D’un projet social à une fabrique d’artistes, l’école de cirque Shems’y
La vision a quelque chose d'irréel : à quelques pas des bidonvilles, entre l’océan et une rangée d’immeubles en construction, un chapiteau s’élève sur la corniche. Il s’agit de l'école nationale de cirque marocaine Shems’y (« mon soleil » en arabe), installée à Salé, banlieue dortoir de la capitale Rabat, autrefois connue sous le nom de « République des pirates du Bouregreg », redoutée des marins du XVIIe siècle. C'est dans cette ville historique que naissent, à force de labeur et de créativité, les nouveaux espoirs du cirque marocain.
Un projet associatif dans la banlieue-dortoir
En ce jour de rentrée, le 20 septembre, l’heure est à la préparation physique. Sous les ordres de Jihad Ouakrim, ancien champion de l’équipe nationale de gymnastique et professeur à Shems’y, l’entraînement des 48 apprentis débute. Course à pied, exercices d’échauffement… pas question d’enchaîner les acrobaties à froid. Face à ce qui ressemble à un bataillon de jeunes recrues au service militaire, difficile d’imaginer qu’au départ il s’agissait non pas d’une formation professionnelle, mais d’un projet associatif.
Lancée en 1999 sous l’impulsion de l’Association marocaine d’aide aux enfants en situation précaire (AMESIP), Shems’y s’est installée dans la Kasbah des Gnaouas, un fort vieux de trois siècles. À l’origine, l’initiative visait à sociabiliser les enfants et les jeunes déscolarisés de Salé. « L’AMESIP essayait de mettre en place des centres d’accueil sociaux de proximité dans des quartiers défavorisés. Et la présidente [de l’association] souhaitait permettre à ces enfants d’avoir une ouverture artistique », explique le Français Alain Laëron, directeur de l’école.
Professionnalisation de l’école
Shems’y a toutefois dépassé sa vocation initiale, constatant l’implication des jeunes pris en charge et souhaitant leur proposer un objectif concret, et a mis en place une formation professionnelle en trois à quatre ans, gratuite, avec diplôme reconnu par l’État à la clé. Le lieu est ainsi devenu la première école nationale de cirque du pays, et un vivier de talents pour le cirque contemporain au Maroc.
« Les profils [des élèves] ont un peu évolué, explique Alain Laëron à Middle East Eye. Au début de l'ouverture de l'école nationale, y compris dans le discours des médias, [...] c'était toujours “les enfants de la rue font du cirque”. Maintenant, on parle de l'avenir de ces jeunes et pas de leur histoire passée », explique-t-il.
Avec des élèves plus professionnels, sélectionnés à leur entrée par des épreuves d’acrobatie, de danse, de préparation physique et de création collective et individuelle, l’école a réussi à s’imposer comme une référence dans le pays, mais aussi à l’international, grâce à des diplômés qui peuvent aujourd’hui ambitionner de collaborer avec les plus grandes troupes du Maroc et d’ailleurs.
À tel point que Salé, l’ancienne capitale pirate, cité oubliée malgré son statut de deuxième ville la plus peuplée du Maroc, accueille désormais des jeunes venus de tout le pays uniquement pour le cirque. « Au début je m'entraînais tout seul à la plage. Après j'ai entendu parler du cirque Shems'y par des amis. Je suis venu faire le casting et voilà, je suis entré dans l'école », raconte à MEE Mohammed, 20 ans, originaire de Kenitra et aspirant cordiste en deuxième année de formation.
À Salé, le cirque fait dorénavant partie du paysage. Une biennale, Karacena (« corsaires » en arabe), a lieu tous les deux ans dans la ville. Pendant une semaine, des spectacles sons, lumières et arts du cirque se déroulent dans les lieux les plus improbables de Salé comme le mausolée de Sidi Moussa, le jardin public Ferdaous ou encore la plage faisant face à la Kasbah des Oudayas.
Les habitants, peu habitués à ce que la culture vienne à eux, se sont vite pris au jeu. Il n’est pas rare de voir des passants ou des mères de famille en promenade avec leurs enfants s’arrêter devant le chapiteau pour assister aux entraînements d’un œil curieux et admiratif.
L’école, qui n’a pas oublié sa fibre sociale, propose par ailleurs des cours de cirque gratuits deux après-midi par semaine pour les enfants du quartier, animés par les apprentis, dont la formation inclut également un volet enseignement. « En 1999, à la Kasbah, il y avait trois bidonvilles en face, et à côté il n’y avait pas de route, pas d'électricité, pas d'eau. Depuis, ça a pas mal changé », raconte Alain Laëron.
Une route a été construite en 2011 le long de la rive, l’éclairage public a été installé il y a moins de deux ans, et la corniche est en cours d’aménagement. « Alors est-ce que l'activité autour du cirque a aidé à développer ? Vraisemblablement, oui. Ça a été un repère », ajoute le directeur.
Les pionniers de la scène marocaine des arts du cirque
Si l’image du cirque s’améliore peu à peu, ce pari professionnel reste risqué pour les apprentis, en particulier pour ceux qui sont issus de familles défavorisées. « Il y en a beaucoup qui abandonnent et qui quittent l'école. Ça fait mal, soupire Jihad Ouakrim. Ils doivent aller travailler. Il faut quelqu'un qui aide la famille. »
Certains arrêtent ainsi leur formation en cours de route pour aller se produire dans les hôtels et les night-clubs du pays. « Ils vont à Marrakech, ils vont toucher 1000 balles là, 500 balles [en dirhams, soit 94 et 47 euros] ici. Du coup ils se projettent dans une insertion économique possible mais qui ne correspond pas à notre niveau d’accomplissement d’une formation artistique », regrette Alain Laëron.
Nadia, 19 ans, est l’une des quelques filles apprenties à Shems’y. Elle a arrêté l’école pour se consacrer à sa passion, et est aujourd’hui en troisième année du cursus, où elle se spécialise en danse et en trapèze. « Au Maroc, les gens pensent que le cirque, ce n’est pas un vrai métier. Mes parents n’étaient pas contents au début, confie la jeune femme à MEE, ils auraient préféré que je continue mes études. Ils ne savaient pas ce qu’était le cirque, ils ne connaissaient pas. Mais ils sont venus me voir en spectacle à Karacena, et ils ont changé d’avis. »
L’existence de Shems’y a malgré tout permis de faire émerger une nouvelle génération d’artistes de cirque contemporain au Maroc. Badr Haoutar, alias Snoopy, 30 ans, est diplômé de la première promotion de l’école, dont il est sorti en 2012. Il a fondé avec d’autres apprentis issus de Shems’y la compagnie Colo Kolo, qui compte une dizaine de membres et se produit aujourd’hui dans tout le Maroc mais aussi à l’étranger, notamment en France, dans des festivals renommés, comme le Festival international de théâtre de rue d’Aurillac, et a également bénéficié d’un mois de résidence d’artiste à la Friche la Belle de Mai, à Marseille.
Leurs spectacles, poétiques et engagés, mêlent à la fois arts du cirque traditionnels et théâtre de rue. « Oui, la technique du cirque est importante dans nos spectacles. Mais après, qu’est-ce que tu veux dire avec ton cirque ? Est-ce que tu veux divertir les gens et juste entendre des applaudissements ? Ou tu veux dégager une émotion, laisser les gens se poser des questions ? », explique Snoopy, tout en regrettant le manque de structures dédiées aux arts du spectacle et la difficulté à gagner sa vie en tant qu’artiste de cirque au Maroc.
Ces obstacles poussent de nombreux apprentis de Shems’y à rêver d’ailleurs, espérant trouver à l’étranger plus de moyens et d’opportunités. Mais Snoopy et sa troupe s’accrochent : « Moi, j’ai décidé de rester au Maroc. Je dois développer le cirque chez moi, c’est notre responsabilité. »
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