Hasankeyf, la ville de 12 000 ans que la Turquie veut engloutir
HASANKEYF, Turquie – Sur les rives du majestueux Tigre, la foudre scintille, emplissant la vallée d’une vive lueur blanche. Pendant une seconde, les rangées de petites maisons rectangulaires en pierre qui parsèment les rives s’illuminent, puis les collines retombent dans l’obscurité.
Voici Hasankeyf. On y élit domicile depuis 12 000 ans. Des grottes dont disséminées dans les collines verdoyantes, où les preuves d’habitation humaine remontent au Néolithique. Les Romains s’en servaient comme d’un bastion militaire. Constantin le Grand avait fait fortifier la ville avant qu’elle ne devienne l’évêché byzantin de Cephe. La dynastie turkmène des Artukides et la dynastie kurde des Ayyoubides ont renommé la ville Hisn Kayfa et développé une capitale islamique médiévale dont les traces persistent. Aujourd’hui, les hauts minarets des deux mosquées les plus importantes se dressent comme des sentinelles face à la route de la soie à l’horizon, dessinant une courbe vers le fascinant fleuve.
Tout cela disparaîtra si les autorités ont le champ libre. On estime qu’en 2019, 80 % des ruines et de la ville de Hasankeyf seront englouties par 10,4 milliards de mètres cubes d’eau retenus par le barrage d’Ilısu. Le projet de construction controversé – financé par des banques turques après le retrait du financement de pays de l’UE – est en cours sur le Tigre depuis 2006.
Les autorités affirment que le barrage, qui fait partie du Projet d’Anatolie du Sud-Est (GAP) rassemblant plusieurs milliards de dollars, générera de l’électricité et enrichira la région, l’une des plus pauvres de Turquie. Les habitants locaux seront relogés et les monuments médiévaux qui attirent les touristes seront déplacés.
Mais les habitants, très fiers de la vieille Hasankeyf et des communautés qu’elle représente, sont loin d’être heureux.
« Mon grand-père et ma grand-mère ont vécu 55 ans dans une grotte, 45 ans dans la ville et sont morts le même jour », raconte Ozzy, un habitant d’Hasankeyf farouchement opposé au projet de barrage. « Qu’en est-il de leur héritage ? Il sera inondé. »
Ercan, qui n’a pas souhaité donner son nom complet pour parler ouvertement du barrage, est propriétaire d’un commerce dans le centre d’Hasankeyf. Il partage cet avis : « Je suis jeune, je peux partir dans une nouvelle ville et apprendre de nouvelles choses. Mais pour les personnes âgées vivant ici, ce n’est pas aussi facile. Et je suis ici chez moi. Sept générations de ma famille ont vécu à Hasankeyf. »
Une communauté déplacée
Le Tigre est clairement au centre de la vie à Hasankeyf. Par une journée ensoleillée d’avril, les filets de pêche projettent des ombres sur la surface du fleuve. Des groupes d’adolescents s’y baignent. Des pique-niques élaborés sont préparés sur les rives du fleuve, tandis que de la fumée émane d’un barbecue disposé sur un tapis.
Une fois que les autocars de touristes sont partis à la fin de la journée, l’ambiance est silencieuse. Les habitants sont assis dans la pénombre, dans des cafés qui jonchent une route poussiéreuse. Ils ont clairement conscience que leurs maisons finiront inondées.
Hasankeyf est un rare exemple d’urbanisme islamique médiéval pré-ottoman en Turquie : elle comporte une forteresse, des jardins extérieurs et un centre pour les marchands. Les routes de l’époque seldjoukide côtoient le vieux pont artukide du XIIe siècle qui enjambait le Tigre.
Parmi les sites majeurs à risque figurent deux lieux de culte saisissants : la mosquée al-Rizk, construite par les Ayyoubides en 1409, et la mosquée du sultan Süleyman, de deux ans sa cadette. En les observant de près, on peut admirer un pavage élaboré et des calligraphies coufiques.
Sur la rive opposée, le tombeau de Zeynel Bey, qui arbore une décoration faite de carreaux turquoise et de briques rouges, est l’unique exemple d’architecture timouride en Turquie. Le tombeau, qui se dresse face à un fond de falaises de couleur miel et de coquelicots, semble malheureusement délabré.
Hasankeyf remplit neuf des dix critères nécessaires à son classement au patrimoine mondial de l’UNESCO. Mais les détracteurs accusent le gouvernement turc de faire preuve d’une apathie cynique au sujet de l’application de ce statut, dans la mesure où la protection du site entraverait les ambitions industrielles qui entourent le barrage.
Dans un récent article pour le Centre for Policy and Research on Turkey, Harriet Fildes a écrit que la montée de 60 mètres du niveau de l’eau impliquerait « une destruction systématique de la valeur culturelle et historique de cette ville ancienne ainsi que des populations qui y vivent ».
En mars, Hasankeyf a été désigné parmi les sites patrimoniaux les plus menacés d’Europe par Europa Nostra, une organisation culturelle de premier plan qui a indiqué qu’il n’y avait « pas de programme reconnu à l’échelle internationale » pour le déplacement et la protection des monuments de la ville.
On pense également que de nombreux trésors des époques romaine et byzantine, entre autres trésors de l’ère pré-ottomane, notamment des bustes et des pièces de monnaie, se cachent sur les flancs des falaises voisines d’Hasankeyf. Les habitants affirment, pas tout à fait sur le ton de la plaisanterie, qu’il faudrait 500 ans pour découvrir tout ce qui se rapporte à ses 10 000 ans d’histoire.
En mai, lors d’un colloque organisé à Hasankeyf, des interlocuteurs du groupe de travail local ont déclaré que le patrimoine naturel et culturel subirait « des pertes graves et substantielles » si la construction du barrage était achevée comme prévu.
Le grand déménagement
Les principaux monuments d’Hasankeyf seront sauvés, tout comme les moyens de subsistance des habitants, assure le gouvernement. Un musée en plein air regroupant les attractions historiques les plus importantes – démontées pièce par pièce puis reconstruites – ouvrira sur les collines de la rive opposée.
On évoque également des projets d’excursions en bateau à la citadelle, qui, juchée sur la falaise, deviendrait une île dans le futur réservoir.
« Des archéologues et des chercheurs de Turquie et de plusieurs autres pays travaillent sur un projet afin de fouiller, enregistrer et préserver autant que possible », a déclaré le ministère des Affaires étrangères dans une déclaration laconique sur le sujet.
Pourtant, ces projets n’impressionnent pas les personnes qui vivent à Hasankeyf. D’après un habitant local travaillant dans l’industrie du tourisme, le gouvernement a dépensé 55 millions de livres turques pour renforcer les monuments en vue de leur déplacement, mais les nouveaux points d’intérêt n’attireront pas les visiteurs.
« OK, ils prévoient donc de déplacer quatre ou cinq monuments – les deux minarets, le tombeau de Zeynel Bey – vers la nouvelle Hasankeyf. Mais tout cela sera faux. C’est comme une fleur : si vous la cueillez, elle n’est plus réelle. »
Les projets de tourisme sous-marin autour des poutres de l’ancien pont ont provoqué son hilarité. « Comment feront-ils cela ? L’eau n’est pas propre ici. C’est une plaisanterie. »
Lors du colloque, les intervenants ont cité un exemple précédent d’implantation humaine sacrifiée. Halfeti, à 110 km de la ville de Gaziantep, est partiellement engloutie par le réservoir créé par le barrage de Birecik, achevé en 2000. Les détracteurs ont cependant affirmé que « son esprit et son identité [avaient] été détruits » et que ce projet démontrait à quel point « le progrès culturel et social des communautés humaines [était] plus important que le développement physique ».
Trop fragiles pour être déplacés ?
Les échafaudages visibles autour du pont et du tombeau de Zeynel Bey indiquent que les projets visant à stabiliser et à déplacer le patrimoine d’Hasankeyf sont en cours.
« Mais comment allez-vous emmener le minaret de l’autre côté ?, s’écrie Ercan. Aucun ingénieur n’est capable de faire cela. »
Beaucoup craignent que les monuments ne soient trop fragiles pour être déplacés. Abdulvahap Kusen, maire d’Hasankeyf, a déjà déclaré aux médias locaux qu’il craignait « une incompatibilité potentielle » entre les matériaux de construction du tombeau et le processus de déplacement.
« Les éléments qui subsistent sont très fragiles », selon un rapport du Dr Zeynep Ahunbay et du Dr Özge Balkız consacré à la « valeur universelle exceptionnelle » d’Hasankeyf.
« Ils sont soumis aux intempéries et aux pressions exercées par le tourisme et la construction du barrage. »
Murat Tekin, propriétaire d’une boutique de bouteilles de gaz Aygaz et de chaussures à Hasankeyf, s’exprime au nom de la communauté opposée au barrage.
Assis derrière une petite fenêtre de verre à l’intérieur de sa boutique et entouré de fumée de cigarette, de fils et de boîtes à chaussures, il soupire.
Il se montre cynique au sujet de la restauration actuelle, estimant que celle-ci a pour seul objectif d’effacer Hasankeyf.
Sa famille vit dans la ville depuis des générations, mais il est devenu plus difficile d’y travailler depuis que le barrage d’Ilısu a été évoqué pour la première fois, dans les années 1950.
« Il est de plus en plus difficile de vivre ici. Avant, les gens créaient des bazars touristiques dans les grottes, mais cela est maintenant interdit. »
Selon lui, la fermeture du secteur de la citadelle en 2012 pour des raisons présumées de sécurité était un moyen pour les autorités de dissuader les touristes et d’étayer leur dossier en faveur de l’inondation de la ville. « Si les gens n’ont pas d’argent, ils soutiendront le barrage. »
Des habitations séculaires bientôt perdues
Même si les mosquées et le tombeau de Zeynel Bey sont sauvés, l’architecture vernaculaire sera engloutie. Le patrimoine culturel formé par les habitations actuelles et anciennes est le plus menacé.
Selon les opposants, le barrage d’Ilısu déplacera jusqu’à 80 000 personnes dans une région majoritairement kurde, bien que le gouvernement souligne que la région abrite « différentes origines ethniques ».
Les jeunes femmes kurdes de la ville, abattues, s’estiment mal informées. « C’est ici que vit le peuple kurde », affirment-elles en montrant les maisons construites sur le flanc de falaise. « Nous ne savons pas ce qui se passe, ni quand cela se produira si tout cela doit vraiment finir sous l’eau. »
La nouvelle Hasankeyf
C’est sur les vertes collines ondulées de la rive opposée que se trouvent les parpaings de la nouvelle Hasankeyf. C’est là que le gouvernement souhaite réinstaller les habitants, avec une vue imprenable sur leurs anciennes habitations.
L’endroit comporte des appartements, l’ossature d’un hôpital, un terrain de football, une mosquée et une superbe salle de conférences. Cette dernière semble bien éloignée des besoins quotidiens de la population locale, et les habitants affirment qu’ils resteront aussi longtemps que possible dans l’Hasankeyf originelle.
« Les habitants d’Hasankeyf resteront dans la vieille ville aussi longtemps que possible – quatre ou cinq ans – car ils ne veulent pas venir ici, explique Murat Tekin. Mais le gouvernement veut qu’ils déménagent dès que tout cela sera prêt – dans deux ans environ. »
Le gouvernement veut que les habitants de la vieille ville d’Hasankeyf déménagent dans une nouvelle colonie en cours de construction sur la rive opposée du Tigre, mais les habitants locaux affirment que le prix des maisons est au-dessus de leurs moyens (MEE/Lizzie Porter)
Toutefois, alors que les maisons des habitants de la vieille ville sont achetées pour environ 80 000 livres turques, un appartement neuf de l’autre côté du fleuve en coûtera 175 000. De nombreux habitants sont ainsi livrés à un avenir incertain dans la mesure où le gouvernement ne fournira pas de logements et ne couvrira pas la différence de coût.
Pour compenser, des prêts ainsi que des formules de paiement échelonnées ou « sans versement au cours des cinq premières années » sont mis à la disposition des familles qui achètent dans la nouvelle Hasankeyf. Bien que le gouvernement insiste sur le fait qu’il fournit « un vaste programme de réinstallation et de compensation », aucun habitant ne semblait vraiment savoir ce qu’il était en droit d’obtenir ou ce à quoi il pouvait s’attendre.
Les habitants plus jeunes et ceux qui ne peuvent pas acquérir une des nouvelles maisons devraient partir vers des villes telles que Batman et Diyarbakır – même si cette dernière vient d’être partiellement détruite par la dernière salve de violence entre l’État et le PKK.
Des chemins de terre sont tracés là où les routes de la nouvelle ville seront goudronnées, tandis que des réverbères éteints se dressent des deux côtés. Cette ville, qui ressemble à une ville fantôme, attend encore d’être habitée. « Oui, c’est la ville de Casper le fantôme », plaisante Tekin.
Dans la vieille Hasankeyf, l’orage s’est dissipé le lendemain matin. Le soleil brille sur les minarets aux couleurs de rouille et de miel, du moins pour l’instant.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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