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L’inévitable confrontation entre la Turquie et les Kurdes syriens

Des questions entourent la soudaine avancée de la Turquie – et son retrait – sur une ville contrôlée par les Kurdes dans le nord de la Syrie. Mais d’autres affrontements sont presque certains

Dans un revirement soudain le 19 octobre, l’opération turque « Bouclier de l’Euphrate » s’est reportée sur la ville de Tal Rifaat, dans le nord d’Alep, contrôlée par les Forces démocratiques syriennes (FDS) dirigées par les Kurdes, au lieu de suivre le plan initial consistant à reprendre la ville d’al-Bab au groupe État islamique.

Tant qu’il n’y aura pas d’accord solide entre la Turquie et les Kurdes syriens sur la façon de coexister, une confrontation militaire est inévitable

L’offensive a fait des dizaines de victimes alors que des avions de combat et l’artillerie turcs ont tiré sur des cibles kurdes. Cette attaque a ensuite été suspendue le 24 octobre revenant à l’objectif initial de s’emparer d’al-Bab.

Bien que des affrontements militaires entre la Turquie et les Kurdes syriens soient attendus, les raisons exactes de ces revirements soudains restent largement incertaines.

Alliances et inimitiés

L’offensive menée par une coalition de groupes rebelles syriens soutenus par les troupes turques, a été lancée le 24 août pour prendre la ville frontalière de Jarablus et entraver tant les FDS que l’EI dans le nord de la Syrie.

La Turquie craint que les progrès réalisés par les combattants kurdes syriens n’enhardissent les militants kurdes dans sa propre région sud-est, où elle lutte depuis trente ans contre une insurrection dirigée par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

Les soldats turcs tirent avec un char M60 modernisé, pendant les combats aux côtés des membres de l’Armée syrienne libre contre des combattants du groupe État islamique (EI) au nord d’Alep, le 24 octobre (AFP)

Les intentions claires des FDS concernant la poursuite de leur avancée militaire pour relier le canton occidental sous contrôle kurde d’Afrine au Rojava (le nom donné par les Kurdes syriens aux zones situées dans le nord de la Syrie dont ils ont pris le contrôle depuis le début de la guerre) ont joué un rôle crucial dans le fait de pousser la Turquie à lancer sa première opération militaire sur le sol syrien.

Les responsables turcs insistent sur le fait que les forces kurdes doivent se retirer immédiatement à l’est de l’Euphrate ou faire face à d’autres attaques de troupes turques.

Pendant ce temps, les États-Unis soutiennent à la fois les FDS et la coalition turque, illustrant les failles dans la politique américaine concernant la Syrie, ainsi que la complexité des alliances et des inimitiés dans le pays, où la plupart des alliés de l’Amérique se battent entre eux.

L’étincelle

La tension et la concurrence sur le territoire ont déjà conduit à des affrontements militaires entre les groupes soutenus par la Turquie et les FDS dans le nord de la Syrie.

Le 27 août, les rebelles syriens ont annoncé qu’ils avaient repris plusieurs villages au sud de Jarablus à l’EI et aux FDS, ce qui aurait entraîné la mort de cinq combattants kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), ainsi que d’un membre de l’Asayesh, les forces de sécurité interne kurdes.

La plus récente offensive de la Turquie, à la différence des précédents affrontements, n’était pas uniquement une course pour prendre des zones à l’EI. L’objectif était aussi clairement de prendre la ville révolutionnaire symbolique de Tal Rifaat aux FDS, qui l’avaient arrachée à des groupes rebelles à la mi-février 2016.

Fait important, cette escalade pourrait conduire à une confrontation tous azimuts entre la Turquie et ses alliés rebelles contre les FDS.

L’armée turque a publié une déclaration se vantant d’avoir bombardé des cibles dans trois villages récemment pris par les FDS à l’EI tout en avançant vers l’est, vers al-Bab, le dernier bastion de l’EI dans la campagne d’Alep.

De même, Mohammed Balkash, le chef militaire de Liwaa Ahrar Souria qui participe à la coalition turque, a confirmé que les combats ont commencé après la prise de ces villages par les FDS. « Libérer Tal Rifaat était initialement prévu comme un objectif à long terme de l’offensive actuelle, tandis que la libération d’al-Bab était la cible immédiate », a-t-il indiqué.

« Cependant, les FDS ont profité des rapides défaites de l’EI et se sont emparés un certain nombre de villages que nous étions sur le point de prendre et des combats ont ainsi éclaté entre nous. En réaction, une réunion d’urgence a été organisée au sein de l’opération Bouclier de l’Euphrate, ce qui a donné lieu à la décision de reprendre, plus tôt que prévu, Tal Rifaat et les autres villes précédemment arrachées par les FDS [aux autres rebelles]. »

Les responsables kurdes ont cependant nié que l’offensive était le résultat d’affrontements avec la coalition turque. Ilham Ahmed, un haut responsable kurde syrien, a affirmé que la Turquie profitait du fait que l’attention des États-Unis était concentrée sur ses propres élections présidentielles pour repousser les Kurdes et progresser dans le nord de la Syrie.

Nawaf Khalil, ancien porte-parole PYD et directeur du Centre d’études stratégiques du Rojava, a également affirmé que l’offensive de la Turquie était le fruit d’un accord entre la Turquie et la Russie pour affaiblir les forces kurdes syriennes, à la suite d’un récent rapprochement entre Moscou et Ankara. « Il y a eu un accord entre la Russie et la Turquie pour frapper les Kurdes et détruire l’insurrection à Alep », aurait déclaré Khalil.

Le bémol

Mais pourquoi cette fin abrupte et inattendue de l’offensive ?

Ce brusque revirement fait suite à une annonce du président turc le 22 octobre selon laquelle les forces dirigées par la Turquie feraient pression sur la ville d’al-Bab contrôlée par l’EI.

Plusieurs raisons auraient pu conduire, individuellement ou collectivement, à cette décision stratégique. L’attaque dirigée par la Turquie sur les FDS a poussé le régime syrien à menacer de réagir à la violation de l’espace aérien syrien par l’aviation turque et d’abattre les appareils par tous les moyens possibles. Cependant, les attaques se sont poursuivies pendant quelques jours après que cette menace a été formulée, à savoir le 20 octobre.

L’attaque pourrait avoir pris fin suite à un cessez-le-feu négocié par les États-Unis, qui sont associés aux FDS en tant qu’un des principaux partenaires dans la lutte contre l’EI en Syrie. Les responsables kurdes auraient fait pression sur les États-Unis pour réprimer l’offensive turque dirigée contre les FDS, menaçant de suspendre leur participation à la lutte contre l’EI.

Les États-Unis se sont vus « demander de mettre un terme et d’adopter une position claire et directe concernant cette agression turque. Dans le cas contraire, le projet de lutte contre le terrorisme pourrait être retardé ou échouer totalement en Syrie », a déclaré Ahmed, le responsable kurde. Les États-Unis ont été en mesure de négocier un cessez-le-feu entre la Turquie et les FDS, lorsque des affrontements similaires avaient éclaté en août.

Autre raison possible : les groupes rebelles qui combattent dans l’opération dirigée par les Turcs ne disposent pas non plus de suffisamment de combattants pour capturer Tal Rifaat et avancer vers al-Bab en même temps.

« Les groupes de l’ASL soutenant la Turquie ne disposent pas de suffisamment de ressources humaines pour combattre sur plusieurs fronts. Même s’ils avaient été en mesure de s’emparer de Tal Rifaat, ils n’auraient pas pu sécuriser et disposer de ressources suffisantes pour avancer vers al-Bab. Al-Bab est moins problématique et plus important pour leurs objectifs à long terme », a déclaré Mustafa al-Abdullah, un activiste sur les réseaux sociaux dans le nord d’Alep, dans un commentaire via WhatsApp.

Plus tôt cette année, une Kurde syrienne fait le signe de la victoire lors des funérailles des membres des FDS qui sont morts lors d’un assaut contre l’EI à Manbij (AFP)

Enfin, les récentes victoires rapides de l’opération turque et l’attaque actuelle contre l’EI à Mossoul, en Irak, qui inquiète les dirigeants du groupe, peuvent avoir influé sur le fait que l’opération Bouclier de l’Euphrate donne la priorité à al-Bab.

Ainsi, la coalition turque a attaqué les FDS pour envoyer un message prévenant que la force serait utilisée en cas de quelconque tentative d’avancée de Tal Rifaat vers al-Bab pour relier le canton sous contrôle kurde à la région du Rojava.

La fréquence et l’intensité des affrontements semblent prêts à augmenter étant donné que la Turquie et les FDS poursuivent des objectifs similaires dans le nord de la Syrie et entrent en contact le long de lignes de front commun. Cette escalade pourrait conduire à une confrontation tous azimuts entre la Turquie et ses alliés rebelles contre les FDS, ce qui pourrait compliquer davantage le conflit syrien et entraver la guerre contre l’EI.

Tant qu’il n’y aura pas d’accord solide entre la Turquie et les Kurdes syriens sur la façon de coexister, une confrontation militaire entre eux est inévitable.

- Haid Haid est un chroniqueur et chercheur syrien associé à la Chatham House. Il se concentre sur la politique de sécurité, la résolution de conflits et les mouvements kurdes et islamistes. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @HaidHaid22.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Des combattants des forces démocratiques syriennes (FDS) mettent en place un barrage routier à la périphérie de la ville de Manbij, dans le nord de la Syrie, alors contrôlée par le groupe État islamique (EI) le 10 juin tandis qu’ils encerclent la ville coupant ainsi la principale route d’approvisionnement du groupe entre la Syrie et la Turquie (AFP)

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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