La génération perdue du Yémen : les lourdes conséquences de la guerre sur les grossesses
TA’IZZ, Yémen – Zaid al-Khameri a enterré le corps de son enfant mort-né dans un cimetière proche de la maison familiale avant d’amener sa femme Shorooq, épuisée et traumatisée, à l’hôpital.
Zaid et Shorooq, 32 ans et enceinte de six mois, étaient endormis avec leurs deux enfants quand une attaque à la roquette a frappé la ville yéménite dans la zone d’al-Rawdha en octobre dernier.
« Elle était habituée à entendre le son des roquettes loin de notre maison, mais celle-ci s’est échouée juste à l’extérieur et a cassé toutes les fenêtres », a raconté Zaid à Middle East Eye.
« Nous avions tous peur, mais Shorooq et notre enfant ont été les principales victimes de l’attaque. Après trois heures de souffrance, elle a perdu le bébé. »
La plupart des hôpitaux de Ta’izz étant fermés à cause de la guerre et la circulation des citoyens limitée par les barrages, Zaid n’a pu conduire Shorooq à la dernière unité de maternité opérationnelle de la ville, à l’hôpital d’al-Modhafar, avant le lendemain matin.
« Nous avons déjà deux enfants, donc je peux surmonter la perte du bébé. Je suis plus inquiet à propos de Shorooq », affirme Zaid.
« Elle souffre d’un traumatisme psychologique. Elle crie dans son sommeil comme si c’était un enfant. Je l’ai emmenée chez le médecin et elle est maintenant sous traitement. J’espère qu’elle va finir par récupérer. »
Depuis avril 2015, Ta’izz a été le théâtre de combats féroces entre les rebelles houthis et les combattants loyaux au président Abd Rabbo Mansour Hadi, soutenus par les Saoudiens.
Selon Fadh al-Saberi, le directeur de l’hôpital d’al-Modhafar, la guerre a provoqué une multiplication des fausses couches, des cas de mort-nés et de bébés morts à la naissance.
Certains tiennent pour responsables la peur et le traumatisme causés par les missiles saoudiens et les tirs d’obus des Houthis, tandis que d’autres rejettent la faute sur les coupures d’électricité et le manque de bouteilles d’oxygène qui ont laissé les hôpitaux dans l’incapacité d’alimenter les équipements nécessaires pour soigner les enfants prématurés.
Même al-Modhafar, qui traite aujourd’hui près de 80 % de toutes les grossesses à Ta’izz, manque régulièrement de carburant pour alimenter les générateurs. Depuis mi-février, l’hôpital compte en partie sur l’énergie solaire pour rester opérationnel.
À 6 heures du matin le 18 janvier, Asrar al-Hagami, 28 ans, a commencé le travail deux mois plus tôt, juste après une attaque d’artillerie dans la région d’al-Masbah, où elle réside.
Abdulwahed, le mari d’Asrar, l’a immédiatement amenée à l’hôpital d’al-Modhafar. Leur bébé est né mais a perdu la vie deux heures après.
« Le bébé est né en vie à l’hôpital, mais il n’y avait pas d’électricité pour faire fonctionner les incubateurs », a expliqué Abdulwahed à MEE.
D’après Fadh al-Saberi, en 2015, au moins 208 femmes ont commencé le travail prématurément à al-Modhafar à cause du stress de la guerre et de la peur, contre seulement un cas enregistré en 2014.
« Parfois, au septième mois de grossesse, nous pouvons sauver le bébé et il peut vivre, mais la plupart du temps ils meurent quand même parce qu’ils ne sont pas suffisamment développés ou parce qu’il n’y a pas d’électricité ou d’oxygène », a-t-il expliqué.
Il a ajouté que le nombre total de femmes touchées est probablement plus important. Au moins 42 cas de bébés mort-nés ont été enregistrés pour des femmes qui ont accouché à la maison parce qu’elles n’avaient pas pu atteindre l’hôpital, et de nombreux autres cas restent probablement non documentés, a estimé Fadh al-Saberi.
« Victimes cachées »
Soaad Qasem, à la tête de l’association des sages-femmes yéménites de Sanaa, la capitale, a déclaré qu’une augmentation des cas de fausses couches et de mort-nés a été observée dans toutes les provinces affectées par la guerre, la peur des tirs d’obus, des missiles aériens et des batailles étant souvent citée comme cause.
Bien que les statistiques pour 2015 soient encore en cours de compilation, elle a affirmé que des rapports anecdotiques suggèrent une nette hausse à Ta’izz et à Aden, qui ont toutes deux été le théâtre de lourdes batailles.
« Les femmes enceintes sont les victimes cachées de la guerre », a-t-elle dit à MEE. « Les responsables politiques et les organisations humanitaires parlent des divers problèmes causés par le conflit en citant les réfugiés ou la situation désespérée des enfants, mais ils ne pointent pas du doigt ce problème. Ces femmes ont besoin d’un soutien psychologique face au traumatisme et à la perte dont elles ont souffert. »
Vivette Glover, professeur de psychobiologie prénatale à l’Imperial College London, a expliqué à MEE qu’il était tout à fait plausible que la peur et le traumatisme soufferts à cause de la guerre puissent engendrer des complications de grossesse.
« Il y a beaucoup de preuves qui attestent que le stress peut conduire à un accouchement prématuré ou à des fausses couches et, dans ce cas, les niveaux de stress sont très extrêmes », a-t-elle dit.
La recherche a aussi suggéré que les enfants dont les mères ont vécu le stress de la guerre durant leur grossesse seraient plus exposés à certains problèmes plus tard dans leur vie, allant du trouble de déficit de l’attention et d’hyperactivité (TDAH) au fait d’être plus craintifs ou d’avoir des difficultés d’apprentissage, a affirmé Vivette Glover.
Une étude conduite en Israël après la guerre des Six Jours de 1967 a montré que les enfants dont les mères étaient enceintes durant le conflit ont eu plus de problèmes cognitifs et comportementaux que ceux qui sont nés deux ans plus tard, a-t-elle dit.
« La prochaine génération est susceptible d’avoir de nombreux problèmes émotionnels, comportementaux et cognitifs aussi », a poursuivi Vivette Glover.
La guerre à Ta’izz a aussi fait accroître les risques associés à la grossesse et à l’accouchement, selon le Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), une agence qui se préoccupe de la santé reproductive des femmes.
L’agence a annoncé en mars qu’il y avait près de 90 000 femmes enceintes dans la ville de Ta’izz uniquement et que 4 500 d’entre elles risquaient la mort en cas de complications durant l’accouchement dans les neuf mois à venir.
« Pour les femmes et les adolescentes, l’avènement d’une crise peut conduire à un plus grand risque encore de transmission d’infections sexuelles, y compris le VIH, de grossesse non prévue et non désirée, de morbidité maternelle et de mortalité maternelle, tout comme d’autres risques pour la santé des mères et des nouveau-nés », a déclaré à MEE Lankani Sikurajapathy du FNUAP.
Le FNUAP a annoncé qu’il projetait de distribuer des médicaments vitaux à des établissements de santé à travers le Yémen pour satisfaire les besoins de plus d’un demi-million de femmes enceintes.
Traduction de l’anglais (original)
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