèbre canular du « Swan Bake », dans lequel The Sun a affirmé que des demandeurs d’asile européens tuaient et mangeaient des cygnes à Londres (largement relayé même il y a six ans), les médias concoctent leurs propres récits sur les questions liées à l’immigration.
Le tabloïd britannique continue pour sa part de propager de fausses informations en toute impunité, le dernier exemple en date étant la réinterprétation malveillante de données de sondage sur la sympathie des musulmans britanniques pour les djihadistes.
Le Royaume-Uni tente depuis longtemps de résoudre les problèmes liés au comportement et au pouvoir des médias. Mais à chaque tentative, la presse a réagi avec un nouveau régulateur ou un régulateur révisé s’avérant finalement insuffisant.
Les médias de masse devraient se garder de tromper leur public avec des récits mensongers ou biaisés
La situation ne semble pas beaucoup plus reluisante dans le reste de l’Europe. D’après le compte rendu de l’European Journalism Network (EJN), les médias « se livrent à des descriptions familières et rebattues opposant "eux" et "nous" » et leurs reportages « restent souvent encadrés par une vision dépassée qui comporte pour certaines personnes un ton impérialiste, si ce n’est colonialiste ». L’insistance sur les « valeurs occidentales » présentées comme un terme monolithique équivalent aux droits des femmes et aux libertés civiques – voir le précédent récit sur l’agression dans les Alpes – en est un exemple.
Les médias de masse devraient se garder de tromper leur public avec des récits mensongers ou biaisés.
Les médias d’information, dont l’autorité culturelle est fondée sur la vérité, n’aident pas le public à comprendre l’actualité. Les modèles de couverture médiatique existants sont également susceptibles d’influencer le type de récit que les journalistes présenteront ensuite, formant un cercle vicieux extrêmement difficile à briser.
Il est impossible de nier le rôle des médias de masse dans l’orientation du débat sur l’immigration. Il se peut que la décision de la Grande-Bretagne de quitter l’UE soit une conséquence directe du parti pris négatif des médias à l’égard des demandeurs d’asile.
Il est primordial que les journalistes agissent avec leur conscience et leur éthique professionnelle en ces temps très délicats. Lorsque les faits mettent en lumière les demandeurs d’asile de façon négative, aucun média ne devrait refuser de communiquer les informations telles qu’elles sont. Cela dit, les médias de masse devraient se garder de tromper leur public avec des récits mensongers ou biaisés.
Et s’ils manquent à ce devoir, ils ont une leçon ou deux à apprendre.
- Federica Marsi est diplômée en journalisme de la City University de Londres. Elle vit actuellement à Beyrouth. Avant de partir pour le Liban, elle réalisait des reportages depuis la Tunisie et les territoires palestiniens occupés. Ses travaux ont été publiés entre autres par Al-Jazeera, Vice UK, Open Democracy, The Middle East Magazine et Wired. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @bocchia.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : réfugiés arrivant en Grèce en bateau, plus tôt cette année (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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