Tunisie : critiquées par tous, les réformes éducatives mettent en péril l’année scolaire
TUNIS - Sana, Sirine, Selma et Wala sont toutes élèves au lycée Bourguiba, au centre-ville de Tunis, en classe de deuxième année (équivalent de la seconde), spécialité Sciences. Leur établissement est un lycée pilote accueillant l’élite des élèves. Malgré leur jeune âge, 16 ans, elles disent avoir déjà conscience de la nécessité de changer le système éducatif de leur pays, qui selon elles, « ne répond pas aux besoins ».
« Les classes sont surchargées ! La nôtre, par exemple, accueille 28 élèves », fait savoir Sana à Middle East Eye. Elles se sont donc mises en grève.
Ce mercredi 30 novembre, les syndicats de l’enseignement secondaire et primaire ont appelé à un rassemblement national devant le siège du ministère de l’Éducation et devant le palais du gouvernement. Enseignants et élèves doivent s'y retrouver. Car ces dernières semaines, les lycéens de l’ensemble du pays, à l’instar des quatre jeunes filles, ont déjà suivi plusieurs mouvements de protestation. Des interruptions de cours ont aussi été organisées dans plusieurs établissements du pays.
Lors de la dernière grève, qui s’est tenue la semaine dernière à l’appel du Mouvement des élèves, une organisation née dans la ville de Sfax l’année dernière, les élèves des collèges et lycées du pays, de Bizerte à Kasserine en passant par Tunis, sont descendus dans la rue.
Ils protestent contre les nouvelles réformes introduites par le ministère de l’Éducation. Les professeurs réclament par ailleurs le versement de la prime de la nouvelle rentrée (2016), ainsi que la prime de surveillance des examens et des heures supplémentaires.
« Nous menons cette grève depuis lundi dernier, pour appeler le ministère à réduire les devoirs et la charge d’études », affirment Sana et ses amies en précisant que « les solutions apportées par le ministre, au lendemain des revendications pour revoir les réformes introduites, notamment celles relatives aux devoirs, n'ont rien arrangé. C’est même le contraire qui se produit ».
Une soixantaine d'examens programmés dans l'année scolaire
Ces réformes ont été introduites par le gouvernement pendant l’été pour apporter des modifications au système éducatif mis en place sous l’ancien régime, et notamment en changeant le calendrier des vacances scolaires. Comprendre : jusqu’à l’année dernière, les élèves étudiaient pendant trois trimestres, puis suivaient une semaine d’examens. Avec cette nouvelle réforme, les élèves auront un régime de deux semestres avec un système de contrôle continu, c’est-à-dire environ trois examens chaque semaine. Résultat : une soixantaine d’examens sont programmés durant l’année scolaire.
Ces changements radicaux, qui n’ont pas affecté le contenu des programmes scolaires datant de l’ancien régime, déplaisent à la fois aux élèves et à leurs enseignants.
Les lycéennes rencontrées par MEE se plaignent notamment du rythme de huit heures de cours par jour, à raison de trois jours par semaine, et cinq heures de cours les trois autres jours. Soit au total, 39 heures de classe. « Mes parents me déposent, le matin à 8 h et je rentre chez moi aux alentours de 19 h chaque jour », confie Sana. « Comment voulez-vous que j’étudie alors que je suis tout le temps fatiguée ? Comme je rentre tard, il m’est impossible de réviser le soir à la maison ! ».
« Nos parents sentent notre fatigue et notre incapacité à étudier avec ce rythme, mais ils ne peuvent rien faire », poursuit Selma.
Bras de fer entre syndicat et tutelle
Selon Nadim Hedhli, professeur principal de philosophie dans un lycée de Bizerte (nord), ces réformes empêchent les élèves de se focaliser sur les cours. « Pendant mon cours de philosophie, mes élèves ne sont pas concentrés car ils pensent plutôt à l’examen qu’ils vont faire dans l’après-midi », explique-t-il à MEE. Nadim, qui enseigne en classe de terminale depuis six ans, explique que ces changements causent des malaises et une mauvaise gestion du temps attribué aux cours.
« Avec ce système de contrôle continu, dans ma matière par exemple, je suis obligé de demander à d’autres professeurs de m’accorder une heure de leur emploi du temps quotidien pour organiser un examen, étant donné qu’il me faut trois heures pour l’examen, alors que moi je n’ai que deux heures de cours par semaine par classe. »
Il juge aussi le programme surchargé. Il estime qu’avec cette réforme, il est impossible de terminer le programme scolaire. « Les élèves en deuxième année secondaire Sciences ont un total de quatorze matières à étudier, sans compter les préparations et autres travaux de recherche », se plaint aussi Wala.
Mais pour le ministère, ces réformes sont essentielles pour relever le niveau des bacheliers et revaloriser leur formation. C’est Néji Jelloul, le ministre, qui le dit : « Les compétences acquises par les élèves tunisiens et les performances du système éducatif en Tunisie sont catastrophiques ». L’an dernier, le taux de réussite au Baccalauréat était de l’ordre de 44,88 %.
Deux mois après la rentrée, les élèves se sont donc retrouvés au milieu d’un bras de fer opposant syndicalistes du secteur de l’Éducation et leur ministère.
Pour le syndicat de l’Enseignement secondaire, affilié à l'Union générale tunisienne du travail (UGTT), les décisions prises par Néji Jelloul ont perturbé le travail des commissions de réforme. Les syndicalistes reprochent au ministre ses prises de décision unilatérales et ses diverses interventions dans les médias, où il accuse les professeurs d’inciter les élèves à organiser des grèves. Il met en doute, par ailleurs, le niveau des professeurs et instituteurs, ce qui n’est pas du goût des syndicalistes.
Les élèves demandent quant à eux au ministre de l'Éducation de procéder « étape par étape, mais surtout de nous consulter car nous sommes les premiers concernés », lancent Sana et ses amies.
Le budget de l’Éducation représente 15 % du budget de l’État
À l’intérieur du pays, la colère est la même. Mongi Hamdi est instituteur à Laâyoune, près de Kasserine, à l’ouest du pays. Une commune réputée comme la plus pauvre de la région. Depuis dix-huit ans qu’il fait ce métier, Mongi estime que les problèmes rencontrés au quotidien ont toujours été les mêmes.
« En plus de la surcharge des programmes, les écoliers transportent sur leur dos des cartables trop lourds », relève-t-il. Aussi syndicaliste, il note qu’un quart du corps enseignant depuis la rentrée est composée de remplaçants. Plus de quarante remplaçants ont été placés dans une vingtaine d’établissements d’enseignement primaire à Laâyoune.
Le ministère de l’Éducation n’a en effet procédé à aucun nouveau recrutement d’enseignants, tous paliers confondus, lors de la dernière rentrée scolaire. Pourtant, selon le syndicat, il s'était engagé à recruter 800 suppléants en septembre dernier. Une décision qui, selon eux, n’a pas été respectée.
« Le ministère est déterminé à reporter leur recrutement à janvier 2017 », a affirmé le secrétaire général du Syndicat de l’enseignement secondaire, Lassad Yacoubi. Mais le syndicat refuse et demande leur recrutement immédiat afin d’aider à combler les postes vacants.
« Cette année est la plus catastrophique que je vois depuis le début de ma carrière, confie-t-il à MEE. C’est un échec sans précédent à cause des réformes introduites qui ne répondent pas aux véritables besoins sur le terrain. »
Le budget alloué au secteur de l’Éducation en Tunisie représente 15 % du budget de l’État et a bénéficié d’une augmentation de l’ordre de 200 000 dinars tunisiens (soit 82 000 euros). Mais 96 % de ce budget (un taux donné par le ministre) est consacré au paiement des salaires des enseignants.
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