La génération perdue de la province irakienne de Ninive
Le 10 juin 2014, les militants de l’État islamique autoproclamé ont conquis la ville de Mossoul, capitale de la province irakienne de Ninive.
À la mi-août 2014, les militants contrôlaient également les régions voisines, dont la ville de Tall Afar, dont la population est essentiellement turkmène, les monts Sinjar, où vit le peuple yézidi et la région des plaines de Ninive, qui est principalement habitée par des Assyriens chrétiens et des Shabaks chiites.
L’expansion rapide de l’État islamique entre juin et août 2014 a révélé l’incapacité – ou le refus stratégique – du gouvernement irakien aligné avec les chiites et dirigé par le Premier ministre Nouri al-Maliki à protéger les civils irakiens dans la province de Ninive, qui est devenue un épicentre de l’insurrection sunnite après l’invasion américaine de l’Irak de 2003.
De plus, la campagne menée par l’État islamique entre juin et août 2014 a révélé les menaces uniques qui planent sur les minorités ethniques et religieuses irakiennes.
Selon le dernier rapport du centre Simon-Skjodt pour la prévention des génocides, entre juin et août 2014, les militants de l’État islamique ont ciblé les civils irakiens en fonction de leur identité collective.
Les auteurs du rapport affirment en outre que les militants de l’État islamique ont commis un génocide contre le peuple yézidi ainsi que des crimes contre l’humanité, un nettoyage ethnique et des crimes de guerre contre d’autres minorités irakiennes dans la province de Ninive.
Deux ans plus tard, l’État islamique continue de représenter une menace sérieuse pour les minorités irakiennes.
Des systèmes tous défaillants
Dans un rapport publié en juin et intitulé « Ils sont venus détruire : les crimes de Daech contre les Yézidis », la commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne – mandatée par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU pour enregistrer et enquêter sur toutes les violations du droit international commises depuis mars 2011 en Syrie – a soutenu que les militants de l’État islamique commettaient un génocide et d’autres crimes de guerre contre le peuple yézidi.
La communauté internationale n’a pas réussi à faire face aux crimes contre l’humanité et aux crimes de guerre perpétrés par de nombreux camps de la guerre civile syrienne
En outre, le groupe d’experts a constaté que plus de 3 200 femmes et enfants yézidis étaient détenus et utilisés comme des esclaves sexuelles et des enfants soldats par les combattants de l’État islamique, principalement en Syrie voisine, plongée dans une guerre civile qui sévit depuis cinq ans.
Malheureusement, la communauté internationale n’a pas réussi à faire face aux crimes contre l’humanité et aux crimes de guerre perpétrés par de nombreux camps de la guerre civile syrienne, ainsi qu’au crime de génocide commis contre le peuple yézidi en Irak.
« Le crime de génocide doit déclencher une action bien plus affirmée au niveau politique, y compris au Conseil de sécurité [de l’ONU] », a déclaré en juin Paulo Pinheiro, président de la commission, qui a demandé à ce que l’affaire soit renvoyée devant la Cour pénale internationale (CPI) à la Haye ou un autre tribunal international.
En réalité, la commission a émis cette recommandation à plusieurs reprises, mais aucune mesure n’a suivi du côté du Conseil de sécurité de l’ONU, où la Russie – membre permanent du conseil et plus proche allié du régime syrien dirigé par le président Bachar al-Assad – exerce un droit de veto.
« Rien n’a été fait pour sauver ces gens et nous espérons une action plus forte de la communauté internationale », a déclaré Pinheiro, soulignant l’obligation pour les pays ayant ratifié la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide de prendre des mesures pour prévenir les génocides.
Jusqu’à présent, les États parties à la Convention ne se sont pas acquittés de leurs obligations et ont contribué à la perte d’une génération dans la province de Ninive.
Le gouvernement irakien et la communauté internationale auront-ils la capacité et la volonté politique soutenue pour protéger ces minorités ?
Un risque de poursuite des violences
L’avenir proche des minorités à risque dans la province de Ninive dépend de la résolution du statut administratif des territoires contestés du nord de l’Irak, de la création d’un secteur de la sécurité responsable et de la réduction du sectarisme au sein du gouvernement irakien et de ses forces de sécurité.
Aujourd’hui, certaines parties de la province de Ninive sont considérées comme des zones aux frontières internes contestées en vertu de la constitution irakienne. Depuis 2003, le gouvernement irakien, désormais dirigé par Haïder al-Abadi, et le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) sont en concurrence pour le contrôle de ces zones, en plus des réserves de pétrole proches de Kirkouk.
Le statut de ces zones était censé avoir été résolu en 2007 ; pourtant, un point de discorde subsiste entre le gouvernement irakien et le GRK.
Le risque de nouveaux conflits violents reste élevé tant qu’il n’y a pas de résolution entre le gouvernement irakien et le GRK sur le statut contesté de ces zones, dont beaucoup sont entre les mains de l’État islamique au moment de la rédaction de cet article.
Chacun ses goûts
Ce différend territorial a contribué à générer un manque chronique de ressources dans la province de Ninive, où de nombreuses zones font face à une pénurie de services de base, et à la création d’un vide sécuritaire.
Ce vide a contribué à son tour à favoriser la prolifération d’acteurs armés et généré un soutien croissant pour les groupes extrémistes tels que l’État islamique.
En l’absence de la sécurité accordée par le gouvernement irakien ou le GRK, les civils ont créé des milices armées, principalement des forces d’autodéfense ethniques et religieuses, se concentrant chacune sur ses propres intérêts.
Même s’ils ne font pas preuve de sympathie à l’égard de l’idéologie du groupe, de nombreux sunnites ont également rejoint les rangs de l’État islamique.
Les organisations des droits de l’homme ont conclu à plusieurs reprises que l’armée irakienne et ses milices chiites alliées ont commis des violations des droits de l’homme et des crimes de guerre dans le processus de reconquête des territoires contrôlés par l’État islamique, qui abritent des sunnites irakiens.
Cette situation, dans laquelle les acteurs armés à la fois étatiques et non étatiques sont peu surveillés ou ont peu à répondre de leurs actes, a enflammé des tensions sectaires déjà existantes.
Tant que le gouvernement irakien ne peut garantir que ses forces de sécurité et les milices affiliées respectent les droits de l’homme internationaux et le droit humanitaire et sont tenues responsables de toute violation, les sunnites continueront de se méfier des institutions nationales irakiennes.
En outre, sans garantie du gouvernement irakien et du GRK sur un processus d’intégration de civils sunnites dans les organisations de l’État, y compris l’armée irakienne, la population sunnite dans la province de Ninive continuera de se méfier de l’armée irakienne à prédominance chiite et de ses milices chiites alliées, ainsi que des peshmergas kurdes, et de concevoir l’État islamique comme un fournisseur de sécurité plausible.
La génération perdue
Depuis plusieurs décennies, la province de Ninive est soumise à une manipulation démographique. Ses minorités ethniques et religieuses sont la cible d’un processus historique d’arabisation forcée, de violations des droits de l’homme et d’atrocités de masse.
Les minorités de la province de Ninive ont continué d’être la cible d’atrocités de masse après 2003 et le renversement par la coalition américaine du régime baasiste sous domination chiite dirigé par le président irakien Saddam Hussein.
En l’absence d’une stratégie de consolidation de la paix visant à compléter les opérations militaires contre l’État islamique, les minorités de la province continueront d’être exposées au risque de violences, en particulier après la reprise de Mossoul, qui générera probablement une nouvelle crise sécuritaire et humanitaire.
Pour éviter la perte d’une autre génération, l’Irak doit se conformer à ses obligations en tant qu’État partie à la Convention des Nations Unies sur le génocide de 1948 et accepter formellement le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI).
L’Irak doit également adopter une législation complète criminalisant le génocide et engager des poursuites conformes aux normes juridiques internationalement reconnues contre les auteurs présumés.
La communauté internationale doit encourager le Conseil de sécurité de l’ONU à déférer la situation en Irak à la CPI et porter assistance au gouvernement irakien, au Gouvernement régional du Kurdistan et aux organisations locales irakiennes de la société civile pour recueillir des preuves d’atrocités – dont les génocides, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre – perpétrées par l’État islamique et par d’autres groupes armés.
- Tania Ildefonso Ocampos est une analyste politique espagnole spécialisée dans les stratégies de l’UE au Moyen-Orient. Elle a effectué par le passé un stage Robert Schuman (à l’Unité euro-méditerranéenne et moyen-orientale de la Direction générale des politiques extérieures du Parlement européen) et elle a obtenu un master en Histoire du Moyen-Orient à l’université de Tel Aviv, en Israël.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des enfants yézidis brandissent des pancartes près du temple de Sharaf al-Din, dans la banlieue de Sinjar (Irak), le 14 août 2016. Les pancartes indiquent « Laissez-nous vivre en paix » (en haut à droite), « Le désastre de Kojo est une honte pour toute l’humanité » (à droite) et « Nous n’oublierons jamais Gu Azeez, Seeba et Sheekhadra » (à gauche). (Reuters/Ari Jalal).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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