Comment les militaires turcs et les combattants kurdes ont réduit Sirnak à un tas de ruines
La liste de villes et villages réduits en ruines au Moyen-Orient s’allonge chaque année.
Sirnak, ville au sud-est de la Turquie, est l’une des dernières en date. Les combats depuis mars entre forces de sécurité gouvernementales et militants kurdes ont transformé cette ville, perchée dans les montagnes, en un paysage de désolation semblable à Alep ou Gaza.
Des milliers de bâtiments ont été éventrés et les victimes se comptent par dizaines. Difficile d’obtenir les détails exacts, en raison des mesures restrictives prises par le gouvernement pour contrôler l’information sur la région. D’après le ministère de l’Environnement et de l’Urbanisation, les dégâts subis par 14 727 maisons ont été évalués et 2 044 autres habitations ont été déclarées bonnes pour la démolition.
Asya, 42 ans, et sa famille ont vu leur maison rasée par les combats. « Il y a neuf mois nous avions six appartements à Sirnak, mais quand le conflit a commencé nous avons fui », raconte-t-elle à Middle East Eye. « Nous n’avons pas pu prendre autre chose que quelques vêtements. Ils tiennent tous dans un seul sac. Nous avons fui pour nous réfugier à Siirt, avec nos huit enfants. »
« Notre ville était soumise à couvre-feu depuis huit mois, nous avons donc loué un appartement à Siirt. Mon mari ne trouvait pas d’emploi là-bas. Un de mes fils travaille. Il a 17 ans et gagne 1 200 livres (325 euros), dont 750 (200 euros) passent directement dans le loyer de l’appartement. Nous pouvons tout juste nous permettre de quoi manger. Avant, nous étions propriétaires de six appartements mais maintenant je n’ai plus rien. »
« Avant, nous étions propriétaires de six appartements mais maintenant je n’ai plus rien. Chaque jour, je viens voir les ruines de ma maison »
- Asya, résidente de Sirnak
« Chaque jour, je viens voir les ruines de ma maison. Ces décombres sont tout ce que je possède en ce moment ».
Des postes de contrôle permanents ont été installés à l’entrée de Sirnak. Partout, des décombres jonchent le sol, et même les mosquées du centre ville ont été lourdement endommagées pendant les affrontements. Des pâtés de maisons entiers ne sont plus que des ruines.
Des commerçants autrefois prospères se sont retrouvés dans la misère et l’on estime le nombre de SDF à plusieurs milliers.
Suite à la destruction de sa maison, Halil Ozen, 62 ans, a envoyé aux soldats protégeant la zone une pétition, où il sollicitait leur aide pour la reconstruire.
« Le gouvernorat a annoncé qu’un appartement neuf nous serait attribué au bout d’un an », indique-t-il.
« Le gouvernorat prétend que 2 000 appartements ont été détruits, mais c’est faux. La preuve, ce même gouvernorat projette de construire 6 000 nouveaux appartements. Pourquoi ? Parce qu’ils savent pertinemment que plus de 6 000 ont été détruits ».
Le sud-est de la Turquie est majoritairement kurde ; c’est un foyer de violence depuis l’échec, en juillet 2015, du cessez-le-feu entre le PKK et l’État turc. Selon l’International Crisis Group, au moins 2 473 personnes ont trouvé la mort pendant la récente flambée de combats, qui se sont mués en attentats-suicide et à la bombe dans les villes occidentales d’Istanbul et d’Ankara.
À Sirnak, comme à Diyarbakir, Cizre et bien d’autres villes du sud-est, les militants du Mouvement de la jeunesse patriotique révolutionnaire (YDG-H), souvent décrit comme l’aile des jeunes recrues du PKK, ont érigé des barricades, pris les armes et se sont autoproclamés indépendants de l'État turc – dont la réaction fut de lancer une opération militaire de 82 jours pour regagner le contrôle de la ville et y déloger tous les combattants.
« Si je ne savais pas que j’étais à Sirnak, je me croirais à Alep ou dans une ville de Cisjordanie »
-Mehmet Ali Aslan, législateur pour le HDP
Les violences ont dû rappeler de sinistres souvenirs à nombre de résidents âgés de Sirnak, comme Halil. En 1992, en pleine guerre du PKK, des combats similaires ont entrainé la fuite de 20 000 habitants, sur les 25 000 que compte la ville. Les militaires turcs ont bombardé la ville pendant trois jours, et l’ont réduite en grande partie en ruines. Malgré le changement d’administration et même si le PKK n’exige plus la création d’un État kurde indépendant, les tensions persistent entre les Kurdes et une nation turque estimée fondée sur l’exclusion.
« Certains d’entre nous croyaient qu’avec l’égalité des droits, nous pourrions cohabiter avec les Turcs », regrette un résident de Sirnak en 1992, lors d’une interview donnée au New York Times. « Mais peu sont de cet avis désormais ».
Que va-t-il arriver ensuite ?
Le couvre-feu de Sirnak a été partiellement levé le 14 novembre et les familles ont commencé à réinvestir ce qui reste de la ville. Mehmet Ali Aslan, législateur pour le Parti démocratique des Peuples pro-kurdes (HDP), indique que 50 000 sans-abri vivent à Sirnak et « qu’il ne reste aucune zone résidentielle ».
« Si je ne savais pas que j’étais à Sirnak, je me croirais à Alep ou dans une ville en Cisjordanie », a-t-il déclaré fin novembre à une commission d’enquête. « Si, dans tout autre pays, une ville avait été détruite aussi largement, les médias en auraient fait leur une mais, en Turquie, la désinformation est telle qu’ils n’en parlent pas ».
Le gouvernement a déjà promis le lancement d’un nouveau projet de reconstruction au sud-est : en septembre, le ministre de l’Environnement et de l’Urbanisation a promis que 30 000 maisons seraient construites dans la région, après l’arrêt des violences.
Le site Internet gouvernemental de Sirnak présente déjà une maquette de ce à quoi ressemblera le nouveau projet :
Mais même les promesses de reconstruction suscitent de nouvelles inquiétudes chez les Kurdes.
Ali Bayram, un avocat de la ville, explique qu’aux termes des nouvelles conditions imposées aux habitants, ils seront transférés ailleurs que sur le site de leur propriété originale.
« L’État projette de signer un contrat avec chaque propriétaire, qui n’aura pas d’autre choix que d’en accepter les conditions ; on leur attribuera certes un nouvel appartement, mais ils seront en même temps contraints de vendre le terrain où s’élevait leur ancienne maison », a-t-il déploré pendant son entretien avec MEE, en se fondant sur les quelques informations rendues publiques par les autorités du gouvernorat.
« Pour ce que j’en sais, on donnera aux anciens propriétaires de nouveaux appartements, mais sur un autre terrain, pas celui de leur ancienne maison, et il n’est pas exclu qu’ils se retrouvent carrément dans un autre quartier ».
Le gouvernement a fréquemment rendu le PKK et les autres combattants kurdes exclusivement responsables des destructions à Sirnak et dans les autres régions du sud-est. Le gouverneur de Surnak, Ali Ihsan Su, a promis que les victimes dans la région seraient indemnisées.
Mais certains habitants craignent d’être insuffisamment indemnisés s’ils ne peuvent apporter la preuve qu’ils sont bien propriétaires, ce qui est assez fréquent ici.
« J’étais propriétaire de six appartements et quatre magasins – nous avons les papiers officiels qui l’attestent – mais tout le stock de nos magasins a brûlé et, ça, nous ne pouvons pas le prouver », se lamente Semsettin Baris, homme d’affaires local. « Il y avait beaucoup de mini-magasins à Sirnak et les propriétaires n’avaient pas de papiers officiels ».
Selon une autre théorie du complot très répandue, le gouvernement projette de reloger des réfugiés syriens (dont 2,75 millions actuellement en Turquie) dans de nouveaux immeubles au sud-est. Ces derniers mois, le président turc Recep Tayyip Erdoğan suggère de conférer la citoyenneté turque aux réfugiés, qui pour la plupart on été installés dans le sud-est – ce qui n’a pas manqué de susciter des craintes : ce projet de « réingénierie sociale » risquerait de bouleverser la démographie de cette région, majoritairement kurde, en y introduisant un trop grand nombre d’Arabes.
Aycan Irmez, député local de Sirnak, a aussi repris la même revendication, affirmant à Firat, agence de presse pro-kurde, que le gouvernement ne poursuivait qu’« un seul but : dépeupler cette région, bouleverser la démographie et assimiler tous ces gens ».
On n’a guère de preuve de l’imminence d’un tel projet – et le gouvernement en a apporté un démenti formel –, mais cette idée s’est imposée à l’esprit de nombre de Kurdes, qui craignent maintenant d’être lentement marginalisés à l’intérieur de leur patrie historique.
« Personne n’est en mesure de dire ce qui se trame vraiment – nous vivons dans la crainte », se plaint un habitant de Sirnak, sous couvert d’anonymat.
« Nous pensons qu’ils laisseront les réfugiés arabes occuper les nouveaux appartements. Deux mille d’entre eux ont été détruits mais l’État en construit 6 000. Peut-être l'État va-t-il nous vendre les 4 000 autres et se faire ainsi de l’argent ».
MEE a sollicité une déclaration de la part du gouvernorat de Sirnak qui n’a pas souhaité s’exprimer. « Nous avons communiqué toutes les informations nécessaires par les canaux officiels et nous ne répondrons à aucune autre question », a-t-il déclaré.
Depuis le début de la guerre (1984) entre le PKK et la Turquie, et comme une grande partie du sud-est, Sirnak subit les poussées de fièvre et les accalmies des hostilités. L’armée turque est le plus souvent en butte à la colère des résidents, mais beaucoup en veulent aussi aux combattants kurdes, car ils les accusent souvent ainsi : « S’ils n'avaient pas étendu leurs affrontements au centre-ville, tout cela ne serait pas arrivé ».
Les attaques répétées prétendument lancées par les combattants du PKK dans les centres urbains et les opérations militaires très fréquentes de l’État turc donnent à redouter qu’une solution à la crise actuelle ne soit pas trouvée de sitôt.
Traduit de l’anglais (original) par [email protected].
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