Lettre à mon père : rétrospective d’une année en Égypte
Je repense à 2016, et je vois deux larmes rouler sur tes joues, père : la première parce que tu nous as quittés pour un monde meilleur et la seconde parce que l'Égypte que tu connaissais n’est plus. Le pays dont tu avais une vision ambitieuse, autant comme journaliste que citoyen, pleurerait sur lui-même.
Cette année s’est ouverte avec le meurtre d'un chercheur italien et s’est terminée sur le bombardement d’une église (27 victimes), et Sissi, qui ne connaît que la force armée, a continué à soumettre les Égyptiens en les pulvérisant.
N’y vois aucune coïncidence, père : partout où va cet homme, le sang coule. Ce fut un sombre périple, une vague d'échecs après l’autre, tant au niveau de la gouvernance, de la sécurité, de l'économie, de la santé que de l'éducation.
Si cette croisière annuelle sur le Nil avait une bande son, ce serait la triste ballade d’Om Kalthoum « la patience a des limites ».
Vol en pilote automatique
Pour mieux comprendre l’année écoulée, imagine-toi un aviateur qui croit qu’il suffit de savoir brancher le pilote automatique pour prendre les commandes. Soyons précis : la responsabilité n’est pas seulement celle du pilote, mais aussi de tout le personnel de l’avion égyptien, des équipes de nettoyage aux copilotes.
Que l'EI ait pu frapper en plein jour un objectif civil au cœur du Caire, devrait inquiéter profondément tous les camps politiques
Les grains de ces sables mouvants sont un mélange explosif de mauvaise gestion économique, de méfiance du complexe militaire à l’égard de tout qui est civil et d’hégémonie politique des élites gouvernantes, le tout couronné par une prédilection sans égal pour la corruption et une incapacité à garantir la sécurité.
Qu’arrive-t-il quand un gouvernement combine à une dictature militaire le pire d’une autocratie islamiste – je fais ici allusion au salafiste intérieur de Sissi, courant qui infiltre les plus hautes autorités du complexe militaire du pays – ? Il suffit de regardez 2016.
L’année a commencé par les coups de poignards mortels portés aux trois touristes d’un hôtel d’Hurghada en janvier. Cela arriva quelques semaines après l’explosion d’un avion de ligne Metrojet russe – poursuite révélatrice d’un schéma récurrent d’opérations terroristes réussies et de failles systématiques de la sécurité.
Pendant les 75 jours entre le 30 août et le 22 octobre, Le Caire a vu l’assassinat d’un haut gradé de l’armée, le général Brick Adel Ragaie, et des tentatives d’attentats répétées contre l’ancien grand mufti, Ali Gomaa, et le procureur général adjoint, Zakaria Abdul Aziz, toutes manquées.
Ces attentats, revendiqués par Lewaa al-thawara (la Brigade de la Révolution) et Hasm, sont significatifs, parce que ces groupes n’entrent pas dans la dynamique de l’État islamique (EI), mais constituent plutôt des excroissances locales, en réaction à des facteurs locaux.
Si quelqu’un vous dit qu’en Égypte, à l’exception du Sinaï, règne presque partout la sécurité, il est victime d’un mirage
Plutôt qu’apporter une solution aux problèmes de sécurité, le régime égyptien fabrique son propre terrorisme : chômage des jeunes – l’un des plus élevés du monde (42 %), voies politiques verrouillées par un régime qui maintient son parlement dans l’étau de son emprise, au moyen de ses diverses agences de sécurité, et crise économique sans égale. Comment donc s’étonner de la prospérité des organisations terroristes à l’intérieur des frontières égyptiennes ?
Le plus dérangeant peut-être, c’est que 2016 se clôt sur un développement potentiellement catastrophique : le bombardement de la cathédrale d’Abassiya – 27 morts.
Que l’EI ait pu frapper en plein jour un objectif civil au cœur du Caire, devrait inquiéter profondément tous les camps politiques et pourrait présager une année 2017 encore plus meurtrière, sous un régime Sissi « jamais aussi vulnérable qu’aujourd’hui », d’après ce qu’écrivait un analyste israélien il y a une semaine à peine.
Si quelqu’un vous dit qu’en Égypte, à l'exception de Sinaï, où une insurrection fait rage depuis la tentative de coup d’État en 2013, règne presque partout la sécurité, il est victime d’un mirage. Même là, le bain de sang quotidien se poursuit sans fléchir, et le plus récent attentat majeur a tué 12 soldats.
Une économie sous perfusion
Or, les failles de sécurité, certes déstabilisantes et problème extrêmement coûteux en termes de manque à gagner en revenus touristiques, ne sont qu’un symptôme, plutôt que le cœur des enjeux nationaux.
Tu vois, Baba (papa, en arabe), il est devenu criant cette année que le chef égyptien se préoccupe beaucoup plus de ses effets de manche néo-salafistes que des complexités d’une économie qui risque d’entraver tout progrès en Égypte pendant des décennies à venir.
Lui qui avait renoncé à un poste d’attaché militaire aux États-Unis parce que le gouvernement égyptien enjoignait sa femme d’enlever son hidjab, Sissi a dû, en 2016, traiter des questions autrement plus complexes, sans avoir l’expérience nécessaire.
Chômage vertigineux, inflation galopante et crise monétaire dévastatrice, dollar qui, au marché noir, se vend au double du taux officiel, et croissance économique à 4 % : Sissi n’a plus qu’à s’agripper désormais à la bouée de sauvetage du FMI.
Cependant, on parle de sauvetage quand on se trouve plus proche de la mort que de la vie et le FMI risque, loin de le sauver, de sonner plutôt le glas politique du président. Dévaluation de la livre, réduction des subventions énergétiques et introduction d’une taxe sur la valeur ajoutée, en plus du gel des salaires des fonctionnaires – voilà qui poserait à un régime stable un défi majeur, d’autant plus insurmontable que le gouvernement Sissi est aux abois.
En termes simples : pour recevoir du FMI une manne de 12 milliards de dollars – dont une grande partie passera à rembourser la dette étrangère du pays – l’autocrate égyptien a pris cette année des mesures qui ont déjà provoqué une hausse de 30 % du prix de nombreux produits, laissant augurer de graves troubles sociaux.
L’ampleur des troubles en 2017, conséquence directe de ce mariage, conditionnera l’an prochain la chute ou la survie du régime Sissi. L’inflation s’est déjà envolée de 19,4 % entre novembre dernier et novembre 2016, tandis que les prix de la nourriture et des boissons ont augmenté de 21,5 %, chiffres qui risquent de s’avérer présages de soulèvements.
Saturer les oreilles, fermer les bouches
2016 fut d’autant plus assombrie par les attaques perpétuelles contre droits de l'homme, liberté d'expression, ONG et société civile en général. Ce gouvernement tient à ce que seule sa voix résonne aux oreilles égyptiennes et a tout fait pour fermer toutes les autres bouches, par les voies juridiques mais aussi en agissant hors cadre légal.
Tenter de faire changer l’ordre social ou de rendre compte des réalités en Égypte en 2017, c’est se préparer à rejoindre derrière les barreaux les journalistes et leaders de la société civile qui y sont déjà
Avec un parlement ne fonctionnant qu’en trompe-l’œil, le lumignon de la société civile a été soufflé par un gouvernement qui abhorre l’équilibre des pouvoirs. L’Égypte est le troisième pays en nombre de journalistes emprisonnés : tenir un discours contestataire en Égypte relève d’une imagination délirante.
Effectivement, 2016 a vu les forces de sécurité envahir le syndicat des journalistes et Yehia Qalash, le chef du syndicat des journalistes, être condamné à deux ans de prison pour « avoir caché deux journalistes recherchés par la police ». Les journalistes, pour la plupart, ne servent que de « décorum », pour reprendre le terme trouvé par un journaliste d’Al Masry Youm dans le New Yorker.
À la fin de l’année, le parlement a produit un projet de loi qui, selon les termes de Human Rights Watch (HRW), mettrait de facto les institutions de la société civile sous contrôle des agences de sécurité.
En d’autres termes, tenter de faire changer l’ordre social ou de rendre compte des réalités en Égypte en 2017, c’est se préparer à rejoindre derrière les barreaux les journalistes et leaders de la société civile qui y sont déjà.
Une île coupée du reste du monde
On ne saurait conclure une rétrospective sur 2016 sans mentionner le transfert des îles de la Mer Rouge, Tiran et Sanfir, et en comprendre la profonde signification. Plus qu’une pure capitulation et l’abandon de terres égyptiennes – déjà, en soi, un délit de haute trahison –, cette décision a révélé le mépris de Sissi à l’égard de l’opinion publique égyptienne, qu’il ne respecte en aucune manière.
Au lieu d’initier un débat national sur une question qui – comme aurait dû le comprendre le gouvernement – n’allait pas manquer de provoquer un profond mécontentement dans l’opinion publique, les Égyptiens se sont retrouvés devant le fait accompli. S’en sont suivies le 15 avril les manifestations les plus massives de l’ère de Sissi, auxquelles le gouvernement a réagi de la seule façon qu’il connaisse : en écrasant la vague de protestation par des arrestations juste avant le 25 avril, date prévue des manifestations.
Affaire qui est loin d’être terminée : malgré la décision de justice confirmant que ces îles restent propriétés de l’Égypte, 2017 pourrait bien ouvrir un nouveau chapitre de cette histoire.
Le retard pris pour remettre le contrôle de ces îles, aggravé par des désaccords sur la Syrie et le Yémen, fait partie d’une myriade de facteurs dévastateurs pour les relations saoudo-égyptiennes, si cruciales. Jusqu'à présent, toutes les tentatives d’arbitrage entre ces deux pays ont échoué, comme l’a récemment expliqué Alain Gresh dans un article du Monde.
Les vents de la rationalité
Cette année, Sissi a montré des penchants contradictoires pour l’honnêteté et le mensonge et, assez curieusement, s’est débrouillé pour se retrouver en difficulté à chacune de ces occasions.
Quand l’invraisemblable est décrété réalité et les mensonges marmonnés comme vérités premières, comment les citoyens pourraient-ils accorder leur confiance ?
Quand le président d’une nation importante affirme, et par deux fois, que, « pendant dix ans, il n’avait que de l’eau dans son frigo… dix ans au pouvoir et rien que de l’eau dans mon frigo ! », comment pourrait-il gagner ? Quand l’invraisemblable est décrété réalité et les mensonges marmonnés comme vérités premières, comment les citoyens pourraient-ils lui faire confiance ?
Quelques-unes des vérités formulées par Sissi causent plus de dégâts que ses mensonges, comme lorsqu’il a récemment, et devant un fonctionnaire du Département d’État des États-Unis, taxé la police égyptienne de « mafia forte d’un million d’hommes ». Entendre le président reconnaître avoir perdu le contrôle de cette même police à qui on a reproché d’avoir joué un rôle majeur dans la chute de Moubarak est profondément dérangeant – description bien trop souvent utilisée l’an dernier.
Je suis navré, père, de ta disparition, mais profondément reconnaissant aussi que t’ait été épargné le lamentable spectacle d’une grande partie de 2016. Tout donne à craindre que les analystes de tous poils auront encore du pain sur la planche en 2017. Pour l’amour d’un peuple qui mérite tellement mieux, qu’il nous soit permis d’espérer qu’un vent de rationalité souffle sur le palais présidentiel – ou sur le lieu de repos de Sissi, où que ça puisse être.
- Amr Khalifa est journaliste indépendant et analyste. Il a récemment été publié dans Ahram Online, Mada Masr, The New Arab, Muftah et Daily News Egypt. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @cairo67unedited.
Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : New York, le 20 septembre 2016 : le président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi, va commencer son allocution devant la 71e séance de l'Assemblée générale des Nations unies au siège de l’ONU (AFP)
Traduit de l’anglais (original) par [email protected].
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