Le curieux trépas de la gauche iranienne
Un consensus existe parmi les chercheurs ayant étudié la Révolution iranienne de 1979 : les inégalités sociales et économiques ont eu une place primordiale dans l’effondrement de la monarchie iranienne.
L’ayatollah Rouhollah Khomeini, le leader de la Révolution iranienne, mobilisa les masses en défendant les déshérités, les mostazafin. Il présenta le système islamique comme un système qui satisferait chaque aspect de la justice sociale au sens large, y compris l’aspect économique. Centrale dans son discours était la défense des kookh’neshinan (ceux qui vivent dans des logements miséreux) contre les kakh’neshinan (ceux qui vivent dans des palaces).
En dépit de la répression violente qui caractérisa les règnes des deux rois d’Iran, Reza Chah Pahlavi (1925-1941) et son fils Mohammad Reza (le Chah, 1941-1979), des groupes marxistes – tant ceux qui avaient choisi la lutte non armée pour renverser le régime du Chah que ceux qui menaient un combat armé – parvinrent à survivre et furent actifs au cours de la Révolution iranienne.
En 1943, parallèlement au mouvement marxiste de gauche émergea en Iran une gauche islamique. Selon le chercheur et historien iranien Ervand Abrahamian, on attribue à Mohammad Nakh’shab (1923-1976), le principal idéologue du parti politique des Adorateurs socialistes de Dieu, la première synthèse entre chiisme et socialisme européen.
Ali Shariati (1933-1977), identifié par Abrahamian comme « l’idéologue de la Révolution iranienne», écrivit en 1955 : « Le système islamique social et économique [n’est rien d’autre qu’] un socialisme pratique basé sur le théisme. [Ce système] n’est similaire à aucun des deux systèmes corrompus, à savoir le capitalisme et le communisme. »
Essor et chute – puis nouvel essor
Au cours des deux premières années suivant la victoire de la révolution, les groupes de gauche, islamiques comme marxistes, connurent une croissance significative du nombre de leurs membres et partisans grâce à une explosion de la liberté d’expression et au climat révolutionnaire.
Graduellement, cependant, un antagonisme entre eux et le système islamique, alors guidé par l’ayatollah Khomeini, commença à émerger. Le groupe islamique de Mujaheddin-e-Khalq déclara la lutte armée en 1981, et certains groupes marxistes prirent le même chemin.
Le gouvernement, qui était également impliqué dans une guerre existentielle avec l’Irak, dirigée par Saddam Hussein, commença à consolider son pouvoir. Tous les partis politiques furent interdits et des répressions violentes s’ensuivirent. En 1984, la gauche qui ne faisait pas partie du gouvernement avait cessé de vivre dans le pays.
Néanmoins, pendant la guerre (1980-1988), la gauche islamique avait l’ascendant au sein du gouvernement. Elle avait sous son contrôle tant l’administration que le parlement. Le courant de gauche au sein de l’establishment était composé de groupes et organisations différents, mais tous croyaient dans le contrôle gouvernemental de l’économie et dans la propriété étatique d’industries stratégiques, tous étaient opposés à une privatisation de grande envergure, tous donnaient la priorité à la justice sociale et économique par rapport à la croissance économique, et tous privilégiaient un rôle fort pour les entreprises coopératives dans l’économie.
Pouvoir et richesses
En 1989, à la fin de la guerre, Akbar Hachemi Rafsandjani, un fervent partisan de l’économie de marché, prit ses fonctions. La gauche perdit la majorité au parlement. Rafsandjani et son équipe allaient se concentrer sur la libéralisation de l’économie et la croissance économique. Le discours relatif à la justice sociale et économique fit rarement surface, et aucun plan visant à réduire les inégalités ne fut jamais pensé ou discuté.
Le Programme d’ajustement économique de Rafsandjani finit par engendrer une hyperinflation qui provoqua quelques troubles dans des villes plus ou moins grandes du pays. Alors que les pauvres luttaient, l’argent du pétrole (la rente pétrolière) créa une richesse extraordinaire pour une nouvelle classe émergente qui, immédiatement après la fin de la guerre, se connecta aux centres du pouvoir. Ce comportement de recherche de la rente devint la norme pour acquérir succès et richesses.
Avec la victoire de Mohammad Khatami aux élections présidentielles de 1997, la gauche fit son retour sur la scène politique, cette fois sous la bannière du « mouvement de réforme ».
Cependant, au cours de leurs huit années d’éloignement de la vie politique, ses membres s’étaient transformés en de nouvelles créatures. Leur préoccupation était d’établir une société civile parfaite, qui inclurait la liberté et la démocratie. L’administration Khatami poursuivit les mêmes politiques économiques que celle de Mohammad Khatami, et la question des inégalités demeura invisible, même à la marge des objectifs du mouvement de réforme.
Ses opposants, les conservateurs traditionnels, craignaient que l’expansion des relations avec l’Occident, qui constituait le cœur du programme de Khatami, ne résultât en un essor des technocrates et ne déplaçât la richesse et l’argent de leur camp au camp récemment émergé.
Dès lors, ils commencèrent à adopter des positions prônant la recherche de la justice et à critiquer les politiques économiques de Khatami. Il était clair toutefois que ces tactiques n’étaient que des slogans vides de sens, car bien qu’ils contrôlassent le parlement la plupart du temps, ils ne firent rien pour introduire et adopter des lois visant à combattre les inégalités.
Inégalités grandissantes
Mahmoud Ahmadinejad remporta les élections présidentielles de 2005 suite à une campagne acharnée – et mensongère – en défense des classes à bas revenus.
Vu que les riches ne déclaraient par leurs revenus réels et qu’il n’y avait pas – et qu’il n’y a toujours pas – de système de vérification, mesurer l’inégalité n’était pas – et n’est toujours pas – possible
Sa présidence (2005-2013) coïncida avec un autre boom pétrolier mondial. Absente la volonté de combattre la corruption, la soudaine augmentation des revenus du pétrole au sein d’une économie rentière constituait la recette idéale pour entraîner la corruption à des hauteurs jamais atteintes. Des résidences, immeubles et voitures de luxe firent leur apparition comme des champignons, tandis que la majorité des Iraniens luttaient pour survivre face à l’inflation galopante et au chômage endémique.
Le gouvernement manipula les données pour ne pas avoir à révéler les faiblesses de son administration. Les indexes macroéconomiques ne reflétaient pas la réalité, y compris les inégalités croissantes de revenus. Parallèlement, vu que les riches ne déclaraient par leurs revenus réels et qu’il n’y avait pas – et qu’il n’y a toujours pas – de système de vérification, mesurer l’inégalité (par exemple, en calculant le véritable coefficient de Gini) n’était pas – et n’est toujours pas – possible.
Le mouvement d’opposition vert, la plus grande vague de protestation qu’ait connue l’Iran depuis la révolution de 1979, a fait son apparition lors des élections présidentielles contestées de 2009 qui débouchèrent sur la réélection d’Ahmadinejad. Le mouvement voulait la liberté mais ne souleva pas la moindre objection au sujet de l’écart de plus en plus vaste en matière de richesses et de revenus.
Hassan Rohani, l’actuel président modéré, a poursuivi des politiques similaires à celles de Rafsandjani, et la lutte contre l’inégalité n’occupe aucune place dans son programme.
De manière significative, immédiatement après sa prise de fonction en 2013, il nomma Mohammad Nahavandian, économiste et inébranlable icône du libre marché, comme chef de cabinet. Nahavandian présidait alors la Chambre de commerce d’Iran, la plus grande organisation prêchant l’économie de marché en Iran. Rohani et son équipe visaient la croissance économique, mais la distribution de la richesse résultant d’une telle croissance ne les préoccupait pas.
Le parlement s’est révélé n’être qu’un spectateur de cette tendance actuelle. À l’exception de quelques commentaires sporadiques émis par un petit nombre de députés, il n’y a pas d’action visible visant à établir la justice sociale.
« Qui l’a fait ? »
Certains pourraient soutenir que la présence de la gauche dans les cercles du pouvoir au cours de la première décennie de la révolution était un reflet naturel d’un climat global dans lequel les tendances de gauche étaient répandues. Or, pour précisément la même raison, la gauche doit avoir au moins une sorte de présence dans le système iranien d’aujourd’hui.
Au cours des dernières années, des mouvements de gauche ont émergé à travers le globe, y compris dans les systèmes parfaitement capitalistes que sont le Royaume-Uni et les États-Unis. Le socialiste Jeremy Corbyn a remporté la direction du parti travailliste britannique et des millions d’Américains ont soutenu Bernie Sanders.
On pourrait avancer que l’environnement sécuritaire et les dangereuses conséquences de s’opposer aux politiques gouvernementales sont les facteurs qui ont fait obstacle à la formation d’un mouvement de gauche hors-système en Iran. Mais cet argument présente des failles. Dans de nombreux pays, spécifiquement en Iran pendant le règne de Reza Chah et du Chah, les mouvements de gauche sont nés sous des dictatures répressives.
Une question déconcertante se pose alors : « Comment peut-on expliquer l’absence de la gauche dans l’Iran révolutionnaire ? »
- Shahir Shahidsaless est un analyste politique et journaliste indépendant irano-canadien qui écrit sur les affaires intérieures et étrangères de l’Iran, le Moyen-Orient et la politique étrangère américaine dans la région. Il est coauteur de l’ouvrage Iran and the United States : An Insider’s View on the Failed Past and the Road to Peace. Il contribue à plusieurs sites consacrés au Moyen-Orient ainsi qu’au Huffington Post. Il écrit également de façon régulière pour BBC Persian.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des centaines de milliers de personnes sont rassemblées à Téhéran pour acclamer le cortège du leader de l’opposition iranien et fondateur de la République islamique d’Iran, l’ayatollah Rouhollah Khomeini, à son retour d’exil le 1er février 1979 alors que l’insurrection contre le régime du Chah s’étend à travers tout le pays (AFP).
Traduit de l’anglais (original).
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