Au Yémen, les femmes brisent les tabous pour devenir les soutiens de famille
SANAA – Nuha Azman a dû trouver une solution rapide quand son père a été tué par des éclats d’obus suite à une frappe aérienne de la coalition menée par l’Arabie saoudite contre le camp d’al-Hafa, dans la capitale yéménite Sanaa. Au-delà de la douleur immédiate causée par sa mort, la famille de Nuha a perdu ainsi son principal soutien financier, le seul homme de la famille restant étant le petit frère de Nuha, âgé de 10 ans seulement.
« J’ai tout à coup eu la responsabilité de toute ma famille », a déclaré Nuha, 25 ans. « J’ai alors décidé de créer une entreprise dans le domaine de la joaillerie. J’ai emprunté 1 500 dollars et commencé à créer des bijoux à la maison puis à les vendre dans des magasins et centres commerciaux et à participer à des bazars pour femmes. »
Son initiative s’est révélée payante : son commerce génère désormais un chiffre d’affaires d’environ 800 dollars par mois.
La guerre au Yémen a fait plus de 6 400 morts et au moins 2,8 millions de déplacés, selon l’ONU. Beaucoup des tués sont des hommes qui soutenaient leur famille financièrement à un niveau ou à un autre.
Désormais, par nécessité, des femmes animées d’un esprit d’initiative se sont mises à assumer cette responsabilité, créant de petits commerces dans un pays où beaucoup voient d’un mauvais œil la mixité entre hommes et femmes sur le lieu de travail.
Mais ce type d’attitudes n’affecte pas le moins du monde Nuha. « Je ne me soucie pas des critiques des hommes, je suis capable d’ignorer toute personne qui me critique, qu’elle soit de l’intérieur ou de l’extérieur de ma famille », assure-t-elle.
« Grace à Dieu, mon revenu mensuel augmente »
Diverses émotions assaillent Nuha Azman lorsqu’elle évoque le lancement de Necklace & Bracelet, sa startup d’accessoires et bijoux pour femmes : la tristesse d’avoir perdu son père se mêle ainsi à la fierté que lui procure le fait d’avoir lancé sa propre entreprise.
Après avoir vendu ses productions à divers revendeurs pendant six mois, elle a pu rembourser l’argent qu’elle avait emprunté, ouvrir une petite boutique dans un centre commercial prisé de Sanaa et employer un homme pour y travailler.
« Les profits de ma boutique m’ont permis de subvenir aux besoins de ma famille et de moi-même », précise Nuha. « Et grâce à Dieu, mes revenus mensuels augmentent chaque mois. Le mois dernier, le chiffre d’affaires a atteint environ 800 dollars. »
Pour Tahani Abdullah, 35 ans, c’est la perte de son mari, un agent de sécurité, qui l’a conduite à devenir entrepreneuse. Le mari de Tahani a été frappé à la tête par le ricochet d’une balle, a-t-elle expliqué. L’opération chirurgicale a coûté 3 500 dollars et toutes les économies de Tahani ainsi que ses bijoux en or ont été utilisés pour régler la facture.
Après quelques minutes passées à essayer de refouler en silence les larmes provoquées par ces souvenirs, Tahani poursuit enfin : « Après cette opération coûteuse, mon mari était dans le comas. Il est décédé trois jours plus tard, laissant mon fils de 12 ans et moi-même sans rien sur quoi nous appuyer. »
Après la mort de son époux, Tahani n’avait d’autre choix que de trouver du travail. Mais de nombreuses petites entreprises ayant quitté le Yémen au début de la guerre, elle n’a pas réussi à trouver un emploi et a fini par vendre des parfums composés par un ami aux coins des rues et aux carrefours. Elle a gagné assez pour couvrir les dépenses du quotidien et le loyer, puis a commencé à créer ses propres parfums et à les vendre en gros à des commerçants.
« Ensuite, j’ai décidé d’ouvrir ma propre boutique et d’exposer mes produits », explique-t-elle. « Grâce à Dieu, mon capital est maintenant de 10 000 dollars. J’ai emprunté la moitié à un ami, que j’ai remboursé à la fin du dernier Ramadan. » Le mois sacré de l’islam est une période de grosses dépenses au Yémen, le pouvoir d’achat des consommateurs étant à son apogée.
Ce que pensent les autorités religieuses de ce phénomène
Le Yémen est une société conservatrice dans laquelle une femme doit en général avoir une bonne raison pour sortir de chez elle. Pour de nombreux Yéménites, le fait que des femmes travaillent avec des hommes – un phénomène connu sous le nom de « libre mixité » – est une question sensible.
« Une femme ne doit pas quitter son domicile pour travailler et se mélanger aux hommes »
Certains n’apprécient guère le fait que des femmes créent leur propre entreprise. Bader ad-Din al-Slewi, un cheikh salafiste, a ainsi déclaré à Middle East Eye qu’« une femme ne [devait] pas quitter son domicile pour travailler et se mélanger aux hommes afin de vendre et d’acheter ». « Si elle doit travailler pour subvenir à ses besoins, a-t-il poursuivi, elle peut le faire de chez elle et embaucher un parent pour vendre ses produits sans avoir à sortir, ou bien employer un homme pieux pour vendre ces choses pour son compte. »
Bader ad-Din al-Slewi a cité l’exemple de Khadija, épouse du prophète Mohammed, qui était très riche mais qui, selon lui, ne quittait jamais son domicile, même avant d’épouser le prophète de l’islam.
Abdullah Muharram, un cheikh zaïdite modéré, n’est pas du même avis. Il cite l’épisode où le prophète demande aux femmes de porter secours aux soldats musulmans blessés. Selon lui, la profession d’infirmière existait à l’époque et une certaine dose de mixité avait lieu, prouvant ainsi que ces deux actions étaient permises par l’islam.
« Il n’y a rien de mal à ce qu’une femme sorte de chez elle pour aller travailler, si elle a besoin de le faire, et avec le consentement des personnes agissant pour elle in loco parentis », précise Muharram.
« Quiconque affirme autre chose doit en apporter la preuve sur la base du saint Coran ou de la sunna. »
Comment mon passe-temps a payé les factures médicales de ma mère
Fatima Nafea, 40 ans, avait coutume de confectionner des robes pour elle-même et ses trois sœurs sans jamais penser instant qu’elle devrait un jour faire de son hobby un métier. Comme d’autres femmes, la tragédie l’a forcée à lancer son propre business.
« Au début de la guerre saoudienne au Yémen, mon petit frère, qui a deux ans de moins que moi, est parti combattre à la frontière yéméno-saoudienne. Il a été tué deux semaines plus tard. »
Il n’y avait personne pour soutenir financièrement la famille, composée uniquement de femmes, dont la mère malade de Fatima, qui dépense l’équivalent de 100 dollars par mois pour ses médicaments. Fatima a donc décidé de transformer son passe-temps, la couture, en une occupation rémunérée afin d’assurer un « revenu digne ».
« J’ai commencé ce petit projet et proposé à mes amis et voisins de fabriquer leurs vêtements pour un prix bien plus bas que ceux pratiqués par les autres couturiers, poursuit Nafea d’un air confiant et empreint de fierté. Cela m’a aidé à me faire connaître en très peu de temps. Le mois dernier, mes revenus ont atteint les 1 000 dollars, une somme que je dépense intégralement pour ma famille. »
La maison de Fatima est devenue le lieu où se rendent les femmes de Sanaa pour une mode à petits prix. Tout ce qu’elles doivent faire est montrer à Fatima une photo de leur robe afin que celle-ci produise une réplique exacte, selon Yasmin Soufan, l’une de ses clientes régulières.
« Je suis très optimiste quant à l’avenir », affirme Fatima. « Si la situation sécuritaire et économique devient plus stable et que les revenus des gens augmentent, je pense que je serai capable de transformer mon petit atelier en usine et d’employer d’autres femmes qui ont perdu leur mari au cours de la guerre. »
Traduit de l’anglais (original).
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