Un bout de chez-soi : les réfugiés syriens trouvent le réconfort dans une librairie d'Istanbul
ISTANBUL, Turquie – Coincée au fond d’une étroite rue pavée dans le quartier d'Ayvansaray à Istanbul, une bibliothèque chaleureusement éclairée et remplie de fond en comble de livres arabes est devenue un endroit spécial pour les réfugiés syriens de la ville.
Pages n'est pas une librairie comme les autres. Le propriétaire, Samer al-Kadri, a quitté Damas avec sa famille en 2012 et a initié le projet il y a un peu plus d'un an pour donner aux réfugiés fuyant la violence en Syrie un sentiment de chez-soi.
Kadri, artiste et propriétaire d'une maison d'édition de livres pour enfants en arabe depuis 2005, a tout laissé en Syrie, emportant seulement 3 800 dollars avec lui et sa famille dans les rues étrangères d'Istanbul. Maintenant, sa librairie offre un espace pour les écrivains, les artistes, les intellectuels et les musiciens syriens afin qu’ils puissent perfectionner leurs talents, tout en les aidant à s’intégrer dans la société turque.
Selon l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), la Turquie accueille plus de 2,7 millions de réfugiés syriens parmi les plus de 4,9 millions qui ont également fui vers l'Irak, la Jordanie, le Liban, l'Égypte et d'autres pays d'Afrique du Nord. Toutefois, les chiffres du HCR ne comprennent pas les centaines de milliers qui ont demandé l'asile dans les pays européens, ni les nombreux réfugiés non enregistrés éparpillés à travers la Turquie et d'autres pays.
En Turquie, les Syriens ne bénéficient pas du statut officiel de réfugié et sont plutôt considérés comme des « invités » temporaires. En tant que tel, les réfugiés syriens ne sont pas autorisés à travailler en Turquie, ce qui met beaucoup d’entre eux dans des conditions économiques difficiles et oblige les autres à chercher du travail informel, généralement caractérisé par des salaires bas et de mauvaises conditions de travail.
Bien que les réfugiés syriens ne soient pas autorisés à travailler officiellement en Turquie, ils sont autorisés à ouvrir des entreprises.
« Cet endroit nous rappelle la beauté de la Syrie »
« J'ai commencé ce projet parce que la communauté syrienne en avait besoin, et la communauté turque en avait besoin », raconte Kadri à Middle East Eye entre deux gorgées de café turc sur fond de musique arabe aux accents nostalgiques. « Les membres de la communauté syrienne avaient besoin d'un endroit qui puisse leur rappeler leur pays et les guider dans leur nouvelle vie à Istanbul, tandis que la communauté turque avait besoin de mieux nous connaître, loin de ce qu’elle voyait dans les médias ».
« Les membres de la communauté syrienne avaient besoin d'un endroit qui puisse leur rappeler leur pays et les guider dans leur nouvelle vie à Istanbul, tandis que la communauté turque avait besoin de mieux nous connaître »
La librairie a évolué de façon à fournir une multitude d'activités et de services à la communauté syrienne d’Istanbul, lesquels sont tous offerts gratuitement. Cela inclut notamment des événements culturels, de l'art-thérapie, des cours de musique et de théâtre, des cours de langue turque et arabe et des séminaires juridiques traduits en arabe pour les réfugiés afin de les aider à mieux comprendre leurs droits dans le système juridique turc.
La librairie comprend également une plus petite section de livres anglais et turcs pour la communauté turque et les visiteurs internationaux. En vendant des livres, des œuvres d'artistes syriens, du café et de délicieuses pâtisseries syriennes faites maison, le projet génère un peu d’argent.
Les Syriens affluent désormais à la librairie pour lire leurs écrivains arabes préférés, écouter des musiciens syriens en soirée, regarder les expositions présentées par de talentueux artistes syriens et participer à des séminaires sur tout, des lois turques sur le mariage aux moyens d'aider les réfugiés à faire venir les membres de leur famille encore en Syrie.
« Les gens viennent ici parce qu’on leur rappelle qu’ils sont Syriens d'une belle façon. Pas avec la guerre, mais avec la vie, la musique et l'art »
Selon l’épouse de Kadri, Gulnar Hajou, qui cogère les projets avec son mari, la librairie rappelle aux réfugiés « la beauté de la Syrie ».
« Les gens viennent ici parce qu’on leur rappelle qu’ils sont Syriens d'une belle façon. Pas avec la guerre, mais avec la vie, la musique et l'art », souligne-t-elle. « Il est anormal de voir la guerre plus que la vie. »
Un centre pour artistes
Kadri affirme que le projet, tout en servant tout le monde – Syriens, Turcs et internationaux – s'est spécialement concentré sur l'aide aux musiciens, peintres, écrivains, poètes et intellectuels syriens afin qu’ils continuent à exprimer et développer leurs talents après avoir tout perdu pendant la guerre syrienne.
« Je vois l'avenir de la Syrie dans ces personnes, mais dans l’immédiat elles n'ont pas d'avenir », précise Kadri à MEE alors que des musiciens syriens entrent dans le magasin pour commencer à installer leurs instruments en vue du concert du soir.
Bayan Agha, une réfugiée syrienne de 28 ans originaire d'Alep, a tout juste commencé à travailler à Pages trois jours plus tôt – occasionnellement et officieusement. En Syrie, elle était architecte, mais en Turquie, elle n'est pas autorisée à travailler.
« Nous avons besoin de cet endroit, explique Agha en s'adossant à une pile de livres d’auteurs syriens célèbres. Nous sommes tous si perdus et déprimés. La plupart d'entre nous ont été forcés de recommencer notre vie en dessous de zéro. Nous n'avons même pas la chance de commencer à zéro. »
Agha a commencé à venir à Pages pour avoir accès à des livres arabes presque impossibles à trouver à Istanbul. Alors que sa famille vit dans la banlieue, elle a déménagé en ville pour être plus près de la librairie et habite maintenant avec des amis.
« Ce projet nous apporte du réconfort et nous rend plus paisibles car ici à Istanbul nous sommes des étrangers pour tout le monde », relève-t-elle.
« Nous faisons rêver les gens à nouveau »
Osama Badawe, un musicien de 23 ans qui a fui Alep il y a un peu plus d'un an, a poursuivi sa passion pour la musique à travers Pages. En Syrie, il était joueur professionnel de oud, mais maintenant il peut mettre en valeur ses talents pour un nouveau public à la librairie de Kadri.
Le jeune musicien explique que la librairie lui a servi de centre culturel et l'a aidé à se connecter à d'autres artistes, syriens et turcs. Il continue à jouer à Pages tous les samedis et donne des leçons de musique hebdomadaires depuis plus d'un an.
« En tant que musicien, lorsque vous interprétez certaines chansons, vous vous mettez à penser à des choses d’avant sur la Syrie [et] de nombreux souvenirs refont surface », confie Badawe tout en montant lentement son oud pour le spectacle. « Et quand que je joue, je sens que les gens dans la foule sont eux aussi en train de se remémorer ces mêmes choses sur la Syrie. »
En plus de tout cela, Hajou organise chaque dimanche des cours d'art-thérapie pour de jeunes Syriens âgés de 6 à 14 ans afin de fournir à ces enfants ébranlés par la guerre et leur déplacement dans un lieu étranger le confort de la maison.
« Pour les enfants syriens, tout est nouveau, même la langue est nouvelle. Beaucoup ont traversé des épreuves très difficiles, raconte Hajou à MEE. Je leur donne deux heures par semaine durant lesquelles ils peuvent vivre normalement et maintenir une identité syrienne positive. »
« Je leur donne deux heures par semaine durant lesquelles ils peuvent vivre normalement et maintenir une identité syrienne positive »
Si les sessions cherchent à encourager les enfants à se remémorer et conserver leur identité syrienne lorsqu'ils intègrent le système scolaire turc, certains d’entre eux ne peuvent pas aller à l'école du tout et doivent travailler pour aider leurs familles en raison de la situation économique difficile en Turquie.
À ces élèves, Hajou s’efforce de fournir un sentiment de normalité, tout en les aidant à se rappeler leurs ambitions laissées en Syrie.
Les séances de thérapie animées par Hajou visent avant tout à construire la « confiance en soi » des enfants et à « les encourager à rêver à nouveau » après avoir été forcés de quitter leur foyer. « Nous faisons des livres de rêve », explique-t-elle. « Je dis aux enfants de fermer les yeux et de rêver. Puis ils dessinent leurs rêves. Grâce à ces rêves, j'apprends beaucoup d'eux, tandis qu'ils se remettent à entrevoir un avenir pour eux. »
Hajou a donné ces séances pendant deux ans, avant même la création de Pages, et se rend également dans d'autres parties d'Istanbul pour offrir une thérapie aux réfugiés syriens. Selon Hajou, les enfants répondent rapidement aux séances de thérapie : « après deux heures d’atelier, les enfants deviennent plus heureux, plus optimistes et ils commencent à se développer dans leur nouveau foyer ».
Selon Human Rights Watch (HRW), le ministre turc de l'Éducation a signalé en avril que seulement 325 000 des plus de 756 000 réfugiés syriens en âge d’aller à l’école étaient scolarisés en Turquie, bien que le gouvernement turc autorise les réfugiés syriens à s'inscrire gratuitement dans les écoles publiques.
Toutefois, HRW a souligné que le nombre de réfugiés syriens déscolarisés était probablement beaucoup plus élevé.
« Les gens viennent ici et se mettent à aimer la Syrie »
Le projet n’a pas été seulement conçu pour les Syriens – Kadri insiste sur ce point – mais aussi pour créer un point de rencontre avec les Turcs et les étrangers afin qu’ils découvrent la culture syrienne, tout en partageant la leur.
« L'objectif principal est d'avoir un échange de cultures et d'idées. Nous pouvons montrer à la communauté turque les grandes étapes de notre histoire, de notre culture et de notre littérature, et ils peuvent partager avec nous les leurs. »
Kadri raconte qu'il a invité à la librairie des Turcs qui « haïssent les Syriens » et que quand ils viennent et découvrent la culture syrienne, ils « se mettent à aimer la Syrie »
Selon Kadri et ses visiteurs, la communauté turque a répondu positivement au projet. Pour Badawe, ses cours de musique et ses concerts à la librairie lui permettent de donner à la société turque un aperçu de la Syrie qu'ils ne sont pas toujours capables de voir. « Ils adorent notre musique », affirme-t-il en ajoutant que des musiciens turcs avaient également rejoint le projet pour collaborer avec des artistes syriens.
Kadri raconte qu'il a invité à la librairie des Turcs qui « haïssent les Syriens » et que quand ils viennent et découvrent la culture syrienne, ils « se mettent à aimer la Syrie ».
Kadri que Hajou espèrent que le projet aura un petit impact positif sur la situation des réfugiés syriens en Turquie et projettent de recréer une autre librairie à Berlin et aux États-Unis.
Kadri explique à MEE que leur message est simple : « Ne nous jugeons pas les uns les autres avant de nous connaître. Et quand nous prendrons le temps de nous connaître, notre vision pour l'avenir sera différente. »
Traduit de l'anglais (original) par Monique Gire.
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