La pénurie mortelle de dollars au Yémen
Abdulatif al-Sanani, enseignant, souffre depuis deux ans d’un cancer de la gorge, pour lequel il recevait une injection tous les quinze jours. Puis la guerre est arrivée au Yémen, apportant avec elle une forte réduction de son traitement médicamenteux.
Avant, l’État finançait son traitement au Centre d’oncologie al-Amal de Ta’izz. Cependant, comme l’a expliqué Sanani, « il y a un an, le centre principal d’al-Amal a été endommagé par la guerre, et le nouveau centre temporaire ne peut pas me délivrer une injection toutes les deux semaines ».
Aujourd’hui, il reçoit une injection par mois, parfois même encore moins fréquemment. Une situation qui compromet son rétablissement. « Certains patients ont quitté le Yémen pour d’autres pays, a-t-il expliqué à MEE. « Mais je suis enseignant et je subviens aux besoins des sept membres de ma famille, donc je ne peux pas partir à l’étranger. J’attends que les injections arrivent au centre. »
« Je suis enseignant et je subviens aux besoins des sept membres de ma famille, donc je ne peux pas partir à l’étranger »
- Abdulatif al-Sanani, patient atteint d’un cancer
Sanani doit compter sur son salaire d’enseignant de 84 000 rials yéménites (environ 300 euros), qui est à peine suffisant pour fournir les produits de base à sa famille. Il préfère ne pas demander à des gens de l’aider à payer ses médicaments.
Mokhtar al-Mekhlafi, directeur de l’établissement, a confirmé à Middle East Eye que le gouvernement yéménite avait arrêté de lui fournir de nombreux médicaments. Aujourd’hui, il dépend à la place des organisations d’aide humanitaire.
« Depuis le début de la guerre, les patients atteints d’un cancer n’ont pas reçu les médicaments nécessaires. Nous avons besoin en urgence de plusieurs types d’injections et de solutions de radiographie. Nous travaillons dur pour les obtenir des groupes d’aide humanitaire. »
Il a ajouté que le manque de traitements avait compromis le rétablissement des patients, dont certains avaient par conséquent perdu la vie.
En août, Jamie McGoldrick, Coordonnateur humanitaire de l’ONU au Yémen, a affirmé que 40 000 patients atteints d’un cancer à travers le pays s’étaient vu réduire leur traitement médicamenteux pour une raison : le pays ne dispose plus des réserves en devises nécessaires pour acheter des médicaments essentiels.
« Les travailleurs humanitaires ont été appelés une nouvelle fois à combler le vide dans la fourniture de services sociaux de base, ce qui accentue la nécessité d’accroître les ressources distribuées par la communauté internationale », a-t-il déclaré.
Lorsque les exportations de carburant ont cessé, les dollars ont disparu
La stabilité économique de tout pays dépend de ses réserves en devises : lorsque son revenu national est en grande partie paralysé à cause de la guerre, une crise monétaire suit habituellement.
Le Yémen dépendait des exportations de pétrole pour recevoir des liquidités venant de l’étranger ; certaines réserves en devises provenaient également des ambassades. Lorsque le conflit a éclaté, la production à temps plein de carburant a cessé. La plupart des ambassades dans la capitale Sanaa ont fermé leurs portes.
Le Yémen est désormais tributaire des transferts d’argent venant de l’étranger, des dons provenant d’organisations internationales d’aide humanitaire et des réserves en devises pour importer des aliments et d’autres produits de base.
McGoldrick a déclaré à la mi-août que l’« épuisement des réserves en devises de la Banque centrale a donné lieu à des difficultés pour les importateurs d’obtenir des lignes de crédit, rendant presque impossible le maintien de services sociaux de base par les entités du gouvernement ».
Cette Banque centrale, basée à Sanaa, est actuellement sous le contrôle des Houthis, qui ont pris la capitale en septembre 2014. Son gouverneur, Mohammed Awad Bin Hammam, a été nommé avant le conflit actuel et n’a pris le parti d’aucun groupe en public.
Une source anonyme au sein de la banque, qui n’est pas autorisée à parler aux médias, a déclaré à Middle East Eye que le pays ne pouvait pas fournir les services sociaux nécessaires.
« Le revenu national du Yémen a cessé d’être généré depuis le début de la guerre en mars 2015, a expliqué la source. Si les organisations internationales et les autres pays ne nous aident pas, le Yémen court à la ruine économique. »
L’abandon de projets publics
En avril 2016, le Premier ministre Ahmed ben Dagher a déclaré que les réserves en devises avaient chuté de 4,2 milliards de dollars avant la prise de contrôle des Houthis à 1,3 milliard de dollars, soit moins d’un tiers de leur valeur antérieure.
La source travaillant dans la banque a indiqué à MEE que la Banque centrale avait dépensé ses réserves en devises au cours des seize derniers mois pour acheter des produits de base, notamment du blé, du riz et du sucre, ainsi que pour assurer le service de sa dette extérieure.
Le Yémen importe plus de 90 % de sa nourriture : environ 21 millions de personnes sur sa population estimée à 25 millions ont désormais besoin d’aide humanitaire, et plus de la moitié des habitants souffrent de malnutrition, selon des rapports de l’ONU.
La source a ajouté que la situation se dégradait de jour en jour : la Banque centrale a cessé de soutenir la fourniture de médicaments et de carburant l’an dernier et ne peut pas soutenir celle des produits de base pour l’année prochaine.
Les Houthis ne sont pas responsables de la crise économique, a indiqué la source, car ils ne peuvent pas la résoudre à eux seuls, même s’ils administrent une grande partie du pays et sont actuellement en charge du versement des salaires du secteur public. La plupart des projets publics, tels que la construction de bureaux, de routes et d’écoles, ont été interrompus. Il n’y a pas de budget annuel fixé pour 2015 et 2016.
« L’Arabie saoudite a aidé la Banque centrale en 2012 en la soutenant avec un dépôt d’un milliard de dollars, a expliqué la source. « Aujourd’hui, nous avons besoin d’un autre dépôt en provenance de n’importe quel pays pour relancer l’économie en urgence. Les parties en conflit doivent ensuite cesser de se battre pour que la production et l’exportation de carburant puissent reprendre. »
Le Premier ministre et la Banque centrale en conflit
Mais le bureau du Premier ministre ben Dagher a un avis différent.
Le 6 août, un représentant du Premier ministre s’est exprimé pour l’agence de presse Saba News : « Le Premier ministre dispose de certaines informations issues de sources locales et internationales selon lesquelles la direction de la Banque centrale a eu recours à des réserves de devises dans les banques internationales en Amérique et en Europe. » C’était après que les réserves en devises de la Banque centrale de Sanaa et Hodeida pour les combattants avaient été épuisées.
Et le 30 juillet, ben Dagher a demandé au Fonds monétaire international (FMI) de cesser de travailler avec la Banque centrale, de geler ses fonds jusqu’à nouvel ordre et de cesser d’accepter les signatures de Bin Hammam. « La Banque centrale du Yémen utilise les réserves en devises du pays d’une manière irresponsable », a indiqué la lettre. Le FMI continue de travailler avec la Banque centrale du Yémen.
Le gouvernement a indiqué que Bin Hammam ne pouvait être neutre étant donné que la banque est sous contrôle houthi. Le 8 août, Bin Hammam a rejeté les accusations dans une lettre au président yéménite Abd Rabbo Mansour Hadi. Il a dénoncé des allégations « sans fondement » et déclaré que la banque, bien qu’indépendante du Premier ministre, suivait le protocole du FMI et utilisait ses réserves de façon responsable. Il a demandé au président de discuter avec le FMI au sujet de la nomination d’un auditeur indépendant.
Un marché noir florissant
L’impact monétaire s’est également fait ressentir dans les rues du Yémen. En mars 2016, la Banque centrale a réduit le cours du rial yéménite, faisant passer sa valeur par rapport au dollar de 215 à 250 rials yéménites, suite à la diminution des réserves en devises du pays. La Banque centrale du Yémen a rapporté que le rial yéménite avait été déprécié de 16,3 % en avril.
Comme la Banque centrale ne peut pas fournir les banques yéménites en dollars, les commerçants et les importateurs de produits de première nécessité se sont tournés vers le marché noir pour acheter la devise américaine. Dans ce marché noir, un dollar coûte environ 300 rials yéménites.
Tamer Ahmed Said, directeur adjoint de la Banque yéménite pour la reconstruction et le développement à Ta’izz, a indiqué que sa banque achetait ses dollars pour seulement 251 rials yéménites, mais qu’elle ne disposait pas de suffisamment de dollars à vendre : les clients retirent désormais leurs devises de la banque et les vendent à la place sur le marché noir.
« Le problème persistera jusqu’à ce que la Banque centrale nous fournisse en dollars »
- Tamer Ahmed Said, banquier
La Banque centrale a essayé de lutter contre le marché noir, mais cela s’est avéré sans espoir. « La Banque centrale nous a ordonné l’an dernier de payer les transferts depuis l’étranger uniquement en rials, a expliqué Ahmed Said. Mais les gens se sont mis à envoyer leur argent par l’intermédiaire de sociétés de change. »
« En avril 2016, la Banque centrale a autorisé les banques à payer en dollars afin d’encourager les immigrés à envoyer de l’argent au Yémen. Mais le problème persistera jusqu’à ce que la Banque centrale nous fournisse en dollars. »
Le marché noir a remplacé aujourd’hui les banques quand il s’agit de changer les dollars, a précisé Ahmed Said, ajoutant que l’incapacité de la Banque centrale à gérer l’économie était un signe certain de crise économique.
La pénurie de devises est une question de vie ou de mort
Abdulhadi al-Samei, un commerçant qui vend des denrées alimentaires telles que de la sauce tomate, a expliqué que la hausse du dollar était la principale raison de l’augmentation des prix dans la mesure où les commerçants, nerveux, font grimper leurs prix parce qu’ils ne peuvent pas compter sur la valeur de la devise américaine sur le marché noir.
« Nous ne pouvons pas nous fier à la valeur du marché noir ; ainsi, nous sommes obligés d’augmenter les prix de ce que nous vendons »
- Abdulhadi al-Samei, commerçant
« Aujourd’hui, j’achète le dollar 310 rials, a-t-il expliqué. Parfois, le prix augmente à 320 rials, parfois, il chute. Cela signifie que nous ne pouvons pas nous fier à la valeur du marché noir ; ainsi, nous sommes obligés d’augmenter les prix de ce que nous vendons, comme si le dollar valait 350 rials. »
Il a ajouté que certains hommes d’affaires avaient fait faillite en achetant des biens à bas prix avant de découvrir qu’ils ne pouvaient pas importer de nouveaux produits en raison de la hausse du dollar sur le marché noir.
Mais pour Abdulatif al-Sanani et les autres personnes nécessitant un traitement médical, la pénurie de devises est devenue une question de vie ou de mort.
« J’espère que la guerre se terminera bientôt et que je recevrai à nouveau suffisamment d’injections. Je peux me cacher des bombardements, mais je ne peux pas fuir le cancer qui ronge ma gorge. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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