Au Maroc, les femmes amazighes se battent pour leur place au sein de la société
« Depuis la proclamation de l’indépendance, tous les gouvernements ont partagé une vision commune : le Maroc est un pays arabophone dont la population est uniquement composée d’Arabes et dont l’unique religion est l’Islam. Nous avons donc été contraints d’apprendre une langue qui nous était totalement étrangère », explique Amina Zioual, présidente du groupe militant marocain La Voix de La Femme Amazighe.
Ses activités la mènent aux confins du Maroc, dans les hauteurs de l’Atlas et du Rif, au nord et au centre du pays. Elle sensibilise le monde au mode de vie rural et au mode de pensée des femmes amazighes, également connues sous le nom de femmes berbères, un terme jugé péjoratif par la majorité des Amazighs, ethnie originelle de l’Afrique du Nord. Ces femmes vivent en petites communautés dans certaines des vallées les plus hostiles du pays, où la chaleur est écrasante en été tandis qu’un manteau de neige recouvre souvent le sol en hiver.
D’après certaines estimations, 27 % de la population marocaine aurait pour langue maternelle l’un des trois dialectes de la langue amazighe (tarifit, tamazight et tachelhit), une langue qui n’est pas sans lien avec d’autres dialectes berbères d’Afrique du Nord et du Sahel et qui repose sur un alphabet totalement unique, le tifinagh, qui n’a été officiellement reconnu que très récemment. Au Maroc, quasiment tous les enseignements scolaires sont dispensés, pour des raisons historiques, en arabe dialectal marocain (Darija) ou en français, à l’instar des institutions administratives et gouvernementales officielles qui utilisent elles aussi ces deux langues.
Arabe et tamazight : deux langues, deux destins
Dans un petit village du Moyen Atlas, au cœur d’une vallée asséchée non loin de la ville de Khémisset, la vie de Maimouna Hassan a été déterminée par le simple fait qu’elle ne parlait que tamazight. Cette femme de 57 ans vit, depuis son mariage, dans un appartement de deux pièces à peine meublé qui se trouve dans un bâtiment en béton situé à flanc de coteau. « Je ne parle pas arabe. Si je savais parler cette langue, je serais partie vivre en ville et j’aurais fait quelque chose de ma vie, mais ce n’est pas le cas alors je suis restée ici. Je suis même incapable de dire ce qui est écrit dans le Coran comme je ne sais pas lire l’arabe. »
Certains militants, comme Amina Zioual, luttent pour mettre fin à la marginalisation de ces femmes. « Celles qui, parmi nous, ont grandi en parlant tamazight savaient qu’à moins d’abandonner leur langue maternelle et d’apprendre une langue qui était soi-disant "supérieure" à la leur, en l’occurrence l’arabe, elles ne pourraient jamais atteindre les échelons les plus élevés de la société. »
Les disparités historiques qui existent entre l’arabe et le tamazight remontent à des temps anciens dans l’histoire du Maroc. On pense que les premiers Amazighs étaient en réalité soit chrétiens soit païens, mais un grand nombre d’entre eux se sont convertis à l’Islam à partir du 7e siècle, au moment de l’arrivée, en Afrique du Nord, d’Arabes musulmans venus du Moyen-Orient. Le pays a ensuite connu plus d’un siècle de mariages mixtes et de mélanges entre les groupes, et vu la langue des Amazighs influencer fortement l’Arabe marocain.
La disparition progressive du tamazight
Bien qu’il soit aujourd’hui impossible de parler d’ethnies différentes, certaines oppositions entre les groupes ont refait surface au début du 20e siècle, durant le protectorat colonial français. À cette époque, plusieurs familles amazighes occupaient des postes importants et certains enfants amazighs bénéficiaient d’une éducation à la française.
Mais, au moment de la déclaration d’indépendance du Maroc, les nationalistes arabes ont pris le dessus et le sultan arabophone de la dynastie alaouite, Mohammed V, est devenu le premier roi du Maroc en 1956.
Son autorité religieuse, qu’il tenait de sa filiation alléguée avec le Prophète Mahomet, lui a permis d’unifier un Maroc nouvellement indépendant, et l’arabe, c’est-à-dire la langue de l’Islam, s’est imposée. Pendant le règne du deuxième roi du Maroc, Hassan II, un certain nombre de soulèvements contre l’État ont eu lieu au cœur du Haut Atlas, terre des Amazighs ; une situation qui a finalement débouché sur l’interdiction de parler tamazight dans les espaces publics, ainsi que l’interdiction de donner un prénom amazigh aux nouveau-nés.
La reconnaissance du tamazight comme langue officielle… un jour peut-être
Même si le début de l’indépendance a été marqué par une période difficile, ce n’est qu’en 2011 que cet équilibre a été véritablement rompu, lorsque le Maroc a connu son propre Printemps arabe, également connu sous le nom de « Mouvement du 20 février ». Face à la pression de la rue, le roi Mohammed VI a œuvré pour l’adoption d’une nouvelle constitution prévoyant notamment, pour la première fois, de reconnaître le tamazight comme l’une des langues officielles du pays. La proposition de loi a été largement saluée par les groupes de militants, mais ils restent déçus par la lenteur de l’adoption du texte.
« Cette première étape a été un franc succès. En fait, il ne pouvait pas en être autrement car le peuple amazigh en a marre d’attendre », précise Hha Oudadess, membre éminent de la communauté amazighe et autrefois professeur de mathématiques à Rabat. « Mais elle était censée s’achever en cinq ans et nous avons déjà dépassé ce délai. Il est temps de mettre la loi en application. »
D’après la constitution, un certain délai s’imposait au Parlement actuel pour promulguer une loi constitutionnelle ou « organique » permettant de définir le processus d’officialisation du tamazight. Bien qu’un projet de loi ait été rédigé par le gouvernement, le temps commence à manquer pour le faire approuver par le Conseil des ministres, présidé par le roi, avant les élections législatives marocaines prévues le 7 octobre.
MEE est parvenu à entrer en contact avec Mustapha El Khalfi, ministre marocain de la Communication, afin d’entendre ses commentaires mais aucune suite n’a, pour l’heure, été donnée. Il avait toutefois affirmé en juin 2016 que la loi serait adoptée avant la fin du mandat parlementaire actuel. « La loi est prête et sera présentée au Conseil du gouvernement dès que possible. »
Même s’il est toujours possible de faire voter la loi avant le 7 octobre, certains militants se déclarent en faveur d’un nouveau report permettant de s’assurer que la loi est aussi complète que possible. Ils se plaignent de l’absence de consultation de la société civile et dénoncent l’insuffisance des détails donnés quant au processus d’officialisation du tamazight dans la version actuelle du projet de loi.
« Nous voulons savoir combien de temps cela prendra pour former les professeurs à l’enseignement du tamazight. Nous voulons savoir quelle part des médias nationaux proposera des programmes en langue amazighe. Sans cela, nous n’avons aucune garantie et il se révélera impossible de mettre cette loi en application », s’offusque Meryem Demnati, vice-secrétaire général de l'Observatoire amazigh des droits et libertés.
La place des Amazighs dans la société moderne
La question qui se pose ici n’est pas simplement celle de la langue. D’autres questions, bien plus larges, se posent également concernant la place des Amazighs dans la société moderne. Même si la majorité de la population marocaine est le fruit d’une certaine mixité culturelle, ces petits villages situés dans le Rif et le Haut Atlas rassemblent la majorité des personnes de langue maternelle amazighe. Dans ces régions, les routes, les écoles et les hôpitaux sont encore peu nombreux. Bien que d’importants progrès aient été faits au cours de ces 20 dernières années afin de relier ces villages au reste du pays, de leur fournir l’électricité et les services nécessaires, et d’améliorer le réseau routier, de nombreuses femmes amazighes ne savent pas aujourd’hui lire et écrire.
Le taux d’analphabétisation parmi les femmes marocaines vivant en zone rurale s’élève à 41,9 %. Comme en atteste l’expérience de Maimouna Hassan, ceci n’est pas sans conséquence sur la capacité d’un grand nombre de femmes amazighes à trouver un emploi et à s’intégrer dans la société marocaine au sens large. « Notre marginalisation et notre situation économique sont liées à notre identité d’Amazighes », souligne Amina Zioual. « Si les femmes amazighes avaient reçu une éducation adéquate dans leur langue maternelle, elles seraient capables de trouver un emploi et d’améliorer leur santé et celle de leurs enfants. »
Tandis que le Maroc se prépare pour des élections législatives majeures, qui devraient voir le Parti de la justice et du développement (PJD), c’est-à-dire le parti islamiste modéré au pouvoir, faire face au Parti authenticité et modernité (PAM) de mouvance laïque, il semble peu probable que le gouvernement dispose de la volonté politique nécessaire et du temps suffisant pour voter cette loi constitutionnelle, ainsi qu’un certain nombre d’autres lois annoncées en 2011, avant le 7 octobre.
Il convient cependant de ne pas dénigrer les avancées récentes au Maroc : certains établissements scolaires dispensent aujourd’hui des enseignements en tamazight et le projet de loi est en passe d’être voté. Nous pouvons donc espérer que ce ne soit qu’une question de temps avant que la langue amazighe obtienne la place qui lui revient, aux côtés de l’arabe, comme langue officielle du pays.
Traduit de l'anglais (original).
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