Sissi, les espions et les enregistrements vidéo
« Avez-vous un téléphone portable avec une caméra ? », a demandé un des gardes de sécurité d’Abdel Fattah al-Sissi au secrétaire d’État américain John Kerry, alors que ce dernier tentait d’entrer dans une salle pour rencontrer le président égyptien, à l’occasion d’une visite à New Delhi plus tôt ce mois-ci.
« Pardon ? », a répondu Kerry, interloqué.
Pourquoi Sissi se préoccupait-il du fait que Kerry était en possession ou non d’un téléphone portable avec une caméra lors d’une réunion officielle ?
« Avez-vous un téléphone portable avec une caméra ? », a répété le garde de sécurité. « Non » dit Kerry, après quoi le garde de sécurité l’a laissé passer.
La vidéo de cet incident a été largement relayée sur les médias sociaux, plusieurs activistes ayant ridiculisé le garde de sécurité via le hashtag معاك_موبايل_بكاميرا# (« Avez-vous un téléphone portable avec une caméra ? »). « Le garde ne savait pas en premier lieu que cet homme était le secrétaire d’État américain ; cela démontre à quel point le garde de sécurité est incompétent dans la mesure où le dirigeant est lui-même arriéré », indiquait un tweet.
Blagues à part, cet incident soulève toutefois une question sérieuse : pourquoi Sissi se préoccupait-il du fait que Kerry était en possession ou non d’un téléphone portable avec une caméra lors d’une réunion officielle ?
En réalité, cet incident reflète la peur existentielle de Sissi d’être surveillé sous quelque forme, étant donné sa croyance inébranlable – qui transparaît dans presque tous ses discours – dans les complots et théories du complot de la « guerre de quatrième génération », dans le cadre de laquelle les puissances mondiales, les États-Unis en tête, se serviraient des médias, de la psychologie et des renseignements pour semer le chaos en Égypte et dans toute la région.
Pour Sissi, tout type de dissidence contre son régime est une recette du chaos et les dissidents sont, intentionnellement ou non, des agents de puissances étrangères.
Entre autres termes, il emploie toujours ceux d’« agents étrangers », de « mauvaises personnes » en référence aux Frères musulmans, de « régimes infernaux » et de « mains cachées » qui s’allient pour faire tomber l’Égypte.
Les rebuffades du G20
Quelques jours après l’incident de New Delhi, des images largement diffusées ont montré le président égyptien en train d’attendre le président Barack Obama lors du sommet du G20 en Chine pour le saluer. Le président américain a cependant semblé snober Sissi, lui adressant seulement une poignée de main rapide au milieu de rebuffades similaires de la part de responsables de son entourage.
Après cette scène, le présentateur de télévision pro-Sissi Ahmed Moussa a passé son émission à se gausser d’Obama et à l’insulter. « Les deux présidents les plus humiliés ont été Erdoğan et Obama », a-t-il affirmé.
Sissi arrive en Chine pour le G20, où il a été snobé par Obama (AFP)
En mai dernier, les autorités égyptiennes ont empêché les journalistes qui accompagnaient Kerry d’entrer dans le pays. L’un des journalistes interdits d’entrée, le correspondant du New York Times David E. Sanger, a écrit que les autorités égyptiennes craignaient que les journalistes ne posent au président égyptien « une ou deux questions sur les dissidents qu’il a emprisonnés. Au lieu de cela, seuls les photographes et les vidéastes ont été autorisés à entrer [dans le palais présidentiel] pour immortaliser les poignées de mains rituelles entre M. Kerry et M. Sissi. »
Sanger a expliqué qu’il accompagnait les responsables américains même dans les pays les plus répressifs depuis plus de deux décennies. « J’ai l’habitude de regarder les dirigeants disparaître derrière des portes closes. Mais le fait de ne même pas être autorisé à voir les portes se refermer représente un nouveau jalon », a-t-il écrit.
Encore auparavant, en juillet 2014, Kerry a été personnellement inspecté après avoir passé un scanner corporel en entrant dans le palais présidentiel pour rencontrer Sissi, un fait sans précédent qui a déclenché une campagne de sarcasme.
Un climat de paranoïa
Ces incidents répétés laissent entendre que la crainte de Sissi d’avoir ses conversations surveillées est liée à Kerry en personne ou aux responsables américains de l’administration Obama, laquelle semble hésiter à reconnaître sa légitimité. Obama ne s’est pas rendu en Égypte depuis 2009.
La prudence exagérée de Sissi au sujet d’une potentielle surveillance américaine est mise en évidence par le fait que les responsables des autres pays n’ont pas connu d’inspections d’un tel niveau.
En tant qu’ancien directeur du renseignement militaire, il se pourrait bien que Sissi soit préoccupé par le fait que la mise sur écoute de lignes téléphoniques est très répandue aux États-Unis, étant donné que deux grandes sociétés de télécommunications de ce pays – AT&T Inc. et Verizon – ont conclu des contrats avec le FBI.
Plusieurs firmes occidentales, dont la Hacking Team basée à Milan, vendent des technologies d’intrusion et de surveillance à des pays répressifs du Moyen-Orient, notamment aux Émirats arabes unis et à l’Égypte. Ces technologies sont utilisées par le gouvernement de Sissi pour conserver les dissidents et les islamistes sur son écran radar.
Cependant, le président égyptien craint que les mêmes méthodes que celles qu’il emploie puissent être utilisées par les États-Unis pour le surveiller.
Des peurs de quatrième génération
Plus précisément, Sissi s’inquiète probablement du fait que les responsables américains puissent écouter les parties confidentielles de ses rencontres avec Kerry. Les soupçons de plus en plus forts de Sissi contre les États-Unis se sont développés suite au gel temporaire par Washington de l’aide militaire annuelle d’1,5 milliard de dollars à l’Égypte, forçant Le Caire à se tourner vers la Russie, l’Allemagne et la France.
Les soupçons de Sissi contre les responsables américains reflètent une combinaison d’angoisses, de théories du complot, de sa haine des réseaux sociaux et du fait qu’il a été épinglé à plusieurs reprises par des fuites dans les médias
L’an dernier, l’administration Obama a ensuite annoncé son intention de rétablir l’aide militaire à destination de l’Égypte suite à l’expansion de l’État islamique dans le Sinaï. Mais le retour de l’aide ne signifie pas nécessairement que les relations diplomatiques sont les mêmes que sous Moubarak.
Les soupçons de Sissi contre les responsables américains reflètent une combinaison d’angoisses, de théories du complot au sujet des « guerres de quatrième génération » menées par les États-Unis dans le monde arabe, de sa haine des réseaux sociaux, à l’origine pour de nombreuses personnes des troubles liés au soulèvement arabe, et du fait qu’il a été épinglé à plusieurs reprises par des fuites dans les médias ayant dévoilé ses intentions réelles.
Après l’incident récent avec Kerry, le « porte-parole » du gouvernement Ahmed Moussa a déclaré que « les Américains [espionnaient] tout » et étaient « des maîtres en matière d’enregistrements et d’écoutes ». Dans un autre talk-show télévisé, Moussa a présenté un jeu vidéo controversé pour montrer des frappes aériennes russes réelles en Syrie. « Telle est la différence entre une force qui combat le terrorisme [les Russes] et une force qui soutient et finance le terrorisme [les Américains]. »
Cette même explication a été employée pour le soulèvement égyptien de 2011, à savoir que la révolution a été alimentée par des agents des États-Unis, de la Turquie, du Qatar, du Hamas et de l’Iran.
En réalité, Sissi est lui-même un produit de la pensée conspirationniste, qu’il utilise souvent pour dissimuler sa mauvaise gouvernance qui a aggravé la crise économique, et qui est également employée pour susciter la peur auprès des Égyptiens afin de déjouer toute révolte publique potentielle contre son régime.
Sa passion pour le discours conspirationniste renvoie vers sa croyance en un complot imaginé par les États-Unis pour prendre le contrôle de la région, une croyance largement répandue en Égypte. Les médias pro-Sissi tout comme les médias anti-Sissi parlent d’un « nouveau Moyen-Orient » – terme inventé par la secrétaire d’État américaine Condoleeza Rice en juin 2006 –, pensant qu’il s’agit d’un complot américain visant à redessiner la carte de la région.
Rêves ou cauchemars ?
L’an dernier, Mekameleen, une chaîne de télévision par satellite égyptienne basée en Turquie et connue pour son soutien au président islamiste déchu Mohamed Morsi, a diffusé un enregistrement audio dans lequel Sissi, alors ministre de la Défense, adressait à ses conseillers des propos offensants à l’égard des États du Golfe au début de l’année 2014. Ces fuites sont peut-être l’une des raisons pour lesquelles les pays du Golfe sont devenus moins enthousiastes au sujet de leur flux d’aide inconditionnel à destination de l’Égypte.
Au début du règne de Sissi, des extraits confidentiels d’une interview accordée au journal égyptien Al-Masry Al-Youm ont également été divulgués en dépit des procédures de sécurité. « Il y a 35 ans, j’ai rêvé que je brandissais une épée. Sur celle-ci était inscrite en rouge une phrase indiquant qu’il n’y avait pas d’autre Dieu que Dieu », a raconté Sissi dans les enregistrements divulgués. Dans un autre rêve, Sissi a évoqué un dialogue avec l’ancien président Anouar el-Sadate, qui prédisait que Sissi serait président, ce à quoi Sissi avait répondu : « Oui, je sais. »
Malgré ses rêves – ou peut-être à la suite de cauchemars qui rappellent le Macbeth de Shakespeare –, Sissi craint que dans un cercle vicieux de panique et de doute venant de tous bords, ses politiques répressives ne reviennent le hanter.
- Muhammad Mansour est un journaliste originaire d’Égypte qui a couvert les soulèvements arabes. Ses articles portent sur les affaires égyptiennes, l’insurrection au Sinaï et les questions plus vastes du Moyen-Orient. Pour plus d’informations, vous pouvez visiter son site : www.muhammadmansour.com.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : capture d’écran des images dans lesquelles le garde de sécurité d’Abdel Fattah al-Sissi demande au secrétaire d’État américain John Kerry si son téléphone portable est doté d’une caméra (YouTube).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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