Yémen : le conte de deux dirigeants dans une ville sans espoir
Note de la rédaction : le journaliste primé Peter Oborne et Nawal al-Maghafi de Middle East Eye comptent parmi les rares correspondants à s’être aventurés dans un Yémen déchiré par la guerre ces dernières semaines. Une grande partie de leurs informations proviennent du territoire contrôlé par les Houthis, où ils ont été accompagnés, et leurs entrevues surveillées, par des gardes houthis. Nous sommes cependant convaincus que ce que les personnes interviewées leur ont confié est authentique.
SANAA – Alors que les bombes saoudiennes tombent sur Sanaa, la capitale yéménite est gouvernée par une alliance improbable entre deux hommes qui étaient autrefois des ennemis mortels.
Ils n’ont qu’une seule chose en commun : tous deux se cachent des Saoudiens. On ne sait pas où vivent ces deux dirigeants ; ils apparaissent rarement en public – et, dans ces occasions, seulement à la télévision.
Le premier est Abdul-Malik al-Houthi, chef des rebelles houthis qui ont pris le contrôle de Sanaa en septembre 2014. Fils d’un savant religieux et âgé de 37 ans, il est le cerveau derrière l’actuelle insurrection houthie.
Vêtus de thobes élégantes, Kalachnikovs à l’épaule, ses miliciens offensent souvent la population locale en apportant leurs armes avec eux dans les restaurants et autres lieux publics, contrairement à la coutume yéménite. Beaucoup de combattants semblent très jeunes : certains semblent être des enfants soldats, un problème mis en évidence par un rapport de l’UNICEF en avril.
Al-Houthi a succédé en tant que leader à son charismatique frère aîné le cheikh Hussein Badreddine al-Houthi en 2004, après que celui-ci a été pourchassé et tué par les forces pro-gouvernementales dans le nord du Yémen. Des photos de Hussein al-Houthi sont placardées au coin des rues et dans les lieux publics de Sanaa.
Cependant, Abdul-Malik al-Houthi et son mouvement ne sont pas aussi puissants qu’il n’y paraît. Ils gouvernent en coalition avec le second dirigeant, Ali Abdallah Saleh, l’ancien président du Yémen – et, pendant de nombreuses années, ennemi le plus impitoyable et implacable des Houthis.
Lorsque Saleh était président, il a combattu et a perdu six guerres brutales contre les Houthis. Et ce sont ses soldats qui ont tué le cheikh Hussein il y a douze ans.
Un conte de deux leaders
L’accord entre Saleh et Abdul-Malik al-Houthi est tout aussi cynique et opportuniste que le pacte conclu entre Adolf Hitler et Joseph Staline en 1939, à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Saleh a dirigé le Yémen pendant plus de trente ans, d’abord en tant que dirigeant du Yémen du Nord puis en tant que dirigeant national après la fusion entre le Yémen du Sud et du Nord en 1990. Leader laïc qui a pendant de nombreuses années pris exemple sur le despote irakien Saddam Hussein, il a finalement été contraint de démissionner en 2012.
En revanche, les Houthis sont profondément religieux. Ils adhèrent à la branche zaïdite de l’islam chiite, laquelle est presque inconnue en dehors du Yémen, où on estime qu’ils représentent environ 45 % de la population.
Dernièrement, les Houthis ont adopté un slogan omniprésent : « Mort à l’Amérique, mort à Israël, malédiction sur les juifs et victoire pour l’islam ». Il est basé sur le slogan « Mort à l’Amérique » de la révolution iranienne. Les Houthis sont également influencés par le Hezbollah libanais ; les Saoudiens les accusent d’être une armée par procuration de l’Iran.
Quelle est l’implication de Téhéran ?
À Riyad, la capitale saoudienne, les inquiétudes concernant l’influence de son principal rival régional à sa frontière sud constituent l’une des principales raisons de la campagne militaire contre les Houthis.
Le secrétaire d’État américain John Kerry a appuyé ces inquiétudes. Au cours d’une visite en Arabie saoudite la semaine dernière, il a accusé l’Iran « d’envoyer des missiles et d’autres armes sophistiquées » aux Houthis.
Réagissant aux remarques de Kerry dans un communiqué, le ministre des Affaires étrangères iranien Javad Zarif a affirmé qu’elles étaient « sans fondement ».
« Le gouvernement américain, par ses remarques, devient lui-même un complice des meurtres d’enfants et des crimes de guerre commis par le régime saoudien à l’encontre de l’innocent peuple yéménite », a déclaré Zarif.
« Il ne fait aucun doute que M. Kerry sait mieux que quiconque que le gouvernement saoudien bloque systématiquement et résolument depuis un an et demi tous les efforts entrepris afin d’établir un cessez-le-feu au Yémen. »
Certains experts estiment que l’ampleur réelle du soutien iranien aux Houthis a été exagérée. Peter Salisbury, un analyste régional de la Chatham House, think tank spécialisé dans les affaires étrangères, avait déclaré en février 2015 que les Houthis avaient bénéficié d’« un certain soutien » de l’Iran, mais avait ajouté : « ce n’est pas la même chose que de prendre ses ordres de celui-ci ».
Salisbury avait indiqué qu’il était plausible que les Houthis aient pu s’armer parce que le Yémen était « inondé par les armes ».
Cependant, il avait ajouté : « Il est difficile de concevoir que le groupe [les Houthis], isolé pendant une grande partie de son existence dans la région montagneuse intérieure du Nord, ait été en mesure d’évoluer en une force de combat organisée et tactiquement assidue sans un soutien extérieur. »
Les Saoudiens dirigent une coalition en soutien à l’ancien vice-président de Saleh : Abd Rabbo Mansour Hadi. Ce dernier, qui fut l’adjoint de Saleh pendant de nombreuses années, est devenu président en 2012 lorsque Saleh a démissionné, et a ensuite gouverné de manière précaire pendant deux ans avant d’être chassé par les Houthis.
Bien que soutenu par l’Arabie saoudite et la communauté internationale, Hadi a une emprise superficielle sur le pouvoir au Yémen. Il passe la plupart de son temps à Riyad et il est trop dangereux pour lui de rester dans le pays qu’il est censé diriger. Même lorsqu’il visite Aden, ville portuaire du sud et sa ville natale, il resterait, selon les dires, dans un navire amarré au large des côtes.
C’est fondamentalement Saleh et non Hadi qui jouit du soutien de la majorité de l’armée nationale yéménite – et, pour le moment, les soldats de Saleh tiennent de bon gré les checkpoints aux côtés des rebelles houthis dans toute la ville.
Pendant ce temps, des ministres houthis sont en charge de la plupart des ministères – même si la Banque centrale yéménite conserverait son indépendance.
Cette alliance entre Saleh et les Houthis va probablement perdurer tant que tous deux se battent contre un ennemi commun sous la forme de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite. En fait, de nombreux signes indiquent que les attaques des Saoudiens se sont retournées contre eux. Destinées à affaiblir le gouvernement dirigé par les Houthis/Saleh et à le renverser, les frappes aériennes saoudiennes ont tué des milliers de civils et ont conduit à une forte augmentation de la popularité des Houthis.
« Je déteste les Houthis », a confié un responsable de Sanaa, sous couvert d’anonymat. « Mais nous avons à choisir entre deux maux. L’un d’eux nous bombarde du ciel. Les Houthis nous rendent simplement la vie difficile. Au vu des options, je préfère ceux qui nous rendent la vie difficile. »
Une veuve préfère mourir de faim que d’accepter l’aide de l’Arabie saoudite
On ne peut sous-estimer la profondeur du ressentiment contre l’Arabie saoudite. À un point de distribution d’eau à Sanaa, une veuve nous a dit : « Si l’aide provient d’organismes d’aide humanitaire, nous l’acceptons. Si ça vient des Saoudiens, nous préférons encore mourir de faim ».
Les Houthis profitent de cette haine de l’Arabie saoudite pour recruter des combattants – et, dans les rues, les posters commémorant la mort de « martyrs » yéménites sont communs à travers le Yémen.
Dans la vieille ville, nous nous sommes arrêtés pour lire une affiche, en mémoire de la mort d’un jeune homme, Abdul Rahman Nashir al-Qayri, tué la semaine précédente dans les combats entre les rebelles houthis et les forces pro-gouvernementales dans la ville méridionale de Ta’izz.
Nous avons été approchés par le cousin d’al-Qayri, Fikri al-Qayri, qui nous a emmenés dans la maison familiale, où se trouvaient des affiches dédiées aux sept membres de la famille qui sont tombés en « martyrs » dans cette guerre.
Un aîné de la famille nous a dit que, avant la guerre, « certains étudiaient, certains travaillaient comme plombiers. Mais ils étaient fiers de se battre en première ligne ». Il a critiqué la Grande-Bretagne : « Le Royaume-Uni est un grand pays, respecté. Il pourrait jouer un rôle pour soulager la souffrance du peuple yéménite. »
Au lieu de cela, a ajouté l’aîné, la Grande-Bretagne est du côté de l’agresseur saoudien. « Nous sommes surpris que tous ces pays se rassemblent pour lutter contre le Yémen, parce que le Yémen n’a jamais nui à personne. »
« Le seul péché du Yémen est d’être pauvre »
La coalition Saleh/Houthis rencontre un problème crucial : qu’importe sa popularité à travers une grande partie du Yémen, le seul gouvernement reconnu par le reste du monde est le gouvernement en exil dirigé par Hadi, d’où la tentative théâtrale des Houthis et de l’ex-président Saleh plus tôt ce mois-ci de légitimer leur domination de fait.
Le 14 août, le parlement yéménite s’est réuni pour la première fois depuis que la guerre a commencé il y a dix-huit mois. Les deux factions principales étaient le mouvement houthi et l’aile politique de Saleh, le Congrès général du peuple. Leur but est de remettre en question la légitimité de Hadi.
De là où s’est réunie l’Assemblée, on entendait les bombardements saoudiens sur la ville. Hadi a dénoncé ce nouveau parlement, le qualifiant d’illégal, et a averti ses participants qu’ils pourraient être poursuivis.
On parle désormais dans les rues de Sanaa de la perspective d’une offensive terrestre à part entière sur la capitale. Nous avons entendu des spéculations concernant des cellules dormantes dans la ville prête à soutenir un soulèvement, tandis que les forces soutenues par les Saoudiens seraient retranchées à moins de 40 km de la capitale.
L’Amérique a longtemps été impopulaire au Yémen, mais la Grande-Bretagne, l’ancienne puissance coloniale du sud du Yémen, a toujours une présence positive dans les mémoires. Ce sentiment est en train de changer avec le soutien britannique à l’Arabie saoudite.
De nombreux Yéménites se sentent abandonnés non seulement par la Grande-Bretagne, mais par le monde. Suite aux récentes frappes aériennes sur Sanaa, l’analyste politique yéménite Hisham al-Omeisy a tweeté un message réprobateur : « Le seul péché du Yémen est d’être pauvre. Loin d’être aussi riche que l’Arabie saoudite pour acheter le silence de la communauté internationale ou la carte blanche de l’ONU. »
Beaucoup prédisent que l’alliance entre les Houthis et Saleh se désagrégera un jour sous le poids de ses contradictions évidentes.
Toutefois, alors que les avions de chasse continuent de survoler Sanaa à basse altitude, alors que le désastre humanitaire au Yémen vacille entre la catastrophe et l’horreur absolue, rien ne laisse présager que cela se produira bientôt.
La seule certitude est que des civils innocents sans affiliation politique, notamment de nombreux enfants, seront sans abri, mutilés et tués.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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