Lauréate du prix Pulitzer, cette pièce de théâtre divise les États-Unis
En septembre 2001, alors que le World Trade Center n’était plus qu’un tas de débris incandescents, le président américain de l’époque, George W. Bush, a soulevé une question qui brûlait, selon lui, les lèvres d’un grand nombre d’Américains : « Pourquoi nous détestent-ils ? »
Depuis ce jour, cette question a été posée à de nombreuses reprises mais rares sont ceux qui ont su lui apporter une réponse satisfaisante. Le désir d’expliquer l’inexplicable, voilà ce qui pourrait faire, du moins en partie, le succès remarquable de Disgraced, la pièce de théâtre du dramaturge pakistano-américain Ayad Akhtar.
Lauréate du Prix Pulitzer en 2013, elle a été jouée aux quatre coins des États-Unis, notamment à New York, Chicago et Los Angeles. D’après le Theatre Communications Group, il s’agit de la pièce la plus mise en scène au cours de la saison 2015-2016. Une réputation qui n’appartient en rien au passé puisqu’une nouvelle mise en scène doit être présentée au public de Princeton, dans le New Jersey, depuis le 11 octobre.
Il est rare qu’un dramaturge de couleur affiche une telle réussite. La pièce, qui se compose d’un seul acte et raconte l’histoire d’Amir Kapoor, un célèbre avocat aux prises avec ses racines musulmanes, a massivement attiré les spectateurs américains traditionnels, c’est-à-dire quinquagénaires, blancs et fortunés.
« La descente aux enfers d’Amir Kapoor s’explique notamment par le fait qu’il ne vit pas en paix avec ses propres origines. Par le fait qu’il fuit ce qu’il est mais ne parvient pas à devenir véritablement quelqu’un d’autre. »
- Marcela Lorca, directrice du théâtre
Beaucoup de spectateurs se déplacent simplement pour assister à une pièce de théâtre dynamique de 90 minutes, dépeignant le style de vie à Manhattan d’un avocat au tempérament de feu spécialisé en droit des entreprises, et de sa femme-trophée, Emily, une artiste blanche, qui finissent par se déchirer de manière spectaculaire.
Ils posent également, de manière implicite, une question qui fait débat aux États-Unis depuis le 11 septembre : les musulmans peuvent-ils accepter le pluralisme démocratique ? Ou bien sont-ils tout simplement formatés pour être misogynes, antisémites et naturellement enclins à recourir à la violence pour lutter contre la modernité ?
« Il a le profil classique du héros, une situation confortable à tout point de vue et l’envie de conquérir le monde, mais au fur et à mesure que la pièce se dénoue, tout son monde s’écroule à l’image d’un personnage de tragédie grecque », a ainsi déclaré à Middle East Eye Marcela Lorca qui a dirigé la mise en scène présentée au Guthrie Theater de Minneapolis.
« Sa descente aux enfers s’explique notamment par le fait qu’il ne vit pas en paix avec ses propres origines. Par le fait qu’il fuit ce qu’il est mais ne parvient pas à devenir véritablement quelqu’un d’autre. Par le fait qu’il cherche à cacher sa personnalité mais se retrouve finalement pris à son propre piège, ce qui le détruit. »
Une querelle sur fond de soirée arrosée autour des thèmes de l’origine ethnique, de la religion et de la politique
Dans la pièce, Amir a rejeté son héritage musulman afin de faire carrière dans un milieu où les juifs sont largement majoritaires. À la demande de son neveu, il se présente de manière non officielle devant un tribunal pour défendre un imam local accusé, probablement à tort, et incarcéré pour financement de terrorisme.
Mais sa présence est remarquée par le New York Times, qui soulève alors la question de l’appartenance politique d’Amir. La pièce se déroule à l’occasion d’un dîner avec Isaac, un juif conservateur d’art, et Jory, sa femme afro-américaine.
La soirée dégénère en querelle sur fond de soirée arrosée autour des thèmes de l’origine ethnique, de la religion et de la politique dans l’Amérique contemporaine. La lumière est souvent mise sur Amir, qui qualifie son éducation musulmane de « rétrograde » et le Coran de « long livre de propagande haineuse à l’égard de l’humanité ».
Il retire toutefois en parallèle une once de fierté du fait de l’effondrement des Tours jumelles car c’est pour lui le signe que « nous étions finalement en train de gagner », explique-t-il. Ce qui était initialement un simple débat passionné se transforme en véritable scène de violence lorsqu’Amir s’en prend à Emily, entraînant leur séparation. Ainsi commence sa chute aux enfers.
Les critiques ont adoré. Bloomberg l’a décrite comme un « baril de politiques identitaires prêt à exploser ». Variety a salué un « drame social cinglant portant sur les préjugés raciaux ». Le Seattle Times a promis une « bombe théâtrale qui ne laisse personne indemne ».
La pièce est tombée à point nommé. Bien qu’elle fasse écho aux attaques de New York et Washington en 2001, elle s’inscrit parfaitement dans le cadre de la montée actuelle de l’État islamique et des attaques terroristes à Paris, Orlando et San Bernardino, en Californie.
Alors que le candidat républicain à la présidentielle, Donald Trump, appelait à interdire l’arrivée des immigrés musulmans sur le territoire américain, les nationalistes d’extrême-droite gagnaient du terrain en Europe ; dans le même temps, un grand nombre de réfugiés affluaient de Syrie, de Somalie et d’autres États à forte population musulmane.
Lors d’une allocution en novembre 2015, Trump a affirmé que les Musulmans dans le New Jersey étaient « fous de joie » à l’idée de célébrer l’anniversaire du 11 septembre, une déclaration qui n’est pas sans rappeler le plaisir coupable ressenti par Amir lorsqu’il voit les tours s’effondrer.
Bhavesh Patel, 36 ans, qui a joué le rôle d’Amir au Guthrie Theater, fait preuve de beaucoup d’enthousiasme à l’égard de la pièce, notamment parce qu’elle laisse leur chance à des acteurs originaires d’Asie du Sud, qui « ne décrochent en général pas de rôle ayant un tel niveau de complexité, à moins de jouer le rôle d’un terroriste » a-t-il avoué à MEE.
Un dramaturge accusé de trahir ses principes
Mais tous les commentaires ne se sont pas révélés aussi positifs.
Ayad Akhtar, le dramaturge, qui a également écrit le roman American Dervish, évoque la réaction virulente des musulmans. Un groupe de mères pakistano-américaines lui a même dit qu’elles sont allées voir la pièce dans ce but : « nous avons besoin de comprendre ce que nous devons faire pour que nos enfants ne deviennent pas comme vous », a-t-il révélé à Newsweek.
Mais les critiques à l’encontre d’Ayad Akhtar et de sa pièce n’émanent pas seulement d’Américains musulmans qui se sentent trahis. Ashraf Hasham, qui travaille pour le théâtre de Seattle, salue la volonté de s’attaquer à des tabous, mais reproche au dramaturge de « trahir ses principes » et de « céder aux caprices » du public de couleur blanche et des comités d’attribution de prix.
Après avoir expliqué qu’Amir souhaitait cacher ses origines à ses collègues, Ayad Akhtar détruit son protagoniste en le montrant en train de cracher sur son invité juif, de s’en prendre à sa propre femme et d’aduler les pirates de l’air du 11 septembre, s’est ainsi offusqué Ashraf Hasham.
« Pourquoi aller sur ces trois pentes glissantes en même temps ? », voilà la question soulevée par Hasham à MEE. « L’idée qu’il insinue est que tous les musulmans ayant grandi aux États-Unis sont des animaux qui battent encore leur femme et pensent que les juifs méritent seulement qu’on leur crache dessus, ou ce genre de choses. C’est un message que moi-même, mais également tous les autres spectateurs de la pièce, nous avons compris. »
Ashraf Hasham se souvient d’un spectateur qu’il a entendu par hasard après une représentation à Seattle ; celui-ci suggérait qu’outre les questions qu’elle soulevait, la pièce alimentait les stéréotypes. « Ces personnes ont simplement été élevées de cette manière, elles n’y peuvent rien », avait-il apparemment déploré.
Patel, l’acteur, rencontre lui aussi des difficultés dans l’univers du théâtre anglo-américain. Les amateurs de théâtre, essentiellement blancs, pensent certainement : « Regardez-moi, je reste moi-même, je suis intelligent, je vais voir une pièce dont l’acteur principal est un homme de couleur et cela ne me dérange pas », a-t-il dit à MEE.
« Je ne suis pas blanc, ni d’âge mûr, mais je suis sûr que c’est quelque chose qui peut sembler sexy, attirant ou valorisant. Vous cochez cette case. »
Mais il ajoute aussi que la pièce trace le portrait complexe d’un seul personnage, ce n’est en rien une attaque contre les quelque 3,3 millions d’Américains musulmans ; une communauté diversifiée, composée notamment de fidèles originaires de nations à forte population noire et d’immigrants du Moyen-Orient.
La leçon à retenir : ne jamais sous-estimer le public
Patel a pris part à une discussion organisée suite à l’une des représentations entre les acteurs, le public et les représentants d’une organisation musulmane locale ; une initiative déjà connue aux États-Unis qui permet au public de s’exprimer sur une pièce de théâtre qui invite à la réflexion.
Marcela Lorca a indiqué que les échanges s’étaient bien passés. « Je dois avouer que j’avais quelques appréhensions concernant les commentaires qui allaient être faits, mais j’ai appris qu’il ne faut jamais sous-estimer le public. Les spectateurs ont saisi toute la complexité du personnage, et ils ont compris ce qu’il traverse », a-t-elle expliqué à MEE.
« Cette pièce raconte l’histoire d’un personnage qui fait une expérience difficile : perdre sa religion, sa communauté, mais se sentir toujours connecté à ce passé et à ces personnes. »
- Ayad Akhtar, dramaturge
« Les spectateurs ressentaient une empathie incroyable pour son personnage, mais ils ont également exprimé des points de vue contemporains sur la politique, l’origine ethnique, l’immigration, l’alcoolisme, les violences conjugales. Tous ces sujets ont été évoqués avec intelligence et largeur d’esprit. »
Comme toute pièce qui se respecte, Disgraced ouvre la porte à de multiples interprétations. Amir est-il réduit aux stéréotypes les plus vils qu’il tient de son éducation, ou incarne-t-il la lutte des immigrants de tous bords afin de faire reconnaître leur droit de vivre sur le territoire américain ? Cette question divise aujourd’hui encore.
C’est là que se fait toute la différence entre les fans, tels que Marcela Lorca, et les critiques, tels que Ashraf Hasham. Même si Ayad Akhtar a reçu d’innombrables réactions face à la déchéance de son personnage, il apporte lui-même une réponse à ce dilemme.
« Cette pièce raconte l’histoire d’un personnage qui fait une expérience difficile : perdre sa religion, sa communauté, mais se sentir toujours connecté à ce passé et à ces personnes. Ressentir un amour profond pour ce passé mais avoir l’impression de ne pas en faire partie », Ayad Akhtar a-t-il déclaré à Newsweek. « Voilà l’histoire que j’ai voulu raconter. »
Traduit de l'anglais (original).
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