Le premier opéra d’Alger est un cadeau très apprécié de la Chine
ALGER – Comme beaucoup d’Algériens, Fatiha est terrifiée à l’idée de sortir la nuit. Depuis les sombres années de la "décennie noire", elle hésite à sortir après le coucher du soleil. Mais cette femme au foyer d’Alger, âgée de 67 ans, n’a pas voulu laisser passer l’opportunité d’assister à l’ouverture du premier opéra de son pays.
Alors que le soleil se couchait sur la campagne environnante, Fatiha est arrivée à la nouvelle salle de spectacle en compagnie de son mari et de ses petits-enfants. Enchantée, elle a eu le coup de foudre pour l’édifice avec ses colonnes de marbre blanc sculpté et ses splendides chandeliers de cristal dans le foyer brillamment éclairé.
Fatiha, qui avait revêtu pour l’occasion un costume rouge traditionnel, a confié à Middle East Eye : « Cet endroit est féerique. »
Depuis le début du mois, plusieurs milliers de personnes – en majorité des femmes – se sont rendues dans la banlieue d’Ouled Fayet, nouveau pôle d’activité en plein développement de la capitale nord-africaine. Elles venaient visiter l’Opéra, qui n’est que le troisième dans les pays arabes, et le sixième en Afrique.
Après quatre ans de chantier, la salle de 1 400 sièges a enfin été achevée fin juillet, et officiellement inaugurée avec un concert de l’Orchestre symphonique national d’Alger, en présence du Premier ministre Abdelmalek Sellal et de hauts fonctionnaires du gouvernement.
« Cela aura pris du temps, mais Alger possède enfin son opéra. Il a dépassé toutes les attentes, et le design est vraiment incroyable », a déclaré à MEE la scénariste Nabila Bouacha, assise au premier rang.
L’Opéra est un imposant édifice cubique de 35 000 m2 ; son toit en saillie, aux lignes sinueuses, domine un mur de verre transparent et des bassins d’où jaillissent des jets d’eau. La décoration intérieure comprend des formes et des détails traditionnels évoquant la richesse de l’héritage culturel algérien. « C’est une combinaison parfaite de style traditionnel et d’architecture contemporaine », a commenté Nabila Bouacha.
L’Opéra d’Alger, qui a coûté environ 35 millions d'euros, est un cadeau des Chinois et un puissant symbole de l’influence économique grandissante de Beijing en Algérie. Au cours de ces dix dernières années, le commerce bilatéral entre les deux pays a augmenté de façon significative et depuis 2013, la Chine s’est vue décerner le titre de premier pays importateur en Algérie, surpassant de loin la France et les autres partenaires européens. D’après l’ambassade de Chine à Alger, près de 40 000 travailleurs chinois vivent en Algérie.
Le gouvernement chinois est un vieil ami de l’Algérie. Dans les années 1950, la Chine a été le premier pays non-arabe à reconnaître le mouvement nationaliste algérien naissant. « Désormais, l’amitié entre l’Algérie et la Chine est littéralement gravée dans le marbre », a constaté en souriant Amar, un chirurgien de 53 ans qui visitait l’opéra avec sa femme et ses deux filles.
« Dans les années 1970, j’avais l’habitude d’aller au ciné-club le soir. Nous regardions des films classiques, comme ceux d’Elia Kazan. Mais aujourd’hui la vie dans la capitale est plutôt ennuyeuse, et c’est encore pire dans le reste du pays. Il n’existe pratiquement aucun espace récréatif où je puisse amener ma femme et mes filles », a déclaré Amar à MEE. « Espérons que l’inauguration de l’Opéra jouera un rôle déterminant dans le renouveau créateur du pays. »
Quand une ville comme Alger, qui n’a aucune expérience des opéras classiques occidentaux et ne possède pas de vie culturelle dynamique, construit un opéra, il s’agit d’un événement de première importance. Beaucoup espèrent que c’est l’amorce d’un grand changement. Lydia, une étudiante de 19 ans vivant à Paris et arrivée à Alger la veille, a affirmé à MEE : « L’Algérie a vraiment fait un pas dans la bonne direction. »
À l’affiche cette nuit-là, Beyond Bollywood, un spectacle de deux des créateurs les plus célèbres et talentueux de Bollywood – le metteur en scène Rajeev Goswami et le parolier Irfan Siddiqui. Cette comédie musicale indienne, dont la première a eu lieu au London Palladium il y a plusieurs mois, a été invitée à faire partie de la saison inaugurale de l’Opéra.
Le public très varié a été transporté tout droit dans l’univers de Bollywood. L’intrigue, qui a pour toile de fond Paris et l’Inde, met en scène Shaily, une danseuse d’origine indienne qui décide de se rendre en Inde afin de sauvegarder l’héritage de sa mère défunte, un théâtre dans la capitale française. À Mumbai, Shaily fait la rencontre de Raghav, un chorégraphe qui tente de créer une fusion de styles entre la danse indienne et la danse occidentale.
Le spectacle somptueux, qui dure deux heures, rend hommage à des traditions et danses folkloriques, notamment la danse garba du Gujarat et le bhangra du Pendjab. Ana Ilmi – qui joue le rôle de Shaily – a expliqué à MEE en coulisses : « Ce spectacle donne un réel aperçu des couleurs et des styles de danses de l’Inde. »
Tout au long de la représentation, les acteurs indiens ont été chaleureusement applaudis par le public. Les danseuses ont reçu un accueil particulièrement enthousiaste quand elles se sont lancées dans une sorte de danse du ventre sur la musique de « Didi », un tube du célèbre chanteur algérien Cheb Khaled. Certains spectateurs n’ont pas pu s’empêcher de se lever pour se joindre aux déhanchements.
Lydia a été hypnotisée par les tournoiements des 45 danseurs : « Nous avons passé une soirée envoûtante. Maintenant, nous attendons quelques opéras classiques. »
Beyond Bollywood est le premier spectacle d’envergure internationale mis en scène à l’Opéra d’Alger, et l’Opéra de Pékin devrait également s’y produire dans un avenir proche. « Nous continuerons d’amener le meilleur des musiques du monde à Alger, en présentant aussi plusieurs opéras classiques français, italiens et allemands », a révélé à MEE Noureddine Saoudi, le directeur de l’Opéra.
En attendant, l’Opéra mettra l’accent sur des spectacles algériens. Bien que le bâtiment ait été présenté comme le premier théâtre dédié à l’opéra en Algérie, il ne se cantonnera pas à la musique classique. « Nous offrirons un programme éclectique de manifestations culturelles, notamment des comédies musicales, des concerts de musique algérienne et de musiques du monde, et des représentations théâtrales », a expliqué Noureddine Saoudi, « jusqu’à ce que l’Algérie commence à produire ses propres opéras et que des musiciens européens nous rendent visite ».
Noureddine Saoudi – qui était lui-même auteur-compositeur de musique classique arabo-andalouse – espère transformer l’Opéra en un « centre artistique et culturel rayonnant ». « Nous voulons qu’il devienne le lieu de rendez-vous des artistes qui débutent, afin de promouvoir la créativité de l’Algérie. C’est la raison pour laquelle nous proposerons des ateliers de création gratuits. »
Mais les Algériens amoureux d’opéra devront faire preuve de patience. Une fois la troupe indienne partie, le bâtiment restera aussi vide que le bureau du directeur. « Nous ne prévoyons pas d’accueillir de concerts dans les semaines qui viennent. Le programme de l’Opéra d’Alger n’est pas encore défini », a précisé Noureddine Saoudi, assis devant des étagères vides.
« La vérité, c’est que nous souffrons d’une pénurie de personnel. Nous n’avons que deux techniciens employés à plein temps ; cela ne suffit absolument pas à faire fonctionner une telle structure », a constaté un coordinateur de production qui dirigeait une répétition en coulisses.
L’Opéra d’Alger a ouvert au pire moment possible. Le pays producteur de pétrole est en proie à une crise budgétaire, coïncidant avec la baisse mondiale des prix de l’énergie. En conséquence, le gouvernement a diminué les subventions depuis le début de l’année.
Les organisations artistiques algériennes ont ressenti le contrecoup des difficultés économiques des autorités. Quelques jours à peine après l’inauguration de l’Opéra, le ministre de la Culture Azzedine Mihoubi a annoncé de nouvelles mesures d'austérité dans le cadre d’une tentative de contrôle de la dette du secteur public. Ces mesures font suite à la réduction du nombre de festivals artistiques en Algérie en 2015.
« La nouvelle politique d’austérité n’augure rien de bon pour nous », a confié un technicien de l’Opéra à MEE. « Elle compromet aussi l’émergence d’une culture de l’opéra dans le pays. »
Le premier opéra d’Alger a été chaleureusement accueilli, mais il a encore bien du chemin à parcourir.
Traduit de l’anglais (original) par Maït Foulkes.
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