Comment le Liban repense sa stratégie politique et marketing au Moyen-Orient
BEYROUTH - Pour son premier déplacement à l'étranger la semaine dernière, le président libanais fraîchement élu Michel Aoun a choisi de se rendre en Arabie saoudite. Un geste symbolique destiné à remettre les compteurs à zéro après plusieurs années de fortes turbulences diplomatiques.
Ces tensions avaient atteint leur point d’orgue l’an dernier, lorsque le chef de la diplomatie libanaise, Gebran Bassil, gendre du président actuel, s'était abstenu, devant la Ligue arabe, de condamner l'agression en janvier 2016 contre l'ambassade saoudienne à Téhéran, suscitant une levée de boucliers à Riyad. Cet affront s'était soldé par la suspension d’une aide à l’armée libanaise de 3 milliards de dollars promise par la monarchie pétrolière.
Désormais, il n'est plus question de fâcher quiconque. Devenu président, le leader chrétien, allié du Hezbollah, entend ménager les deux rivales, à savoir Riyad et Téhéran, qui décident de l’agenda diplomatique dans la région, y compris au Liban.
Dans un entretien à la chaîne al-Arabiya, le chef d’État libanais a acté cette normalisation des relations. « Une page noire est tournée, il reste à bien remplir la page blanche qui s'ouvre », a-t-il déclaré au terme de trois jours de visite officielle.
À Riyad, Michel Aoun a fait certaines concessions. « Le président a insisté sur les accords de Taëf contre lesquels il s'est toujours farouchement opposé », souligne Atef Majdalani, député du Courant du futur, la formation du Premier ministre sunnite Saad Hariri.
Négociés en Arabie saoudite dans la ville éponyme, ces accords avaient permis en 1989 de mettre fin à quinze ans de guerre civile au Liban, réduisant par là même le rôle politique des chrétiens et consacrant le passage du pays du Cèdre sous la tutelle de Damas. Michel Aoun, alors Premier ministre par intérim, avait catégoriquement refusé ce « traité de Versailles » parrainé par les États-Unis, avant de s’exiler en France.
À l’inverse, « les dirigeants saoudiens n’ont pas exigé de Michel Aoun qu'il condamne le Hezbollah et son intervention en Syrie », soulève de son côté l’éditorialiste Scarlett Haddad.
Le pays affiche désormais « une neutralité positive ». Ce nouvel équilibre s'inscrit dans la droite ligne des efforts ayant mené, le 31 octobre dernier, à l'élection du général Aoun, après deux ans et demi de vacance présidentielle, puis à la désignation de Saad Hariri, candidat de Riyad, au poste de Premier ministre.
« Il y a quelques mois, il était encore impensable que l'Arabie saoudite valide l'accession d'un allié du Hezbollah à la tête de l'État », rappelle la journaliste libanaise. « Entre-temps le royaume a essuyé des revers en Syrie. Le régime est en train d'avancer à l'est de Damas, une zone qui était jusqu'ici contrôlée par des factions pro-saoudiennes. Les autorités à Riyad ont senti qu'ils avaient intérêt à renouer avec le Liban pour ne pas le perdre totalement », ajoute-t-elle.
Durant le séjour de Michel Aoun à Riyad, la question de l'aide saoudienne à l'armée libanaise aurait ainsi « selon les dires des uns et des autres » été remise sur la table. « On a repris les négociations, il faut attendre de voir », poursuit Atef Majdalani.
Un enjeu économique
Pour les Libanais, l’enjeu du déplacement dans le Golfe, au cours duquel le président était accompagné d’une délégation étoffée de huit ministres, était aussi économique.
Le principal gain de ce voyage fut l'annonce par les responsables saoudiens, puis qataris, de la levée de l'interdiction à leurs ressortissants de se rendre au Liban. Ces six années de désertion furent lourdes de conséquences pour l’économie du pays du Cèdre, largement tributaire des recettes du tourisme.
Si en 2010, le Liban a accueilli 191 000 visiteurs d'Arabie saoudite, en 2016 ils n'étaient plus que 30 000. « Nous allons être témoins d'un retour des touristes et des investissements saoudiens au Liban », s’est ainsi félicité le Premier ministre Saad Hariri au lendemain de l’arrivée du président sur le sol saoudien.
« Ce qui se passe montre qu'on arrive à une autre étape dans les rapports entre sunnites et chiites dans le pays »
- Julien Théron, spécialiste en géopolitique des conflits
Certains analystes restent néanmoins prudents quant à l’impact réel de ces annonces sur le terrain. Pour Nassib Ghobril, directeur du département de recherche à la banque Byblos, « les familles saoudiennes ont trouvé d'autres destinations comme la Malaisie, l'Indonésie ou encore le Maroc. Certaines ne connaissent même pas notre pays. Le Liban doit leur donner une raison de revenir. Il faut dès maintenant penser à une stratégie marketing ».
Quant aux investisseurs arabes, ils pourraient être rebutés par un certain nombre de facteurs qui pèsent sur la compétitivité du pays comme la vétusté de son réseau routier ou les coûts exorbitants des télécoms et de l'électricité. « Si l'environnement n'est pas propice aux affaires, ils ne viendront pas », martèle l’économiste.
Classé 126e sur 190 pays en 2017, Beyrouth a encore perdu trois places au classement mondial « Doing Business » de la Banque mondiale. Le dernier rapport de l’institution souligne par ailleurs que le Liban n'a introduit aucune réforme ces deux dernières années pour améliorer son score, alors que « quinze des vingt économies de la zone Mena ont mis en œuvre au moins une mesure facilitant l'environnement des affaires ».
Un troisième élément risque enfin de doucher les espoirs suscités par cette tournée : la dégringolade des cours mondiaux de pétrole depuis deux ans et demi ayant entraîné toutes les monarchies du Golfe, dont l’Arabie saoudite, dans une débâcle financière sans précédent depuis plus d’une vingtaine d’années.
Un pont entre chiites et sunnites
S’il apparaît peu probable que le pays renoue avec les taux de fréquentation d’avant la guerre en Syrie, cette visite devrait au moins permettre d’insuffler un peu d’oxygène dans une économie locale asphyxiée.
Au plan diplomatique, le déplacement de Michel Aoun dans le Golfe constitue en soi un signe d’apaisement, lequel pourrait, s’il s’inscrit dans la durée, déboucher sur la création d’un canal de discussion entre Riyad et Téhéran à l’échelle régionale.
« Ce qui se passe montre qu'on arrive à une autre étape dans les rapports entre sunnites et chiites dans le pays. Cela veut dire qu'une entente est possible et qu'il existe désormais, au Liban, un pont entre deux lignes antagonistes. Dans une perspective prospectiviste on peut même imaginer que Beyrouth serve à un moment de lieu de négociation », fait remarquer Julien Théron, spécialiste en géopolitique des conflits.
Pour le député Alain Aoun, il serait ambitieux de la part du Liban de songer à jouer les médiateurs. « À ce stade, le pays doit renforcer sa stabilité et son immunité par rapport à ce qui se passe dans la région et retisser des liens avec les puissances régionales, même avec celles en conflit. Si on peut aider, pourquoi pas ? Mais rééquilibrer nos relations extérieures est déjà un grand défi en soi. Le nouveau mandat va se concentrer sur le fonctionnement interne du pays, la remise en marche des institutions et la reprise économique », conclut l'élu chrétien.
La nouvelle administration dit vouloir travailler en minimisant les ingérences externes. Y parviendra-t-elle ? Quand bien-même les responsables libanais venaient à s'entendre sur des dossiers litigieux comme celui de la réforme électorale, il n'est pas sûr que les compromis conclus par la classe politique parviennent à convaincre la société civile. Qu'il s'agisse de la crise des déchets ou des élections municipales, celle-ci a déjà montré à plusieurs reprises qu'elle pouvait peser sur le débat.
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